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CHAPITRE IX.

DRAME DE BAYONNE, JOSEPH ROI D'ESPAGNE.

Murat à Madrid. Ses rapports politiques avec Charles IV et la reine Marie-Louise. - La reine d'Etrurie. - Abdication de Charles IV rétractée. — Instructions à M. de Beauharnais et à Murat. — Négociations de Ferdinand VII avec l'empereur. -Le général Savary à Madrid. — Sa mission. — Départ de Ferdinand pour la frontière. Séjour à Vittoria. — Napoléon à Bayonne. - Instances auprès de Ferdinand pour l'abdication. L'empereur et le chanoine Escoïquiz. — Les grands d'Espagne à Bayonne. Voyage de Charles IV. — Développement du drame.-Mouvement populaire du 2 mai à Madrid.-Scènes entre Charles IV, la reine et Ferdinand. - Les traités de Bayonne. - Ordre à Joseph d'arriver sur-lechamp. Son entrevue avec Napoléon. — Simulacre de junte. - Formule de la constitution. Imitation du baise-main de Philippe V. — Les derniers Bourbons d'Espagne.

Mars à juillet 1808.

Lorsque le drame d'Aranjuez se développait dans les proportions d'une émeute en Espagne, Murat, grand-duc de Berg, s'avançait à marches forcées sur Madrid. Les ordres de l'empereur étaient précis: ménager les populations espagnoles, afin de leur donner une grande et noble idée des Français; tout devait être payé avec exactitude par l'armée, aucune réquisition ne serait faite sur les villes, on devait agir comme des alliés jusqu'au moment où l'empereur se prononcerait sur la destinée de la Péninsule. Dès Burgos, Murat, imitant toujours la partie pompeuse et dramatique de Napoléon, s'était adressé aux Espagnols dans une proclamation bienveillante et souveraine '.

1 Circulaire adressée par S. A. I. et R. le grand-duc de Berg à MM. les intendants, gouverneurs et députés des provinces de Burgos, de la Vieille-Castille, de la Bis. caye, de Guipuscoa, etc.

« Messieurs les députés, parti de Paris depuis une quinzaine de jours pour prendre le commandement des troupes de S. M. l'empereur, j'ai appris, à mon entrée en Espagne, que vos provinces avaient fait des avances considérables pour les troupes françaises, et que toutes ces dépenses étaient à la charge de ces mêmes provinces.

La manie d'être roi n'avait pas quitté le grand-duc de Berg; il avait rêvé la couronne de Pologne et de Prusse; maintenant celle d'Espagne flattait son amour-propre ; lui, né pauvre en Quercy, sous le soleil méridional, rêvait la souveraineté des belles villes d'Espagne, de Burgos, Alcantara, Séville et Cadix.

A Buytrago, Murat connut les événements d'Aranjuez; il se hâta d'accourir à Madrid, où l'armée française fit son entrée avec toutes les pompes militaires, le 23 mars. Le soin de Murat fut d'organiser un bon système de défense; les troupes occupèrent les casernes vacantes; il ne restait plus que quelques bataillons de gardes espagnoles; Murat prit contre eux des précautions de défense sans les désarmer encore. Sa pensée n'était pas de se montrer hostile à l'Espagne; comme il se croyait appelé à régner, il ménageait l'orgueil du peuple castillan; cette nation lui plaisait; elle était pleine d'ostentation; lui n'avait-il pas aussi toutes les manies, tous les clinquants d'un écuyer du cirque ou d'un toreador dans une belle lutte de taureaux de la Plaza Mayor? Dès que la cour d'Aranjuez apprit l'arrivée de Murat, le beau-frère de l'empereur, tous les partis s'adressèrent spontanément à lui pour attendre leur destinée aucun des princes d'Espagne, aucun des hommes d'État ne pensait triompher sans le secours et l'appui de l'empereur. Si secrètement on s'adressait au comte de Strogonoff, ministre de Russie, ou au nonce Gravina, afin de tâter l'opinion des cabinets, on savait bien que le seul moyen d'arriver à une solution pour les affaires d'Espagne, c'était d'obtenir la protection suprême de Napoléon, et par conséquent de Murat, qui était son image: Charles IV, la reine, Ferdinand lui-même, tous s'étaient hâtés de se mettre en rapport avec le généralissime des armées françaises qui fixait son quartier général à Madrid. Aucune opinion ne pouvait

S.M. m'a chargé de vous faire connaître qu'elle remboursera avec la plus scrupuleuse exactitude tout ce qui a été payé et fourni pour ses troupes. Je vous invite en conséquence d'en remettre les notes et les états à l'intendant de l'armée.

