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a paru digne d'exciter la sollicitude des eœurs généreux. Ils ont fait en leur faveur un appel à l'humanité et à la bienfaisance.

Alors peut-être il était permis de craindre que de nombreuses victimes pourraient être atteintes par la loi d'exception; ces secours étaient urgens, et le tableau de leurs infortunes s'est rembruni des couleurs les plus sombres sous le pinceau de l'écrivain. Le sentiment auquel il faut attribuer une telle exagération, est trop honorable dans sa source pour que vous puissiez y voir un délit ou un crime.

Je sais, MM. les jurés, que vous ne vous déterminez que d'après votre conscience, et que vous ne devez compte qu'à Dieu de vos décisions souveraines.

Mais quand les poursuites se sont multipliées autour de nous, sur la prévention qui vous est aujourd'hui soumise; quand l'opinion publique s'est déjà manifestée par ceux qui, comme vous, doivent en être les organes, ne nous sera-t-il pas permis d'espérer que vous suivrez cette généreuse impulsion?

En serions-nous arrivés à un tel point, que les notions du juste et de l'injuste fussent confondues parmi nous, et que des jurés français pussent tour à tour absoudre et condamner le même fait?

Déjà les magistrats eux-mêmes ont montré dans leur décision une diversité affligeante sur le fait constitutif de la prévention dont vous êtes aujourd'hui saisis; et tandis que quelques Cours royales ont renvoyé devant la Cour d'assises les auteurs de la Souscription dite nationale, d'autres ont déclaré qu'il n'y avait lieu à suivre contre

eux, parce que ce fait ne constituait ni un crime ni un délit.

Le même jour où la Cour royale de Paris rendait l'arrêt qui met nos clients en prévention devant vous, le procureur-général près la Cour royale de Colmar lançait un réquisitoire fulminant contre l'éditeur du Patriote alsacien, qui avait inséré dans son journal l'article consigné dans l'Indépendant et dans plusieurs autres journaux de Paris, à la date du 30 mars.

Comme ici, le ministère public voyait, dans la publication de cet article, le délit d'attaque formelle contre l'autorité constitutionnelle du Roi et des Chambres, et celui de provocation à la désobéissance aux lois ; car c'est une sorte de protocole dans les préventions de ce genre.

Eh bien le jury de Strasbourg a prononcé l'acquittement du prévenu.

Cependant, comme nous, les habitans de l'Alsace sont dévoués au Roi et à la patrie. Sa Majesté s'est plue ellemême à leur rendre ce témoignage dans plus d'une cir

constance.

Ainsi que vous, les jurés qui ont prononcé dans cette cause, étaient pris dans l'élite des citoyens ; et je ne pense pas que les réticences du ministère public aient pu atténuer dans vos esprits l'autorité d'une décision rendue par vos pairs; d'une décision que nous sommes accoutumés à appeler le jugement de Dieu.

Ces jurés ont pensé, et vous penserez sans doute comme eux, Messieurs, qu'il n'y a de délits que ceux que la loi a caractérisés ; que l'exercice d'un droit constitutionnel ne saurait être métamorphosé en crime; et

qu'il est difficile de signaler des coupables parmi des hommes qui ont fait un appel à la bienfaisance et à l'humanité. >>

M. Devaux (membre de la Chambre des députés ) a la parole.

« Je défends, dit-il, le sieur Gaubert, éditeur du Courrier. J'aspire à parler à vos consciences, à éclairer, s'il se peut, votre raison par l'émission de quelques principes applicables à la cause, et que l'étude habituelle des lois me rend plus familiers qu'à vòus. Je le ferai avec cette simplicité de langage dont on use dans une conversation intime; c'est, je crois, le meilleur moyen de me faire entendre.

L'écrit incriminé est, suivant tous les prévenus, consacré à la bienfaisance; le ministère public dit que c'est une provocation à la révolte! Comment ces deux idées si contradictoires, la bienfaisance qui honore le cœur de l'homme et réjouit l'humanité, la révolte qui déshonore le citoyen et afflige la société; comment ces deux idées peuvent-elles être inspirées par le même écrit ? Il faut bien qu'il y ait, dans un dissentiment semblable, quelque vice secret qui nous en explique le phénomène.

