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la génération nouvelle, les jeunes hommes de valeur, pour ne pas s'empresser d'ouvrir la carrière des emplois publics à des noms remarquables déjà, à des fils de famille qui possédaient une fortune et un souvenir et dans cet objet les premières places d'auditeurs furent créées; cette époque doit être bien remarquée, car les jeunes hommes qui entrèrent alors dans l'administration jouèrent tous plus tard un rôle considérable sur la scène politique; ils se tinrent longtemps la main dans le gouvernement du pays.

L'un des premiers appelés parmi les auditeurs de l'empire fut M. Molé; son Essai de morale et de politique avait vivement fixé l'attention de l'empereur, et, à vingt-cinq ans, il fut appelé au conseil d'État; Napoléon l'avait invité à choisir une place de magistrature dans la cour royale de Paris, comme le président Séguier et M. de Lamoignon; M. Molé répondit avec esprit et finesse: «Que la magistrature, telle que son aïeul l'avait comprise, n'existait point encore, qu'il y avait des juges et pas de parlement, et que pour lui sa carrière d'affection serait l'administration publique1. » Il reçut, le soir même, le brevet d'auditeur au conseil d'État ; M. de Barante, du même âge que lui, obtint un titre semblable, et quelques jours après M. d'Houdetot; puis l'empereur prit goût pour le petit-fils de Mathieu Molé, qu'il destinait à une grande fortune politique. Successivement Napoléon réorganisa le conseil d'Etat sur des bases plus monarchiques et mieux en harmonie avec les institutions qu'il avait fondées; il fit compulser les archives du conseil sous l'ancien régime. Depuis son institution après brumaire, le conseil d'État n'avait compté que deux rangs dans la hiérarchie: les conseillers et les auditeurs; sous l'ancien régime il y avait un rang intermédiaire, désigné sous le nom de maîtres des requêtes 2. Cambacérès, amoureux de toutes les formules de monarchie, proposa à l'empereur de rétablir le titre de maître des requêtes au conseil chargé de rapporter les affaires auprès de chaque section. Cette création fut encore un motif d'appeler au sein de l'administration publique des noms anciens destinés plus tard au titre de

' M. Molé aime à raconter ces premiers détails de sa jeune carrière.

2 Napoléon disait sur les maîtres des requêtes : « Il serait utile de créer un grade intermédiaire entre les préfets et les conseillers d'État, comme étaient par exemple les maîtres des requètes. Le gouvernement choisirait dans ceux-ci, après deux ou trois années d'exercice, ceux qui se seraient montrés capables d'être conseillers d'État, et le gouvernement ne serait pas exposé à donner sa confiance à des ganaches, (Pelet de la Lozère.)

comme cela lui est arrivé. »

conseiller d'État; M. Molé passa immédiatement parmi les maîtres des requêtes en service ordinaire, et avec lui M. Pasquier qui, sans être nommé auditeur, fut appelé au même rang que M. Molé. M. Pasquier sortait d'une vieille famille de robe; leurs deux ancêtres, le spirituel rechercheur Pasquier et le président Molé, se tenaient par la main comme deux grandes ombres couvertes de la toge dans les pas-perdus du palais de justice. Magistrat avant la révolution, M. Pasquier avait perdu son père sur l'échafaud; sa jeunesse s'était passée, comme celle de M. Molé, dans l'étude, la méditation et la retraite; ils appartenaient tous deux au salon de madame d'Houdetot, la vieille et bonne causeuse, qui rappelait les débris du xvIII siècle. M. Portalis fils compléta cette sorte de trinité politique que nous verrons toujours unie sur un plus vaste théâtre1.

On distingua, dès ce moment, au conseil d'État, le service ordinaire du service extraordinaire; un conseiller, un maître des requêtes, un auditeur, purent être détachés de leurs fonctions pour un emploi extérieur; les uns furent placés dans les préfectures, les autres dans la diplomatie, quelques-uns même dans les tribunaux ; ainsi

Voici quelle était la composition des nouveaux maîtres des requêtes et auditeurs en 1806:

Maitres des requêtes.

Service ordinaire. - MM. Chadelas, Janet, Louis, Molé, Pasquier et Portalis fils. Service extraordinaire. - MM. Chaban, Chabrol, Mayneau-Pancemont, Merlet, Séguler et Wischer de Celles.

Auditeurs.

Près le grand juge et la section de législation. - MM. Régnier fils, Treilhard fils et Dupont-Delporte.

Près le ministre et la section de l'intérieur. — MM. Gossvin de Stassart, Chaillou, Lafond, Mounier, Pépin de Belle-Isle, Camille Tournon, Barante et Campan.