» Depuis que je suis au milieu de vous, je ne puis que me féliciter des bonnes dispositions qui vous animent, et je me suis empressé d'en rendre compte à S. M. l'empereur, qui, plein d'estime et d'affection pour la nation espagnole, a le désir de contribuer de tout son cœur au bien-être de ce pays.

» Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

» Donné à Burgos, au grand quartier général des armées d'Espagne, le 13 mars 1808.

» Le grand-duc de Berg, lieutenant de l'empereur,

» JOACHIM. »

triompher sans lui; on courait prendre ses ordres, et Murat, dont la vanité grandissait en raison de sa situation élevée, accueillait ces sollicitations en véritable suzerain, donnant à tous des espérances qui, par la suite, favoriseraient sa propre élévation à la couronne.

Dès le lendemain de son abdication, le roi Charles IV avait envoyé un de ses confidents les plus intimes à l'ambassade de France à Madrid. M. de Beauharnais, qui attendait alors M. de Laforest, avait des instructions doubles; le but de Napoléon était de favoriser les dissensions au sein de la famille d'Espagne, afin de démoraliser le pouvoir de la maison des Bourbons. M. de Beauharnais déclara : -«< que les événements d'Aranjuez lui paraissaient avoir un caractère de violence, et il conseillait à Charles IV, au nom de son souverain, de préparer une protestation contre un acte évidemment arraché par un tumulte irrégulier; » d'après ce conseil, le roi Charles IV rédigea une protestation en espagnol, écrite de la main du secrétaire d'État, -revêtue du scel royal; elle fut déposée à l'ambassade pour l'opposer aux droits de Ferdinand VII1; il y disait en quelques lignes : « qu'il protestait et déclarait que tout ce qui était contenu en son décret du 19 mars, abdiquant la couronne en faveur de son fils, avait été forcé afin de prévenir de plus grands maux. » M. de Beauharnais

1

Lettre du roi Charles IV à l'empereur Napoléon.

<< Monsieur mon frère, votre majesté apprendra sans doute avec peine les événements d'Aranjuez et leur résultat : elle ne verra pas sans quelque intérêt un roi quis forcé d'abdiquer la couronne, vient se jeter dans les bras d'un grand monarque son - allié, se remettant en tout à sa disposition, qui seul peut faire son bonheur, celui de toute sa famille et de ses fidèles et aimés sujets. Je n'ai déclaré m'en démettre en faveur de mon fils que par la force des circonstances, et lorsque le bruit des armes et les clameurs d'une garde insurgée me faisaient assez connaître qu'il fallait choisir entre la vie et la mort, qui eût été suivie de celle de la reine. J'ai été forcé d'abdiquer; mais, rassuré aujourd'hui et plein de confiance dans la magnanimité et le génie du grand homme qui s'est toujours montré mon ami, j'ai pris la résolution de m'en remettre à lui, en tout ce qu'il voudra bien disposer de nous, de mon sort, de celui de la reine, et de celui du prince de la Paix. J'adresse à V. M. I. et R. une protestation contre les événements d'Aranjuez et contre mon abdication. Sur ce, je prie Dieu qu'il Vous ait en sa sainte et digne garde. » CHARLES.

» Aranjuez, le 21 mars 1808. »

« 21 marzo.

>> Protesto y declaro que todo lo que manifiesto en mi decreto del 19 de marzo, abdicando la corona en mi hijo, fue forzado para precaver mayores males y la efusion della sangre de mis queridos vasallos, y por tanto de ningun valor.

» IO EL REY. »

prit copie de cette protestation, et l'envoya immédiatement à l'empereur. A peine Murat était-il à Madrid, que Charles IV lui écrit en italien non-seulement pour protester contre les événements d'Aranjuez, mais pour recommander à son bon frère le grand-duc de Berg, son pauvre ami, le prince de la Paix 1. Le roi craint qu'on ne lui fasse son procès; il n'a donc d'autre ressource que dans la protection impériale et royale. La correspondance de la reine est plus pressante encore; Maria-Luiza écrit d'une manière abaissée au grand-duc de Berg pour solliciter la liberté de Manuel; sa lettre est en français : << Sauvez le prince de la Paix, l'ami des Français, c'est un service que nous vous demandons tous; ne laissez pas l'Espagne aux mains des ennemis de la France 2. » L'intermédiaire actif de toutes ces négo

1

Lettre en italien du roi Charles au grand-duc de Berg, du 22 mars 1808.

