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un peu tard, et s'accordaient peu avec le texte de son livre. Ce pouvait être le sens personnel de l'auteur, dont l'église ne juge point; mais ce n'était pas le sens du livre, ou celui qu'on appelle juridiquement sens de l'auteur, et dont l'église avait à juger. M. de Fénélon demanda au roi d'aller lui-même se justifier auprès du pape; n'ayant pu l'obtenir, il y envoya deux ecclésiastiques de confiance.

M. de Bossuet, de son côté, écrivit à Rome, et se portant avec éclat pour partie adverse, il y envoya l'abbé Bossuet son neveu, qu'on a vu depuis sur le siége de Troies, et lui donna pour adjoint le théologien Phélippeaux, qui le seconda sans doute avec le beau zèle qui, dans sa relation sur cette affaire lui a fait travestir Fénélon en homme artificieux et faux. Le roi ordonna de plus au cardinal de Bouillon, son ambassadeur à Rome, d'y presser le jugement. La décision tarda néanmoins assez long-temps pour impatienter le monarque, à qui l'on remarqua une chaleur si extraordinaire, qu'on prétendit, qu'on dit même publiquement à Rome, qu'elle avait une autre cause que l'appréhension du quiétisme. Ceux qui faisaient fond sur les anecdotes, se persuadèrent que le précepteur des enfans de France était persécuté, parce que préférant à la faveur l'honneur de ses élèves et du diadème français, il avait porté le zèle jusqu'à se jeter à son tour aux pieds du roi, pour le conjurer de ne pas ternir sa gloire dans les races futures, en déclarant le mariage qu'il avait contracté avec une femme née trop loin du trône pour y monter sans causer un étonnement dangereux (1). Si ces particularités sont incertaines, au moins ne doutait-on pas que Fénélon ne partageât à ce sujet les sentimens très-connus du duc de Bourgogne. On ajoute que les maximes du gouvernement, et certains portraits du Télémaque, qui fut mis au jour dans ces entrefaites, étaient regardés comme une censure indirecte du règne de Louis XIV: mais tout ce qu'on peut sensément inférer de ces alléga

(1) Volt. Siècle de Louis XIV.

tions, c'est que ce prince habile, outre l'hérésie craignit peut-être encore la cabale, deux motifs, dont l'un suffisait pour presser avec chaleur la fin d'une dispute qui mettait toute sa cour en fermentation.

Peu satisfait cependant de ce qu'on faisait à Rome, M. de Meaux tira douze propositions du livre des Maximes, et les fit censurer à Paris par un assez grand nombre de docteurs. si la censure fut juste au fond, elle ne passa pas pour bien régulière dans les formes. Au moins M. de Cambrai se crut-il assez instruit, pour se plaindre fort haut (1), qu'on était allé de porte en porte solliciter la signature des censeurs, en commençant par les plus jeunes théologiens, sans oublier ceux qui n'ayant pas encore fait leur résompte, n'étaient point admis aux délibérations de la faculté; qu'on avait ensuite gagné quelques anciens; que les autres avaient refusé de souscrire la formule qu'on leur présentait toute dressée, soit qu'ils se tinssent offensés qu'on leur fît ainsi la leçon, soit qu'ils trouvassent de l'imprudence à prononcer, sans examen, sur une matière dont la délicatesse demandait la plus sérieuse attention. C'est par là, dit-on, que la mine fut éventée. On ajoute que le changement déjà opéré dans les sentimens du public, par le spectacle attendrissant des revers du vertueux Fénélon, fit supprimer cette censure.

Celle de Rome n'en fut poursuivie qu'avec plus d'ardeur. Le roi la demandait prompte, comme important au calme du royaume. M. de Cambrai la souhaitait précise pour connaître la vérité, et promettait une soumission parfaite. M. de Meaux lá voulait conforme à l'idée qu'il s'efforçait de donner des maximes en Italie comme en France. Tous les partis pressaient le jugement; mais la cour de Rome usait de sa lenteur et de sa prudence accoutumée, examinant tout avec d'autant plus de flegme, que les solliciteurs lui en marquaient moins. Le sage et pieux pontife Innocent XII sentit toute l'importance

(1) Troisième lettre de M. de Cambrai à M. de Meaux.

ét la difficulté de la question sur laquelle il avait à prononcer; il en avait commis l'examen préparatoire à dix théologiens renommés, qui, après huit mois de travail, se trouvèrent partagés de moitié juste dans leurs opinions: cinq opinaient pour la condamnation du livre, et cinq en trouvaient la doctrine orthodoxe. Alors sentant mieux que jamais combien la matière était épineuse, il établit une congrégation de cardinaux, pour revoir tout ce qui s'était fait dans le premier examen. Elle tint vingt-une conférences, et ne put rien décider. Il en fallut établir une autre, que le vigilant pontife composa de tout ce qu'il connaissait de plus éclairé dans le sacré college. Celle-ci tint cinquante-deux assemblées, au bout desquelles enfin l'on tomba d'accord sur les propositions qui méritaient quelque censure. Il ne s'agissait plus guère que d'en rédiger la formule; et pour cela, il fallut encore trente-sept congrégations, sans compter presque autant de conférences particulières. Toutes ces opérations emportèrent dix-huit mois, ce qui donna beaucoup d'humeur à la cour de France.