Près les ministres des finances et du trésor public et près la section des finances. - MM. Perregaux fils, Anisson-Duperron, Maurice, Vincent Marniola, Lepelletierd'Aulnay et Taboureau.

Près le ministre et la section de la guerre. - Petiet fils, Pelet de la Lozère fils, Canouville et Duval de Beaulieu.

Près le ministre et la section de la marine. - MM. Anglès, d'Houdetot, Camille Basset, de Châteaubourg et Redon.

Auditeurs ayant des fonctions ou des missions hors du conseil.

MM. Abrial à Venise; Doazan à Naples; Dudon, substitut du procureur impérial près le tribunal de première instance du département de la Seine; Bouvier du Molart, à Dresde; Goyon, sous-préfet à Montaigu; Heli d'Oissel, secrétaire général de la préfecture du département de la Seine; Leblanc Pommard, à Naples; Lecouteulx, à Naples; Reuilli, sous-préfet à Soissons; Roederer, à Naples ; et Latour-Maubourg, secrétaire d'ambassade à Constantinople.

M. Séguier et M. de Chabrol, présidents de cours d'appel, furent mattres des requêtes en service extraordinaire. M. Dudon, auditeur, fut substitut du procureur impérial, tandis que M. de Latour-Maubourg conserva ce même titre, quoique secrétaire d'ambassade à Constantinople. Ce fut là une innovation préparée depuis longtemps; tout revenait peu à peu aux idées de vieille monarchie; les places ne furent pas seulement une fonction, mais encore une dignité. Il y eut des honneurs indépendamment du devoir; tout ne fut pas service public; et c'est ainsi que Napoléon comprenait la hiérarchie sociale.

L'empereur voulut aussi appliquer son système de fusion aux familles. A son retour d'Austerlitz, il accomplit l'union de ses généraux avec les filles de grandes maisons. Sous ce point de vue, il se montra despote encore; maître des familles comme de l'empire, il s'était fait donner des listes des héritières riches ou grandement blasonnées; il faisait appeler les pères, leur exprimait sa volonté impérativement; aux uns, il offrait des places de chambellan; aux autres, des restitutions de forêts; beaucoup acceptèrent, d'autres refusèrent, et à cette époque on cita même la résistance de M. d'Aligre, qui défendit ses droits de père; lui, pouvait bien se sacrifier, abdiquer toute personnalité en se faisant chambellan d'une princesse impériale; mais, quant à sa fille, il voulut en garder la pleine disposition. La pensée de Napoléon était d'opérer une double fusion entre la société ancienne et la société nouvelle, par les idées comme par les personnes1.

L'empereur trouva bien des résistances dans le faubourg SaintGermain, et, après avoir tendu la main à cette aristocratie, il la frappa de son épée par l'exil. Il y eut quelques listes de proscription rédigées par la police; des femmes furent obligées d'habiter leurs châteaux dans la province, d'autres durent quitter la France; plusieurs même furent enfermées; l'empereur voulait bien fondre les deux sociétés, mais à condition qu'il les dominerait; il ne comprenait rien en dehors de lui, ni indépendance personnelle, ni liberté politique.

' M. le général Sébastiani épousa mademoiselle de Coigny. Mademoiselle de Fodoas épousa le général Savary. Au reste, voici une annonce plus modeste; c'est pour la première fois que je lis ce nom dans les fastes de l'empire.

« LL. MM. II. et RR. ont signé, le 30 juillet 1805, le contrat de mariage de M. Élie Decazes, fils de M. Decazes, ancien magistrat, et membre du conseil général du département de la Gironde, avec mademoiselle Muraire, fille de M. Muraire, conseiller d'État, premier président de la cour de cassation et grand officier de la Légion d'honneur. »

M. Decazes avait été nommé juge suppléant par décret impérial daté de Brünn en Moravie et sous la tente.

CHAPITRE IV.

L'EUROPE APRÈS LA BATAILle d'austerliTZ.

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L'Angleterre. - Ouverture du parlement. - Mort de M. Pitt. Ministère de coalition Grenville et Fox. - Esprit du nouveau cabinet. - Rapports avec la Prusse. Situation du cabinet de Berlin. - Question du Hanovre. - MM. de Hardenberg et de Haugwitz. Les deux systèmes.

-

La Russie.

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L'empereur Les Monténégrins. —

Alexandre. Occupation des ouches du Cattaro. L'Autriche après la paix de Presbourg. Sa justification. Le cabinet du comte de Stadion. - Développement de la carrière diplomatique du comte de Metternich. - Attitude de l'Autriche. La royauté de Naples. - Ferdinand et la reine Caroline. - Expédition contre Naples.-La Porte ottomane et Napoléon.

Janvier à juin 1806.