<< Monsieur et très-cher frère, ayant parlé à votre adjudant-commandant, et l'ayant informé de tout ce qui s'est passé, je vous prie de me rendre le service de faire connaître à l'empereur la prière que je lui fais de délivrer le pauvre prince de la Paix, qui ne souffre que pour avoir été l'ami de la France, et de nous laisser aller avec lui dans le pays qui conviendra le mieux à ma santé. Pour le présent, nous allons à Badajoz. J'espère qu'avant que nous partions vous nous ferez réponse, si vous ne pouvez pas absolument nous voir; car je n'ai confiance qu'en vous et dans l'empereur. En attendant, je suis votre très-affectionné frère et ami de tout cœur.

2

» CHARLES. >>

Lettre de la reine d'Espagne au grand-duc de Berg (écrite en français).

<< Monsieur mon frère, je n'ai aucun ami sinon V. A. I.; mon cher mari vous écrit, et vous demande votre amitié : seulement en vous et en votre amitié nous nous confions, mon mari et moi. Nous nous unissons pour vous demander que vous nous donniez la preuve la plus forte de votre amitié pour nous, qui est de faire que l'empereur connaisse notre sincère amitié, de même que nous avons toujours eue pour lui et pour vous, de même que pour les Français. Le pauvre prince de la Paix, qui se trouve emprisonné et blessé pour être notre ami, et qui vous est dévoué, de même qu'à toute la France, se trouve ici pour cela, et pour avoir désiré vos troupes. De même, parce qu'il est notre unique ami, il désirait et voulait aller voir V. A. I., et actuellement il ne cesse de le désirer et l'espérer. V. A. I., obtenez-nous que nous puissions finir nos jours tranquilles dans un endroit convenable à la santé du roi, qui est délicate, de même que la mienne, avec notre ami, unique ami, l'ami de V. A. I., le pauvre prince de la Paix, pour finir nos jours tranquillement. Ma fille sera mon interprète, si je n'ai pas la satisfaction de pouvoir connaître et parler à V. A. I.; pourrait-elle faire tous ses efforts pour nous voir, quoique ce fût un instant, de nuit, comme elle voudrait?

» L'adjudant-commandant de V. A. I. vous dira tout ce que nous lui avons dit. J'espère que V. A. I. nous obtiendra ce que nous désirons et demandons, et que V. A. I. pardonne mes griffonnages et oubli de lui donner de l'altesse, car je ne sais

ciations auprès de Murat était la reine d'Étrurie, l'infante qu'on avait vue, sous le consulat, à Paris auprès de son frèle époux; princesse spirituelle, elle parlait le français et l'italien avec facilité; quoiqu'elle ne fût plus très-jeune, elle avait encore cette grâce du monde, cet esprit, cette suavité de tournure que l'Espagne seule donne à ses enfants; elle avait séduit Murat, si facilement entraîné; on parlait de l'ascendant qu'elle exerçait sur le grand-duc de Berg et des longues causeries sous les arbres de Mançanarez. Le chevaleresque Murat aimait à se montrer tout chamarré d'or avec la reine d'Etrurie, même au Prado, où se voient les grandes statues mythologiques, les chars et les nappes d'eau qui tombent à gros bouillons sur ces allées sablonneuses. Charles IV se trouvait ainsi assuré par la reine d'Etrurie de l'appui de Murat; il ne s'inquiétait plus de son abdication : qu'on sauvât Manuel Godoï, c'était son unique vou.

Pendant ce temps, don Fernand VII, proclamé par le peuple, reconnu par les grands, se hâtait d'essayer à son tour quelques démarches pour obtenir l'appui de Napoléon; il avait annoncé son avénement royal à Murat et à M. de Beauharnais; tous deux se bornèrent à des paroles vagues; ils ne donnèrent encore que le titre d'altesse royale à celui qui n'était pour eux que le prince des Asturies. M. de Beauharnais, pour s'excuser, prit un prétexte diplomatique; et, sans se prononcer sur la question d'Aranjuez, il déclara : << qu'il attendait les ordres de son gouvernement sur une crise aussi délicate; il avait écrit à l'empereur, il espérait recevoir des instructions postérieures, et alors il se ferait joie de saluer pour roi des Espagnes le prince que le peuple avait proclamé, conseillant même au prince des Asturies de s'adresser à Napoléon pour lui dire les évé nements accomplis, et son désir de rester fidèle à l'alliance française. » Telle était, au reste, l'intention du nouveau roi; comme Charles IV, il savait que rien ne pouvait se faire alors sans la volonté de Napoléon. Don Fernand VII venait d'envoyer trois grands d'Espagne avec la mission officielle de notifier à Napoléon l'abdication du roi Charles, et l'avènement d'un nouveau prince à la couronne; Murat approuva

on je suis, et croyez que ce n'est pas pour lui manquer, et recevez l'assurance de toute mon amitié.

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