On y peignait Fénélon, le plus ingénu des hommes, comme un intrigant qui retardait la décision par de sourdes manoeuvres, et l'on n'y voulait pas voir que cette froide lenteur, tout ordinaire qu'elle est aux Romains, provenait tout particulièrement en cette rencontre de la nature des questions alambiquées, sur lesquelles on voulait une décision. Louis XIV, piqué vivement, renouvela ses instances auprès du pape, par une lettre où il ne prit pas grand soin de cacher son humeur. Enfin le jugement si instamment demandé fut rendu le 12 de Mars 1699.

Le pape y condamnait le livre des Maximes en général, et en particulier vingt-trois propositions, dont seize, qu'on peut rapporter à deux chefs, tendent à faire croire la réalité d'un état permanent en cette vie, où l'on aime Dieu pour lui uniquement et à autoriser le sacrifice absolu du bonheur éternel dans le temps des plus rudes épreuves. Pour les sept autres propositions qui ont différens objets, leur

condamnation fait bien voir qu'on ne voulait faire grâce à rien même d'ambigu, pour peu qu'il fût susceptible d'un mauvais sens. Il est dit que la lecture de ce livre pourrait engager insensiblement les fidèles en des erreurs déjà condamnées, et que les vingt-trois propositions, soit dans le sens des paroles, tel qu'il se présente en les lisant, soit eu égard à leur liaison avec les principes établis dans le corps de l'ouvrage, sont téméraires, scandaleuses, mal sonnantes, offensant les oreilles pieuses, dangereuses dans la pratique, et même erronées respectivement. On avait beaucoup pressé pour que les qualifications d'hérétiques et d'impies fussent encore insérées dans le décret de condamnation : mais le pape et les consistoires n'y voulurent jamais entendre; ils refusèrent aussi de donner atteinte à plusieurs des propositions qu'on avait attaquées en France bien au delà du nombre de vingt-trois, et à aucune des pièces justificatives publiées par l'auteur, qui les avait répandues jusqu'à Rome. C'est ce qu'on peut regarder comme une justification des sentimens personnels de M. de Cambrai.

Dans toute la conduite de cette affaire, on s'aperçut qu'Innocent XII ne se prêtait qu'à contre-coeur à condamner l'ouvrage de ce prélat. Il y trouvait sans doute quelques points de doctrine condamnables, puisqu'il les a condamnés; mais il ne regardait pas des subtilités presque inintelligibles, comme des erreurs fort contagieuses, ni comme une entreprise funeste de porter les fidèles à aimer Dieu sur la terre comme il est aimé dans le ciel. Outre les bruits publics, le simple bon sens lui apprenait que le vacarme qui se faisait en France ne provenait pas de l'objet de la dispute ; qu'il n'avait d'importance que ce qu'on lui en prêtait, et qu'il tomberait de luimême dès qu'on ne l'agiterait plus. En effet, jamais question aussi malheureusement importante que le fut celle-ci sous Louis XIV, ne fut ensuite aussi profondément oubliée, ou du moins regardée avec autant d'indifférence qu'on la regarde aujourd'hui: il n'en reste qu'un air de cabaleurs et de lâches rivaux

aux zélateurs amers qui l'ont poussée avec tant de violence.

On doute qu'Innocent XII s'embarrassât beaucoup que la condamnation du livre des Maximes fût reçue en France. Ce qu'il y a de constant, c'est qu'il fit tout ce qu'il fallait pour qu'elle y fût rejetée. Son décret ne portait point que les évêques du royaume avaient de leur plein gré référé cette affaire au saint siége; il ne parlait pas davantage des sollicitations de sa majesté très-chrétienne. La décision n'était qu'en forme de bref. Elle n'était point adressée aux évêques de France. On n'y trouvait pas les termes usités en pareils jugemens, afin de les rendre plus authentiques; et la clause fatale, motu proprio, capable seule de tout faire manquer, y était employée dans le sens rigoureux, c'est-à-dire, qu'elle y signifiait, sans la moindre ambiguité, que le souverain pontife s'était porté de son propre mouvement à condamner l'ouvrage du prélat français. Tout cela rend très-vraisemblable le propos qu'on attribue à ce pieux pontife touchant M. de Cambrai et ses adversaires; savoir, que le premier avait péché par un excès d'amour pour Dieu, et les autres par un défaut de charité pour le prochain. Au reste, que ce propos soit véritablement d'Innocent XII, ou qu'il soit de la façon du public qui le lui attribue, c'est ce qui ne vaut pas la peine d'être discuté : la voix du public en ce point peut équivaloir à celle d'un pape.

Nos évêques ne virent pas apparemment sans chagrin le peu d'égard qu'avait Innocent XII pour les libertés gallicanes: mais on avait trop souvent répété au roi que la sentence définitive de Rome pouvait seule étouffer le monstre du quiétisme, pour élever le moindre obstacle contre l'acceptation du bref. Le monarque n'en eut pas plutôt reçu l'exemplaire que le nonce avait été chargé de lui remettre, qu'il écrivit de sa propre main au pontife, pour le remercier de son affection paternelle envers l'église de France. Quelques jours après, il fit intimer à tous les métropolitains d'assembler sans délai leurs suffragans, afin d'accepter solennellement cette décision. Ce fut là Tome XII.

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