Ce n'est pas sans raison que je me sers de ce mot phénomène, pour annoncer une chose extraordinaire, inconcevable même.

Dans des temps orageux, la contradiction n'étonne pas dans le vulgaire, livré à toutes les aberrations de l'esprit de parti; mais elle afflige tous les hommes honnêtes, quand elle s'introduit dans le sanctuaire de la justice; quand elle pénètre dans les organes même des

lois, dans des esprits droits, dans des cœurs purs, dans des ames profondément inspirées par l'amour de la patrie et du Roi, et qui perdent tout-à-coup cette conformité de sensations dont le ciel a doué l'homme pour qu'il y eût quelque harmonie dans la société.

Quand il s'agit d'un vol, d'un meurtre, d'un incendie, si le jury a été témoin du crime, la décision est unanime. Ne serait-il pas malheureux que les crimes pussent être problématiques en ce sens, que telle action bien prouvée, incontestable, peut être innocente à Lyon, non repréhensible à Grenoble, non coupable à Strasbourg, et criminelle à Paris; et cela sous le règne des mêmes lois, sous l'empire du même Code qui a caractérisé, qualifié et précisé toutes les actions nuisibles? J'ai donc raison de dire qu'il faut qu'il y ait là quelque vice caché qui obscurcisse la raison de l'homme. Il faut le découvrir.

Ce principe malfaisant se manifeste jusques dans l'arrêt de renvoi. Cet arrêt atteste que les premiers jurés n'avaient pas pensé qu'il y eût lieu à mise en prévention. Attachez-vous, je vous prie, à cette première idée des magistrats, lorsqu'ils ne sont pas influencés, lorsqu'ils sont encore libres; et voyez quelle distance immense on veut vous faire franchir. Cinq magistrats ont été unanimes sur ce point, qu'il n'y avait pas lieu à prévention; et l'on veut vous faire reconnaître la vérité de l'accusation du crime.

Cependant, les juges d'appel n'osent pas entreprendre seuls de prononcer, non pas sur la culpabilité, mais sur la prévention seulement. La question de mise en prévention est si problématique, qu'ils veulent s'entourer de

plus de lumières: une seule chambre ne leur paraît pas suffisante pour faire éclater la vérité; ils ont besoin du secours d'autres moyens; ils cherchent la garantie de l'arrêt qu'ils vont rendre à la face de la France, de toute l'Europe, dans une réunion plus nombreuse de magistrats; afin que cette mesure extraordinaire atteste que tout esprit de parti a disparu, que la voix de la justice seule s'est fait entendre. Qu'en résulte-t-il? une conséquence bien affligeante pour la société, pour l'humanité: si les prévenus étaient condamnés, n'auraient-ils donc d'autre tort, que de n'avoir pas été jugés à Strasbourg, à Lyon, à Grenoble? Ou ceux qui ont été renvoyés de la prévention à Grenoble, à Lyon, à Strasbourg, ne devraient-ils leur salut qu'à cette circonstance que leur écrit n'a pas é é jugé à Paris ? Voilà l'affligeant problème que vous avez à résoudre. J'espère que la solution en sera la même qu'à Strasbourg, qu'à Grenoble, qu'à Lyon.

Dans les affaires ordinaires, le dissentiment ne s'établit jamais sur la criminalité du fait; il ne naît que lorsqu'on recherche les preuves. Je conçois qu'alors l'intervention du ministère public soit utile à la société. C'est lui qui, rassemblant toutes les circonstances, tous les indices, en compose un faisceau de lumières qui porte la conviction dans l'ame des jurés; mais dans les causes comme celle-ci, le corps du délit c'est l'écrit, la preuve c'est encore l'écrit. Comment donc s'établit le dissentiment? Hélas! il s'établit parce qu'on laisse se glisser dans l'examen, dans la discussion, ce principe malfaisant, ce faux principe dont je parlais. C'est cette faculté qu'on s'accorde à soimême de commenter, d'interpréter les écrits.

Dans ces sortes de causes, on devrait se borner à

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