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toutes ces allégations néanmoins, il n'accuse nulle part d'infidélité les extraits qu'on a produits de ses papiers, et qui ont servi de fondement à sa condamnation. Ce sont des témoins qu'il ne put récuser. Pour répondre à ce témoignage désespérant, tout ce qu'il eut de mieux à dire, c'est qu'il est permis à chacun de jeter sur le papier les idées et les sottises même qui lui viennent à l'esprit. Sur quoi il se met à la torture; il se tourne et retourne en tous sens, pour donner une interprétation supportable à ces idées et à ces sottises. On lui reprochait que jamais homme n'avait plus foulé aux pieds l'autorité des puissances légitimes; qu'il s'était emporté avec la dernière insolence contre les rois et leurs ministres contre les papes, les cardinaux, les évêques, contre toutes les personnes contraires à ses opinions. Il répondit que ce n'étaient là qué des paroles un peu libres, échappées en parlant en confiance de quelques personnes et de quelques affaires publiques. Mais ce procès fameux, tel qu'on le voit imprimé à la confusion de quelques hommes dépourvus de pudeur au point de nier ce qu'avoua Quesnel même, est le titre irréfragable sur quoi la postérité plus généralement de jour en jour portera le jugement dont il n'est point d'appel.

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Le père Gerberon et l'affidé Brigode furent plus mal servis que le père Quesnel. Brigode subit une prison de six mois, au bout desquels il était si maté, qu'il présenta une supplique, où, après avoir confessé à son archevêque qu'il s'employait depuis plusieurs années, tant à l'impression qu'à la distribution des livres du parti, il en demandait humblement pardon, et témoignait espérer de son pasteur, qu'à l'exemple de Dieu dont il tenait la place, il suivrait plutôt les mouvemens de la miséricorde que ceux de la justice. Il finissait par ces mots : J'ai la confiance que celui qui a commencé en moi l'ouvrage de ma conversion, l'affermira jusqu'au jour du Seigneur et qu'avec le secours de la grâce, je ne donnerai plus aucun sujet de plainte contre moi. Qui n'eût pas cru sincères ces beaux témoignages de repentir?

Tome XII.

X

M. de Malines lui rendit la liberté, à condition qu'il ferait une confession claire et nette de sa foi ; qu'il donnerait cinquante florins en aumônes à quelques pauvres communautés, et qu'il se retirerait ensuite dans un monastère de Chartreux, pour y vaquer aux exercices de la piété pendant quinze jours; qu'il y ferait une confession géné · rale, et qu'il ne remettrait jamais le pied dans le diocèse de Malines. Le pénitent promit tout, et n'exécuta rien.

Comme le père Gerberon était incapable de dissimuler ses sentimens, il demeura prisonnier, et l'on suivit son procès avec toute la maturité que demandait le nombre et la nature des griefs ; ce qui fit traîner l'affaire juqu'au 24 Novembre de l'année suivante 1704. Religieux bénédictin de la congrégation de saint Maur, d'abord il s'était sauvé du monastère de Corbie, sur le point d'y être arrêté prisonnier, dès l'an 1682, pour différens libelles qu'il avait publiés en faveur de l'hérésie à la mode. Il se réfugia d'abord en Hollande, et se fit naturaliser à Rotterdam, sous le nom d'Augustin Kergré. Depuis ce temps-là, il erra dans les Provinces-Unies, et dans toute la Belgique, qu'il inonda d'écrits erronés sur les matières de la grâce. Le jansénisme n'a point eu de plus ardent ni de plus laborieux défenseur ; et il en aurait pu occuper la chaire pontificale, si sa droiture, inflexible à certains égards, avait convenu au chef d'un parti qui ne se soutient que par le déguisement: mais la franchise bizarre du père Gerberon, qui ne se fit pas scrupule, dans l'Histoire générale du Jansénisme, d'altérer les faits les plus notoires, abhorrait tout palliatif à l'égard de ses opinions. Il ne publiait point d'écrits, où il n'enseignât à découvert la doctrine des cinq propositions, comme on le peut voir dans presque tout ce qui est sorti de sa plume. Par-tout il soutient sans détour, que Jesus-Christ n'est mort que pour le salut des prédestinés; que toute grâce médicinale est efficace par elle-même ; qu'il n'est point de grâce suffisante avec laquelle ceux qui

restent dans le péché pourraient se convertir s'ils voulaient (1).

