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déterminer à lui donner place dans un ouvrage aussi grave que celui-ci : mais au moyen de ces perquisitions, on a rassemblé jusqu'à trente-huit lettres, qui forment une correspondance de huit ans bien suivis entre cette fille admirable et son directeur le père Luc de Bray, et qui d'ailleurs portent un caractère à l'épreuve de la plus sévère critique. Le caractère même de ce directeur, cordelier desservant de la paroisse de la Trinité à Château-Fort près Versailles, connu généralement de son temps pour un homme très-intérieur et très-sage, le met également à l'abri de tout soupçon.

Cette fille extraordinaire naquit à Paris en 1649 de parens illustres qui occupaient les premiers rangs à la cour, sans qu'on puisse, avec une certitude absolue, articuler leur nom: mais on a prétendu avec assez de vraisemblance, que c'était le grand nom de Montmorenci. Vers l'an 1666, cette maison perdit une demoiselle âgée d'environ quinze ans, qu'elle crut avoir été enlevée, et mise hors d'état de donner de ses nouvelles; et ce fut justement à cette époque que la vierge magnanime dont il est ici question, et qui avait le même âge de quatorze à quinze ans, s'échappa du sein de sa famille, pour éviter un mariage contraire à la consécration qu'elle avait déjà faite de sa personne au divin époux. Bien plus, on voit par sa correspondance avec son directeur, et particulièrement par la cinquième lettre du père de Bray, que toutes les personnes qui tenaient à elle par les liens du sang ou de l'affinité, tenaient pareillement à la maison de Montmorenci : mais ce père avait le secret sous le sceau de la confession, et jamais il ne crut pouvoir le révéler. La famille, après avoir fait toutes les perquisitions possibles sans rien découvrir, craignit de donner plus de célébrité à cet enlèvement prétendu, et jugea que le mieux était d'étouffer à jamais une affaire de cette nature. D'ailleurs on ne parla de cette fille singulière, au moins à la cour, qu'en 1694, c'est-àdire, trente-quatre ans après sa disparution, sans qu'on sût encore où elle habitait. Il est néanmoins

constant qu'alors elle y fit du bruit. La Baumelle, peu crédule ou peu croyant, en fait mention luimême dans la vie de madame de Maintenon. Il est vrai qu'il plaisante beaucoup sur ces lettres mais protestant, et protestant sans moeurs, il n'était pas fait pour les goûter; aussi voit-on par la manière même dont il en parle, qu'il ne les avait pas lues.

Après le sacrifice de son nom de famille, elle n'en voulut point porter d'autre que celui de JeanneMarguerite, qu'elle avait reçu avec la grâce du baptême. Elle s'en tint même au nom de Jeanne dont son père l'appelait dans son enfance, comme élle nous le dit dans sa septième lettre. Dès les premières lueurs de la raison, Dieu prévint cette ame privilégiée des bénédictions les plus abondantes. Elle y correspondit avec tant de fidélité, qu'elle avait acquis non-seulement une vraie piété, mais une vertu mâle et magnanime à l'âge où les autres enfans sont à peine instruits des premiers devoirs du chrétien. Elle n'eut pas plutôt connu l'excellence de la virginité, qu'elle consacra pour toujours la sienne au Seigneur; au moins est-il sûr qu'elle en fit le voeu avant l'âge de quatorze ans, où l'on commença à lui parler de mariage. On pressent bien que toutes les instances de ses parens furent inutiles. Ils l'envoyèrent passer quelque temps chez une tante dont elle respectait la vertu, et qui avait beaucoup d'ascendant sur son esprit. La jeune personne, qui avait ses vues, montra moins de résistance à ces nouvelles sollicitations, et cependant elle pratiquait ses exercices de piété avec plus d'assiduité que jamais. La tante ne la contrariait point, dans l'espérance de s'insinuer peu à peu dans son esprit, et de l'amener enfin à son but. Elle poussa la complaisance jusqu'à lui permettre d'aller en pélerinage au MontValérien. Ce pélerinage se fit en effet; mais tout singulier qu'il aurait dû paraître pour une personne de cet âge et de cette qualité, il s'en fallait bien qu'il présentât l'idée de celui auquel il préludait.

La jeune vierge, après avoir renouvelé son voeu au pied de la croix, pria le divin époux, avec une

grande effusion de larmes, et de la soustraire au danger de lui devenir jamais infidèle, et de lui suggérer les moyens de vivre désormais en épouse inconnue et crucifiée avec lui, remettant son corps et son ame entre ses mains, et s'abandonnant pour toujours aux soins de sa providence. L'esprit tout plein de ces pensées, et le cœur embrasé des ardeurs qu'elles allumaient, elle quitte les stations sacrées, et reporte ses pas, encore incertains, vers le bois de Boulogne ; mais elle ne fut pas à l'abbaye de Longchamp, qu'elle se sentit fortement inspirée d'entrer dans l'église : là, elle congédie pour quelque heure les gens de sa suite, sous prétexte qu'il lui restait encore beaucoup de prières à réciter, et dès qu'elle les voit disparaître, elle s'enfonce, d'un autre côté, dans la partie la moins fréquentée du bois. Elle suivait à tout hasard un sentier détourné, quand elle rencontra une pauvre femme qui lui demanda l'aumône. Elle forme son plan, et le met sur le champ à exécution. Elle changea de vêtemens avec cette mendiante, lui laissa ses habits et tous ses joyaux, se revêtit de ses haillons, barbouilla de terre ses mains et son visage, pour se grossir les traits et se défigurer autant qu'il était possible; elle tourne ensuite du côté opposé à celui où se devaient faire les premières recherches, et marche nuit et jour jusqu'à une campagne située près de la Seine au-dessus de Paris. Cependant elle fut rencontrée par des ecclésiastiques charitables, qui touchés de sa jeunesse, et des dangers que lui faisait courir sa figure malgré ses haillons, la mirent en service chez une femme riche et sûre pour les moeurs.

