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inviter à faire alliance avec les Moscovites. Ces ambassadeurs ramenèrent avec eux quelques-uns des principaux de la nation, qui n'avaient jamais eu d'habitation fixe, ni presque d'autre société qu'avec les animaux de leurs déserts. Enchantés de la grandeur de Moscou, de la magnificence de la cour, et du bon accueil qu'on eut soin de leur faire, ils reçurent avec actions de grâces la proposition qu'on leur fit de ne plus former qu'un seul et même peuple avec les Moscovites, et de reconnaître l'empereur de Moscovie pour leur empereur et leur défenseur commun. Les récits pompeux qu'ils firent ensuite à leurs compatriotes, les présens qu'ils leur rapportaient, et les assurances qu'on leur donnait d'une puissante protection, les déterminèrent sans peine à ratifier le traité.

Unis de la sorte avec les Sibériens, les Moscovites parcoururent les terres immenses qui sont comprises sous le nom de grande Tartarie, avancèrent toujours sur la même ligne d'occident en orient, déclinant un peu vers le midi, bâtirent de distance en distance des villes ou des forts sur les principales rivières et dans les gorges des montagnes, afin de s'assurer des passages, et parvinrent jusqu'aux frontières des Tartares orientaux, c'est-à-dire, des Manchéous, qui s'étaient rendus maîtres de la Chine, Ils n'avaient trouvé aucune opposition de la part des Tartares occidentaux, peu jaloux de quelques places éparses dans les vagues espaces où ils sont toujours errans ; ils étaient charmés au contraire des caresses qu'on ne cessait de leur faire, et de mille commodités nouvelles qu'ils trouvaient pour la vie. Mais les Orientaux autrement disciplinés, et sujets des empereurs qu'ils avaient donnés à la Chine trouvèrent fort étrange que des inconnus vinssent hâtir des forts sur leurs terres, et ils s'opposèrent de vive force à ces entreprises. Ils rasèrent jusqu'à deux fois l'une de ces forteresses, que les Moscovites rétablirent pour la troisième fois, et munirent si bien enfin, qu'ils la crurent hors d'insulte. Les Manchéous et les Chinois réunis l'assiégèrent de

nouveau : mais l'artillerie européenne, tout autrement servie que la leur, rendit long-temps leurs efforts inutiles, et fit douter même que toute leur persévérance eût un meilleur succès. Leur souverain craignait d'ailleurs que les Russes ne vinssent à soulever contre lui les Tartares occidentaux ses plus redoutables ennemis, et que joignant leurs forces, ils ne fissent une irruption, et peut-être une seconde révolution dans la Chine. D'ailleurs ils furent bientôt las d'une guerre qui les tirait de la vie molle que le Chinois a aimée de tout temps, et que le Manchéou lui-même commençait à goûter. D'un autre côté, cette guerre était fort à charge aux Moscovites, qu'elle obligeait d'entretenir une armée dans les déserts, à plus de mille lieues de l'Europe. Il fut donc question de la paix, et l'on fit savoir à l'empereur de la Chine, que le czar envoyait pour cela ses plénipotentiaires à Selingue, ville appartenante aux Russes, à quatre cents cinquante lieues de Pékin. Le lieu des conférences fut ensuite assigné, de concert entre les deux couronnes, à Nipchou, autre place russe, qui abrégeait de cent cinquante lieues la route des plénipotentiaires chinois. L'ambassade de cette nation fut d'une magnificence inouie pour l'Europe, Outre les cinq plénipotentiaires, dont l'oncle propre de l'empereur, et le prince Sosan, oncle de l'impératrice, étaient les chefs, il y avait cent cinquante mandarins des plus considérables, avec une suite de plus de dix mille personnes. Comme les Moscovites avaient mis en latin leurs lettres à l'empereur, il voulut que les pères Gerbillon et Pereira, habiles en cette langue, et d'ailleurs façonnés aux mœurs européennes, fussent encore de l'ambassade, et il les revêtit de la qualité de mandarins, afin de les rendre plus respectables aux Russes.

Ce prince en effet ne pouvait mieux s'y prendre pour conclure la paix qu'il voulait absolument, qu'en députant ces pères pour la ménager. Les deux nations, de moeurs toutes différentes, entêtées chasune de sa prééminence, s'aigrirent d'abord, au lieu

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de se concilier, et l'emportement alla si loin, qu'on se canonna. On était près de rompre sans retour quand le père Gerbillon se fit fort de regagner les Moscovites, si on lui permettait de passer dans leur camp. On y consentit il demeura quelques jours parmi eux, et leur fit connaître leur véritable intérêt; que le point capital pour eux, au lieu de s'amuser à quelques fortins bâtis dans un désert, c'était le précieux commerce de la Chine, qui apporterait dans leur patrie l'abondance et les richesses de tout l'orient; que la paix d'ailleurs leur était nécessaire afin de consolider leurs établissemens dans la Tartarie, où ils voyaient bien qu'il ne leur serait pas facile de se maintenir, si l'empereur de la Chine tombait auparavant sur eux avec toutes ses forces. Ces raisons étaient sensibles; les Moscovites les goûtèrent, signèrent le traité, et les deux nations se trouvèrent également satisfaites. La droiture vraiment magnanime du prince Sosan, fit tout l'honneur du succès aux missionnaires. Il devint le protecteur déclaré de la religion qu'ils prêchaient, et l'ami tout particulier du père Gerbillon.

