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d'impatience avait rompu les rapports de Napoleone et de Luciano. Qu'était devenu ce frère? Avait-il cherché à conspirer contre sa puissance? Aucunement; Lucien s'était retiré paisiblement dans les États du pape, aux campagnes de Rome; avec une colossale fortune; il avait presque rapporté deux millions de son ambassade à Madrid; il tenait grande maison dans une de ces villas de Rome déserte, sous les cyprès et les pins, solitudes brûlées où la salamandre se joue sur les ruines blanchâtres; Lucien vivait au milieu des arts, de la musique qu'il aimait, de la poésie dont il s'était plus d'une fois épris, au murmure des cascades de Tivoli avec les vers d'Horace et de Virgile. L'empereur voulait substituer la dynastie des Bonaparte à celle des Bourbons, et dans cette œuvre n'avait-il pas besoin de s'aider de celui de ses frères dont la pensée était la plus éminente? Il lui indiqua donc pour rendez-vous Mantoue, lieu de passage pour se rendre à Venise.

L'entrevue fut secrète, mystérieuse. Duroc, Murat et Eugène durent accompagner l'empereur; Eugène était vice-roi d'Italie, Murat, grand-duc de Berg; Duroc, le favori de l'empereur. Le cortége de Lucien était plus modeste : il avait avec lui un cousin germain de sa première femme (la fille de l'aubergiste de Saint-Maximin) du nom de Boyer; puis deux simples amis, qui habitaient la campagne de Rome. Lucien recommanda de ne pas dételer ses chevaux, parce que peut-être il repartirait le soir même; il monta hâtivement à la résidence de l'empereur, qui vint à lui en tendant la main avec émotion; Lucien la baisa, puis les deux frères s'embrassèrent. Sur un signe de Napoléon, les officiers se retirèrent, et il se trouva face à face dans un entretien avec le tribun du 18 brumaire. L'empereur ne se fit point allusion sur la nature tenace de son frère; avec Lucien on ne pouvait employer de petits détours, pas plus qu'avec Fouché et les hommes qui avaient assisté à l'origine de sa fortune; il fallait aller droit au but, et Napoléon, adressant brusquement la parole en italien à son frère, lui dit : «Lucien, veux-tu enfin entrer franchement dans ma route? Quelle est-elle?» répondit le fier président du conseil des Cinq-Cents, comme si c'était le général Bonaparte qu'il eût encore devant lui; << quelle est cette route? Explique-toi, et je verrai si elle me convient. » Alors l'empereur, avec un geste italien mêlé d'un peu d'ostentation, jetant une carte sur la table, répéta cette phrase du démon tentateur au Christ transporté par l'esprit sur une montagne :

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« Choisis, quel est le royaume que tu désires? Foi de frère, tu l'auras; les rois m'obéissent, il faut que mes proches me secondent, et l'empire du monde est à nous; Louis et Jérôme sont incapables, mes espérances sont en toi, veux-tu les seconder? >>

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En achevant ces mots, l'empereur regarda son frère pour pénétrer sa réponse dans ses traits, vivement animés. « C'est là ta route? dit Lucien, eh bien! elle est mauvaise; je ne crois pas que tu puisses aller jusqu'au bout. Tu le sais, j'ai secondé ton consulat, ton empire même sur des bases héréditaires; mais les rois sous ta main ne sont que des préfets; il n'est pour eux ni indépendance ni volonté; si tu me donnes un royaume, je ne veux pas qu'on maudisse mon nom; vois la Toscane et l'Italie, qu'en as-tu fait? Plus de commerce, plus de prospérité; être roi comme cela, je n'en veux pas. Si vous êtes toujours entêté, dit l'empereur en regardant Lucien, sachez bien que je le suis autant que vous. Vous êtes donc comme Joseph, qui m'écrit qu'on doit lui laisser faire sa besogne de roi à Naples? Il veut malgré moi rétablir ses relations avec le pape. Eh! pourquoi non? dit Lucien ; si cela est utile aux intérêts du pays, Joseph a très-bien fait d'insister. » L'empereur changeant de couleur marcha dès lors à pas précipités; sa voix forte et accentuée retentissait dans les longues galeries. «Monsieur, dit-il à Lucien, vous devez m'obéir comme au chef de votre famille; ainsi vous ferez ce que je veux. » Lucien à son tour s'échauffa. « Prenez garde, dit-il à Napoléon, toujours en italien; je ne suis pas votre sujet. Vous croyez me faire peur rappelezvous qu'au 18 brumaire ce n'est pas moi qui ai tremblé; je suis ferme, voyez-vous! A la Malmaison, je vous ai dit : « Ce qui s'élève par la violence tombe par la violence1. » Napoléon ne se contenait plus; on dit même qu'il menaça de la main Lucien, et Lucien, toujours ferme, toujours tenace, voulut faire cesser cette scène en se retirant; Napoléon lui dit alors: « Adieu, Lucien; la nuit porte conseil à demain. » Ce lendemain, le frère ne l'attendit pas, la chaise de poste était préparée, il partit à l'instant de Mantoue. Ainsi l'œuvre de famille ne put être accomplie; l'empereur ne put avoir sous sa main la seule tête capable de sa race; c'est que tout ce qui est haut ne