C'était une dévote fort régulière dans sa propre conduite; mais plus rigide encore à l'égard des autres, revêche, impérieuse, d'humeur acariâtre et tracassière, qui ne pouvait garder ni laquais, ni servante. Jeanne ou Marguerite, puisque nous n'avons à choisir qu'entre ses noms de baptême, entra sur le pied de femme de chambre: mais comme aucun domestique ne tenait dans cette maison, bientôt elle seule, à l'âge de quinze ans, tint

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lieu de femme de chambre, de cuisinière et de laquais même. Qutre son ardeur pour la croix et lá pénitence, elle goûtait d'autant mieux celle-ci, qu'elle ne laissait ni curieux, ni curieuse autour d'elle, et mettait son secret plus à couvert. Ellẹ soutint avec une douceur inaltérable, jusqu'à la mort de sa maîtresse, c'est-à-dire, pendant neuf à dix ans, tous les travaux, toutes les contradictions tous les caprices et toutes les rebuffades imaginables; de manière que l'intraitable maîtresse en fut à la fin si confuse, qu'elle lui en demanda publiquement pardon à l'article de la mort, et voulut absolument l'en dédommager par une gratification de quatre mille francs, outre le payement de ses gages dont elle n'avait jusque là presque rien touché, Jeanne, confuse elle-même, ne savait quelle contenance faire pendant cette réparation; mais elle eut beau réclamer, et refuser cette largesse, la mourante insista plus fortement encore, et commanda formellement à son héritier de forcer Jeanne à recevoir la somme entière, qui, avec les gages, montait à six mille francs. Il la contraignit en effet à tout recevoir; mais dès le même jour, elle la distribua aux pauvres, à la réserve d'une modique partie de ses gages.

L'attrait même de la vertu peut nous rendre inconsidérés. A peine la vertueuse inconnue eut-elle réfléchi sur les suites d'une libéralité si extraordinaire pour une domestique, qu'elle sentit vivement le danger qui en résultait contre l'obscurité où elle avait à cœur, sur toute chose, de se tenir ensevelie, et résolut de s'en tirer au plutôt. Comme elle revenait de l'enterrement de sa maîtresse, et ne songeait plus qu'aux moyens d'exécuter sa résolution elle vit passer le coche d'eau pour Auxerre. Elle s'y jette à l'instant, arrive dans cette ville, et cherche une condition, que son heureuse physionomie et son attrait pour l'abjection lui eurent bientôt fait. trouver. Elle tomba néanmoins chez un artisan distingué et fort honnête homme, qui était tout à la fois menuisier et sculpteur. Le ciel menait, pour ainsi

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dire, par la main cette ame privilégiée, et dans chacun des séjours qu'il lui assignait, il la disposait successivement à remplir toutes les vues qu'il avait sur elle,

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Déjà elle savait assez bien le dessein, pour se rendre utile à son nouveau maître; mais elle en apprit à manier le rabot et le ciseau, par le conseil d'un sage confesseur de l'ordre de saint Benoît à qui elle avait communiqué son projet de vivre à jamais éloignée du commerce des hommes, et qui lui fit sentir de quelle ressource lui seraient ces exercices manuels. Elle apprit encore au même lieu à faire des horloges de bois. Elle ne demeura néanmoins qu'une année à Auxerre, au bout de laquelle son confesseur étant mort, elle n'en retrouva point à qui elle pût s'ouvrir, et revint à Paris, où elle espérait trouver plus de secours pour la piété. Elle se croyait assez changée enfin, pour n'y être pas reconnue, Avant son départ, elle avait encore donné aux pauvres ce qu'elle avait d'argent, et fit ce second voyage en demandant l'aumône. Elle demeura quelque temps à Paris confondue avec les pauvres mendians, et uniquement occupée des pratiques de la piété et de la pénitence. Elle ne demandait chaque jour que ce qui lui était nécessaire pour vivre ce jour-là. Un jour qu'elle était à la porte d'une église, elle demanda humblement l'aumône à la maîtresse d'école de Château-Fort, fille pieuse et charitable formée par le père Luc de Bray. Il y a une espèce de sympathie entre les ames qui sont tout à Dieu. Au premier aspect de cette jeune et modeste mendiante, la vertueuse maîtresse sentit un vif attendrissement, et crut voir en elle quelque chose d'extraordinaire. Elle s'arrêta, elle l'interrogea, et entr'autres questions, lui demanda si c'était pour cause d'infirmité qu'elle mendiait.Jeanne ne répondit autre chose, sinon qu'elle se croyait dans l'ordre de Dieu en agissant ainsi. Cette réponse plut à la maîtresse, et redoubla son intérêt elle dit à la jeune mendiante, que dans l'état de faiblesse où elle la voyait, l'air de la campagne lui

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