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Aussi rassura-t-il d'abord ce missionnaire contre les entreprises du vice-roi de Chekiam, avec d'autant plus de fondement, que cet officier lui devait sa fortune. Cet homme, dit-il, m'a des obligations trop essentielles, pour me rien refuser de ce que je lui demanderai. Ne doutez pas qu'il ne répare ce qu'il a fait contre la loi de Dieu. C'est ainsi que les Chinois nomment le christianisme. Je vous réponds ajouta-t-il, du succès de cette affaire, et je vous en donne ma parole. Il écrivit aussitôt une lettre fort pressante au vice-roi, pour l'engager à se réconcilier avec le père Intorcetta, et à réparer ce qu'il avait fait contre la religion chrétienne. Cette lettre n'opéra cependant rien. Le vice-roi avait poussé les choses trop loin, pour les remettre dans leur premier état, sans que son orgueil en souffrit. Il sentait d'ailleurs toute la délicatesse de cette affaire pour l'empereur lui-même, et déjà il s'en était expliqué avec ses amis. Car enfin, leur disait-il, si l'empereur se déclarait

ouvertement le protecteur de cette religion étrangère, il exciterait parmi les Chinois les plus dangereux murmures, en violant les lois fondamentales de l'état, pour approuver une religion contraire à celle des savans et des philosophes, la seule qui soit autorisée dans l'empire depuis sa fondation, sans compter les excès où peuvent se porter les lamas les bonzes, les derviches, qui regarderaient celte distinction comme infiniment honteuse à leurs sectes, qui ne sont que tolérées; il aliénerait même les Tartares ses plus fidèles sujets, qui ne pourraient que le blâmer, eux qui adorent tous les dieux sans en croire aucun, s'ils voyaient que sans nécessité, sans aucun intérêt d'état, il se fît l'objet de la haine publique pour une affaire de religion.

Le prince revint toutefois à la charge, et adressa une seconde lettre, plus pressante que la première, à l'obstiné vice-roi. Elle n'eut point d'autre effet que de le porter à épargner le père Intorcetta personnellement, et à le laisser dans son église : mais afin de couper court aux nouveaux obstacles qu'on pourrait susciter contre son entreprise, il la poussa avec la plus grande activité, et s'appliqua malignement à la compliquer de telle manière par les formalités de la procédure, qu'il devint comme impossible de la débrouiller.

Il ne restait plus qu'une voie pour sauver le christianisme, savoir le recours immédiat à l'empereur, qui à la vérité ne parlait de l'évangile qu'avec la plus haute estime, mais qui avait lui-même bien des ménagemens politiques à observer. Souvent les Jésuites de Pékin avaient réclamé sa protection contre les avanies soudaines que les chrétiens avaient de temps en temps à souffrir dans les provinces éloignées. Il les avait toujours écoutés favorablement; mais par cette raison là même, ils craignaient qu'il ne se rebutât enfin de leurs importunités, sur-tout dans une affaire entreprise et conduite avec art et méthode, sous les auspices de la loi, et dans toutes les formes légales. Comme il s'agissait néanmoins du sort entier de l'évangile dans l'empire, ils crurent devoir tout

risquer, après avoir imploré le secours du ciel, et pris d'ailleurs toutes les précautions que demandait une démarche si critique. La première fut de communiquer leur dessein au prince Sosan, qui, sans consulter autre chose que sa générosité, et sans craindre de se compromettre, approuva leur résolution, en les assurant qu'il les servirait de tout son crédit, qu'ils pouvaient compter sur lui comme sur un ami à toute épreuve.

Les Jésuites qui se trouvaient à Pékin, et que l'empereur honorait en toute rencontre des témoignages de sa bienveillance, allèrent tous ensemble au palais, firent un récit fidèle de tout ce qui s'était passé dans la province de Chekiam, et se jettèrent aux genoux de l'empereur, en le conjurant, les larmes aux yeux, de les soustraire enfin aux vexations continuelles que leur attiraient les anciennes défenses d'exercer la religion chrétienne. Si l'on fait toujours un crime à vos sujets, lui dirent-ils, d'embrasser le christianisme, nous n'avons d'autre parti à prendre que de nous retirer de votre empire. Votre majesté sait parfaitement que nous n'avons quitté l'Europe, abandonné nos proches et nos amis, renoncé à nos biens et à toute espérance de fortune, que dans la vue de faire connoître Jesus-Christ jusqu'aux extrémités du monde. Il est vrai que les faveurs éclatantes dont un si grand prince nous comble sans cesse, surpassent infiniment les faibles services que nous pouvons lui rendre; mais engagés, comme nous le sommes par notre profession, à ne rechercher ni les biens, ni les honneurs de ce monde, le seul avantage qui puisse nous flatter, et que nous demandons uniquement, c'est que votre majesté révoque les édits contraires à la loi du vrai Dieu, qu'elle permette aux prédicateurs de l'évangile de l'annoncer dans tout son empire et à ses sujets de l'embrasser en toute liberté.

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L'empereur leur offrit d'abord d'appaiser par des ordres secrets la persécution de Chekiam. Les pères, après avoir témoigné leur vive reconnaissance ajoutèrent néanmoins que cette persécution avait

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