La victoire navale de Trafalgar élevait bien haut la force de la Grande-Bretagne; la tristesse publique produite par la mort de Nelson fit place à l'enthousiasme universel qui saluait le triomphe éclatant de la marine britannique. L'orgueil national fut toujours vivement excité en Angleterre par les triomphes de sa marine : la mer est son élément; elle n'y peut souffrir ni supérieur ni égal, et le pavillon des trois royaumes, fier de Trafalgar, se déployait sur l'Océan et la Méditerranée. Cependant, au milieu de cet enivrement universel, de tristes nouvelles arrivèrent du continent; M. Pitt avait été le principal instigateur de cette vaste coalition qui armait 500,000 hommes contre la domination suprême de Napoléon ; les efforts habiles de sa diplomatie, les secours, les subsides largement distribués avaient produit ce miracle de fusion et d'alliance entre des cabinets si divisés euxmêmes de principes et d'intérêts. La coalition de 1805 était l'œuvre de M. Pitt; il la caressait comme un grand résultat, jusqu'à ce point d'en dresser le plan de campagne ; la capitulation d'Ulm avait excité déjà les vives inquiétudes de l'homme d'État éminent qui dirigeait les destinées de l'Angleterre; bientôt de plus sinistres nouvelles étaient parvenues à Londres : l'entrée des Français à Vienne, la merveilleuse

campagne d'Austerlitz, les victoires inouïes, et le traité de paix de Presbourg qui détachait la maison d'Autriche de la coalition sous des conditions humiliantes; enfin M. Pitt put apprendre que les subsides envoyés de Londres, et déposés à la banque de Hambourg, avaient été cédés, comme contributions de guerre, par le cabinet de Vienne à l'empereur des Français.

Ce fut donc un déchirement de cœur indicible pour M. Pitt, que ce fatal résultat de l'œuvre laborieuse qu'il avait accomplie ; les hommes politiques d'une certaine importance s'attachent à leur système, comme à une création; tout ce qui le conduit à bonne fin est leur joie, tout ce qui le détruit est leur douleur et leur peine; ils meurent et vivent avec lui; nous sommes tous voués à une œuvre, nous la portons avec nous comme la fatalité de notre destinée; il n'y

'Les journaux anglais furent remplis des derniers moments de M. Pitt.

<< Mardi matin, 21 janvier, la maladie de M. Pitt ne présentait aucun caractère dangereux; la fièvre le quitta presque entièrement et les médecins conçurent l'espoir d'une prompte guérison: mais le soir, le médecin qui lui donnait des soins particuliers, lui tâtant le pouls avant de se retirer, s'aperçut que la fièvre était revenue; il resta une heure auprès du malade. La fièvre continua d'augmenter, et fit en peu d'heures des progrès si alarmants, que tout espoir de salut s'évanouit. Il devenait nécessaire que le médecin fit connaître son opinion, et que M. Pitt fût informé du danger de sa situation.

» L'évêque de Lincoln, le plus ancien et le plus assidu de ses amis, fut appelé dans la chambre du malade, et le médecin lui dit : « Informez votre honorable ami qu'il n'a plus que quarante-huit heures à vivre. Tous les secours deviennent inutiles. Les moyens qu'on tenterait pour le tirer de l'espèce de léthargie qu'il éprouve en ce moment ne feraient qu'accélérer sa fin. Il est épuisé, et n'a pas assez de force pour supporter l'effet des remèdes qui pourraient lui être administrés. S'il vit plus de deux jours, j'en serai surpris. »

» Alors l'évêque de Lincoln, jugeant qu'il était nécessaire de faire connaitre à M. Pitt l'état dans lequel il se trouvait, s'acquitta de ce triste devoir avec fermeté. M.Pitt parut à peine l'entendre. L'arrêt de mort prononcé par le médecin ne put le tirer de son affaiblissement. Après deux minutes de recueillement, il étendit péniblement une de ses mains défaillantes, en faisant signe pour qu'on le laissât seul avec Lincoln, qui s'assit très-près de son lit, et lui offrit sans doute les consolations de la religion. Depuis ce moment, les médecins ont cessé leurs visites.

>> Dans la matinée du mercredi, la plupart des personnes élevées en dignité envoyèrent savoir des nouvelles de M. Pitt. L'avis de l'état désespéré où les médecins l'avaient laissé fut transmis au roi, aux membres de la famille royale et aux amis de M. Pitt. Lady Esther Stanhope, sa nièce, et M. James Stanhope vinrent le voir, mercredi matin, restèrent un quart d'heure près de lui, et s'en allèrent après avoir reçu son dernier adieu. Son frère, le comte de Chatam, passa plusieurs heures près de lui la nuit suivante, et reçut les derniers épanchements de son cœur. »>

(Star.)

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