Voici quelles furent les paroles textuelles de Lucien à la Malmaison: « Cet empire que vous élevez par la force, que vous soutiendrez par la violence, eh bien ! il sera abattu par la violence et la force... et vous-même vous serez brisé ainsi... n

s'abaisse pas; il y a une certaine fierté dans la valeur de soi, ce qui est petit demeure petit, ce qui est fort reste fort.

Tandis qu'une simple volonté résistait à Napoléon dans l'antique Mantoue, à Paris l'adulation se déployait dans tout ce qu'elle avait de pompes et de retentissements; Napoléon n'avait point encore quitté sa capitale, lorsqu'on annonça l'opéra du Triomphe de Trajan, œuvre d'Esmenard et commandé par Fouché; c'était plus qu'un drame lyrique; on y considérait moins la musique et les paroles que le vaste triomphe romain, et l'encens jeté au chef du nouvel et vaste empire; les chevaux parurent sur la scène, ils firent des évolutions comme dans le cirque ; ils traînèrent le char d'or de l'empereur romain, ainsi qu'on le voit dans les bas-reliefs de la villa Borghèse; les chants de triomphe furent entonnés au milieu des acclamations et des guirlandes de fleurs, il y eut un ballet à la forme antique des artistes aujourd'hui vieillis, ou que la mort a fait disparaître, représentaient des femmes romaines, de jeunes vierges, et

<< Paris, 23 octobre 1807.

» Il est difficile de se faire une juste idée de tous les genres de magnificence déployés dans l'opéra de Trajan, dont la première représentation avait attiré, ce soir, une affluence prodigieuse. La pompe des décorations, la richesse des costumes, l'imitation fidèle des monuments historiques, réunis à la beauté des vers, à l'intérêt du dénoûment, à la variété de la musique, forment un spectacle qui satisfait également les yeux, l'esprit et l'imagination. Nous donnerons incessamment l'analyse de cet ouvrage, qui aura sans doute un grand nombre de représentations. Le succès a été complet, et toutes les allusions saisies avec enthousiasme. On a remarqué l'art avec lequel l'auteur a rejeté la conjuration qui forme l'intrigue de la pièce, parmi les esclaves daces, scythes et germains. En effet, Trajan, adoré de Rome et le l'empire, ne peut trouver des ennemis personnels que parmi les ennemis de l'État, où, comme l'a très-bien dit le poëte:

L'intérêt de tous le défend;

Tous attachent leur sort à cet Auguste.

» L'ouvrage est écrit avec une noblesse et une élévation de style qui rappellent souvent le poëme de la Navigation. La musique, sourdement décriée avant d'être entendue, n'avait besoin que de l'être pour obtenir un succès brillant. Elle est remplie de morceaux d'un grand effet. Tous les airs chantés par Lays, mademoiselle Ar mand et madame Branchu; tous les chœurs, tous les morceaux d'ensemble, ont été vivement applaudis. M. Persuis a paru digne d'unir son talent à celui de l'auteur des Bardes, et cet ouvrage lui donne, parmi nos compositeurs les plus distingués, une place que l'envie et l'esprit de parti pourraient seuls lui contester. On doit ajouter que la mise en scène de cet opéra fait le plus grand honneur à l'administration, et prouverait seule, au besoin, que le théâtre de l'Académie impériale de musique est au-dessus de toute comparaison et de toute rivalitė. »

(Récit officiel.}

ces papillons brillants, Clotilde, Bigottini, que sont-ils devenus? Le Triomphe de Trajan eut un succès d'enthousiasme, partout on y vit l'empereur Napoléon: le temps et la mode étaient alors aux triomphes, on ne songeait qu'à ces coups de théâtre éclatants qui reproduisaient des scènes antiques, la ville éternelle était dans Paris, fière d'un empereur à la taille des Césars. La Vestale parut au théâtre de l'Opéra, la musique en était pompeuse, les décorations aussi belles que dans Trajan; on y vit Licinius vainqueur comme Trajan, comme Napoléon, on y exprima des chants de gloire. Sous un système qui fait de grandes choses, quand on parle d'antique grandeur on saisit les allusions, le peuple était si préoccupé de son empereur, qu'il le voyait partout et en tout.

