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béien, nommé Damade. Après de nombreux incidens, portés d'abord devant le parlement de Toulouse, puis aux conseils du Roi, ils furent condamnés, par le parlement de Paris, à une peine corporelle et à 100,000 1. de dommages-intérêts. Étant dans l'impossibilité de les payer, et ne pouvant pas auparavant sortir de prison, on imagina, pour eux, d'ouvrir une souscription, et de l'annoncer au public par le prospectus suivant :

<< Le nom de MM. Degueyssar, recommandable par leur bravoure, n'est devenu que trop célèbre par leurs malheurs et par la condamnation qu'ils ont essuyée. Ils n'ont aucune fortune, et sont dévoués à une prison perpétuelle, faute de paiement de la somme de 100,000 liv. de dommages-intérêts, auxquels ils ont été condamnés. S. M. a bien voulu permettre qu'on ouvrît en leur faveur une souscription ; elle a même donné à ces officiers, ainsi que la reine, toute la famille royale et les princes du sang, une marque particulière de bienfaisance, en consentant de contribuer au secours qui leur est nécessaire pour assurer leur liberté ; les ministres et un grand nombre de personnes distinguées du clergé, la magistrature et le militaire, ainsi que plusieurs régimens, se sont déjà empressés de suivre cet exemple ; ils ont déposé leurs généreuses contributions chez M. Duclos-Defrenoy, notaire, rue Vivienne. On prie ceux qui voudront bien les imiter, d'envoyer chez le même notaire ce qu'il leur conviendra de donner. C'est servir sa patrie, que de lui rendre trois braves officiers, qui ont mérité d'elle par leur zèle et par des actions distinguées à la guerre. ->> Permis d'imprimer et distribuer, le 25 mars 1779. Signé LENOIR. »

Comparez, Messieurs, cette souscription avec celle out verte au profit des victimes présumées de la loi d'exception; comparez cet étrange prospectus avec l'écrit du 31 mars, et jugez de quel côté est la modération, la décence. D'un côté, c'est pour des hommes qui ne sont pas même prévenus d'un délit, qu'on cherche à exciter la commisération publique; de l'autre, ce sont trois nobles officiers qui n'ont pas craint de se réunir pour assassiner un plébéien sans armes, pour lesquels on demande des secours, en s'autorisant du nom du Roi, de la reine, de la famille royale, et de tout de ce qu'il y avait alors de plus recommandable. C'était, disait-on, servir sa patrie, que de lui rendre ces trois braves officiers; et aujourd'hui, lorsque les secours sollicités auraient pour objet des personnes auxquelles on n'impute pas un délit déterminé, ce serait un crime? Non, Messieurs, ce qui était un acte d'humanité en 1777 ne sera pas un acte de rébellion en 1820, précisément parce que les individus qui en étaient l'objet en seraient évidemment plus dignes.

Depuis 1814, il y a eu aussi des souscriptions, sans que le ministère ait songé à les poursuivre. Sans citer les exemples du Champ-d'Asile, de la cabane de Clichy, ne nous serait-il pas permis de rappeler ce qui s'est passé tout récemment à Nîmes ?.

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Truphémy venait d'être condamné: immédiatement après, on ouvre une souscription que l'humanité seule n'avait peut-être pas inspirée; cependant, nous n'avons pas appris que le ministère public ait porté plainte contre les souscripteurs.

Quoi! dans le même temps, on aurait souscrit impunément à Nîmes pour un Truphémy, pour ce monstre dont

l'orgueilleuse atrocité faisait trophée de ses nombreux assassinats de 1815; et à Paris, dans la ville peut-être la plus humaine du monde, on punirait ceux qui auraient eu l'heureuse idée de venir au secours de citoyens qu'aucune prévention ne peut atteindre, mais qui n'en sont pas moins menacés de languir dans les cachots! Non, l'innocence, au moins présumée, de ceux auxquels on destine les secours, ne sera pas une raison pour criminaliser ce que l'humanité distingue.

Et quel genre de délit, en effet, en feriez-vous résulter? Serait-ce, comme le soutient le ministère public, une attaque contre l'autorité constitutionnelle du Roi et des Chambres? Y a-t-il dans la Constitution quelque article qui prohibe la bienfaisance?

Serait-ce une provocation à la désobéissance aux lois ? A quelle loi aurait-on pu désobéir? Ce ne serait pas à toutes les lois, c'est sans doute à la loi du 26 mars; et cette loi ne commande rien, ne défend rien aux citoyens. Elle autorise seulement les ministres à arrêter les citoyens, sans être forcés de les mettre en jugement; et nous ne sachons pas que la souscription ait été pour eux un obstacle l'expérience démontrerait au besoin le contraire.

Cependant, M. l'avocat-général, insistant, a essayé de vous démontrer cette désobéissance par un exemple qu'il lui a plu de vous soumettre. «< Supposez, vous a-t-il dit, qu'après l'adoption d'une loi qui prohiberait l'introduction des marchandises anglaises, des contrebandiers ́ se réunissent et annoncent une souscription pour venir au secours de ceux qui pourraient être condamnés pour avoir introduit des marchandises anglaises. Ceux-là, a-t-il ajouté, auraient bien provoqué à la désobéissance à

cette loi, et, cependant, ils n'auraient pas fait autre chose que ce qu'on reproche aux auteurs de la souscription nationale. »

Si quelque chose pouvait démontrer la faiblesse de l'accusation, ce serait l'exemple même qu'on a emprunté. Dans cette supposition, il y aurait véritablement provocation à la désobéissance, parce que la loi défendrait quelque chose que la souscription aurait pour objet d'engager à faire. La loi, pourrait-on dire, vous défend d'introduire des marchandises, elle vous inflige des amendes si vous y contrevenez; et nous, nous vous offrons des primes si vous êtes pris en contravention, nous payerons vos amendes, ne craignez rien, désobéissez à la loi.

Quelle différence avec la souscription actuelle! Au lieu d'empêcher d'exécuter la loi, on dit aux citoyens : Souffrez patiemment même une injustice, laissez-vous arrêter, vous aurez des secours, on veillera sur votre famille, on essaiera, autant que possible, de vous remplacer. On fera mieux encore : si votre innocence est établie, on le fera connaître à l'autorité, et de cette manière on abrégera le temps de votre détention.

Vous le voyez, Messieurs, si, dans l'exemple choisi par M. l'avocat-général, la souscription ne profite que lorsqu'on est contrevenant à la loi, notre souscription ne reçoit son application que lorsque la loi est exécutée.

Vous parlerai-je, maintenant, de la rédaction du prospectus, de ses termes, de son style? M. l'avocat-général, lui-même, a reconnu que toute la criminalité était dans le fond des choses, plutôt que dans les termes; et comme nous venons de démontrer que dans ce qu'il ap

pelle le fond des choses il n'y a rien de criminel, nous pouvons dire que l'accusation est abandonnée.

Et plût à Dieu qu'on ne se fût pas mis dans la néces→ sité de faire ce tardif abandon: L'histoire n'aurait pas dit que dans le 19° siècle, au moment où l'on se piquait d'être parvenu au plus haut degré de civilisation, l'autorité aurait sévi contre des citoyens coupables d'un acte d'humanité. Mais puisque nous ne pouvons plus empêcher que cette funeste accusation ne trouve sa place dans ses inflexibles tables, on n'y lira pas, au moins, nous l'espérons, qu'un jury français, un jury pris dans les hautes classes de la capitale, aura condamné ce qui, aux yeux de la morale et de la religion, est une action louable. »

La séance est levée, et ajournée au lendemain.

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