Paris devenait une seconde Rome. Napoléon avait décrété un immense arc de triomphe à la barrière de l'Etoile au milieu des trophées d'armes, on y graverait les victoires des armées françaises sur des masses de garnit telles qu'on en voit en Égypte ou au Colisée, parmi les ruines des cirques deux vastes rues devaient s'élever autour des Tuileries, rappelant, par leurs noms de Rivoli et de Castiglione, les souvenirs d'Italie, au milieu de la place Vendôme, une colonne en bronze s'élevait comme la colonne Antonine, et sur l'emplacement de la Madeleine, le cimetière de Louis XVI, se traçait alors le temple de la Gloire. Tout était ainsi dédié à l'armée, la force et le bras de Napoléon. A ce moment, l'élite de cette armée, la garde impériale, faisait son entrée dans Paris ainsi que les prétoriens dans Rome, leurs enseignes étaient décorées d'une couronne d'or que la ville leur avait décernée. Cette vieille garde qu'on n'avait pas vue depuis deux ans, après Austerlitz, Iéna et Friedland, passa sous des arcs de triomphe de chênes et de lauriers. Le corps municipal accourut au-devant de ces nobles fils de la France, jonchant le chemin de fleurs. M. Frochot, préfet de la Seine, porta la parole; car Paris était fier de ses soldats '. Le maréchal Bessières répondit au nom de la garde en se félicitant des honneurs que la première ville

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Discours de M. Frochot, préfet de la Seine.

« Héros d'Iéna, d'Eylau, de Friedland, conquérants de la paix, gràces immortelles vous soient rendues!

» C'est pour la patrie que vous avez vaincu, la patrie éternisera le souvenir de vos triomphes; vos noms seront légués par elle, sur le bronze et sur le marbre, à la postćrité la plus reculée, et le récit de vos exploits enflammant le courage de nos derniers

du monde faisait à la troupe, fidèle compagne de l'empereur. Il y avait dans tout cela une forme antique, une imitation de la ville éternelle aux temps de César et d'Auguste: prétoriens, centurions, tribuns, tous durent s'asseoir dans un banquet que la ville de Paris donna aux Champs-Élysées; les tentes étaient dressées. Tout se passa avec ordre, il y eut de la joie sans ivresse; la garde fit honneur à son uniforme; elle se glorifiait de l'aigle qui paraissait brillante sur ses étendards.

Ainsi était le peuple, lorsque Napoléon arriva subitement à Paris de son voyage d'Italie; il avait gardé l'idée de se faire proclamer empereur d'Occident; on dit même que tel était le but secret de son voyage. Parvenu à la hauteur de Charlemagne, il pouvait en revendiquer le titre pour se faire couronner à Rome, et nul pontife ne refuserait de le revêtir de la pourpre carlovingienne. Après plus de réflexions, il crut que le temps n'était pas venu; avec la pensée qu'il avait sur l'Espagne, il ne pouvait blesser l'Autriche à ce point de ne tenir aucun compte de la dignité de l'empereur François II ; il réserva son projet pour d'autres époques plus mûres. Rien n'était préparé pour un empire d'Occident, ni les peuples, ni les rois; il lui fallait d'autres gloires et soumettre d'autres vassalités1.

descendants, longtemps encore après vous-mêmes, vous protégerez par vos exemples ce vaste empire si glorieusement défendu par votre valeur,

» Braves guerriers, ici même un arc triomphal dédié à la grande armée s'élève sur votre passage; il vous attend: venez recevoir, sous ses voûtes, la part qui vous est due des lauriers votés par la capitale de cette invincible armée. Qu'ainsi commence la fête de votre retour: venez, et que ces lauriers, tressés en couronnes par la reconnaissance publique, demeure appendus désormais aux aigles impériales qui planent sur vos têtes victorieuses. >>

Le maréchal Bessières répondit :

« Les aînés de cette grande famille militaire vont se retrouver avec plaisir dans le sein d'une ville dont les habitants ont constamment rivalisé avec eux d'amour, de dévouement et de fidélité pour notre illustre monarque. Animés des mêmes sentiments, la plus parfaite harmonie existera toujours entre les habitants de la grande ville et les soldats de la garde impériale. Si nos aigles marchaient encore, en nous rappelant le serment que nous avons fait de les défendre jusqu'à la mort, nous nous rappellerons aussi que les couronnes qui les décorent nous en imposent doublement l'obligation. >>

Les derniers actes de l'empereur en Italie sont datés de Milan; les voici : « S. M. a ordonné par un décret que la section des consultatori cesserait de faire partie du conseil d'État, et prendrait le nom de sénat (Senato consulente). Ses principales attributions seront l'enregistrement des lois, et la répression de tous les délits relatifs à la liberté civile. — Par un autre décret de même date, l'empereur a nomme

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