Une ingenuité si contraire à la politique du parti, lui attira souvent des reproches de la part de ceux qui ne tenaient pas moins que lui à cette doctrine, mais qui souhaitaient qu'on la proposat avec plus d'art et d'ambiguité, qu'on lui donnât au moins quelque air de thomisme. Quelques-uns voulaient même qu'on écrivit contre lui, afin de persuader au public que tous les augustiniens ne pensaient pas de la sorte. Le bénédictin n'en devint pas plus réservé. Convaincu que c'était retenir la vérité captive dans l'injustice, que de l'exprimer en des termes ambigus, et susceptibles de tous les sens qu'on voudrait leur donner, il continua de présenter le jansénisme à nu, et publia même que les thomistes ne connaissaient pas la doctrine de saint Augustin. Il ne fut content ni d'Arnaud qu'il accusait d'avoir molli sur la fin de ses jours, ni de Quesnel qu'il parut jalouser. Voici comment il parle de celui-ci dans une de ses lettres (2) S'il se voit avec complaisance le chef d'une nouvelle bande ceux qui croient aimer plus sincèrement la vérité et à qui Dieu a donné quelques connaissances, seraient bien marris de s'y enrôler.

Cependant on cachait avec soin ces différens au public, où la mésintelligence des premières têtes du parti ne pouvaient que le couvrir d'opprobre, comme il est arrivé enfin, quand la saisie de ses renseignemens les plus secrets a produit au grand jour tous ces mystères d'iniquité. Quesnel poussa même la politique jusqu'à parler du père Gerberon, lorsqu'il fut condamné, comme d'un théologien exact et profond qui n'avait rien publié que de trèscatholique sur la grâce: fourbe inconséquent et gauche qui se prenait dans ses propres paroles puisqu'en approuvant les sentimens théologiques du père Gerberon, qui professait sans détour le plus

(1) La Vérité cathol. Vict. La Confiance Crét. Adumbrata. Eccl. Rom. etc. (2) Lettre du 19 Décembre 1700.

cru jansénisme, il démontrait tout ce qu'il a dit luimême par la suite, pour persuader que des visionnaires peuvent seuls apercevoir dans ses Réflexions morales le fantôme du jansénisme.

L'archevêque de Malines, informé par un bref des intentions du pape, et assuré de la protection tant du roi très chrétien que de sa majesté catholique, donna ordre à ses officiers de pousser le procès. L'intrépide bénédictin ne voulut point d'autre avocat que lui-même pour plaider sa cause, demanda pour toute faveur qu'on le jugeât sans délai, et se montra prêt à subir toutes les peines qu'on voudrait lui imposer. Il subit plusieurs interrogatoires, où il ne put nier qu'il eût enseigné hautement les nouveautés proscrites, sur-tout depuis qu'il avait mis bas le froc, ni d'avoir déchiré de tout son pouvoir la réputation des papes, des princes, et de tous les ennemis de la nouveauté. Enfin le 29 de Novembre 1704, on porta la sentence, qui ne put encore lui être prononcée que huit jours après. Il y était condamné à faire profession de foi, à signer le formulaire, à abjurer la doctrine des cinq propositions, pour être ensuite renvoyé à son monastère, où ses supérieurs veilleraient à sa conduite, et le tiendraient enfermé jusqu'à ce qu'il eût pleinement satisfait pour la doctrine.

Voilà toute la rigueur de la sentence de Malines dont les patrons du coupable, ou de ses erreurs, ont si injurieusement exagéré la violence. S'il essuya d'autres humiliations, il ne put s'en prendre qu'à l'opiniâtreté avec laquelle il refusa d'abord de se rétracter en aucun article, et de souscrire sans restriction le formulaire. Après ce refus, sa majesté très-chrétienne le redemanda comme son sujet, et le fit enfermer d'abord dans la citadelle d'Amiens, puis au château de Vincennes. La solitude, et toute la gêne qui accompagne la perte de la liberté, ne purent, durant six années, fléchir ce vieillard octogénaire. On ne doutait presque plus qu'il ne mourût impénitent, hérétique, et nommément excommunié, lorsque par une grâce, si rare sur-tont

parmi ces préconiseurs désespérans de la grâce, il se sentit tout changé. Le Seigneur eut une pitié particulière pour une ame foncièrement droite, dont l'égarement était moins l'effet de la dépravation que des préventions qu'on lui avait données, et de la fermentation sans cesse fomentée dans son imagination brûlante. Il demanda avec empressement à signer, et signa le formulaire, sans aucune restriction, le 10 d'Avril 1710, rétracta la doctrine de tous ses livres, et témoigna la plus vive douleur du long attachement qu'il avait eu pour les erreurs condamnées. On le mit aussitôt en liberté, et dix jours après, rendu à ses frères dans l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, il ratifia de son propre mouvement tout ce qu'il avait fait à Vincennes. Il était temps qu'il se reconnût. A une obstination de plus de cinquante ans, enfin désavouée, il ne survécut pas dix mois entiers étant mort le 20 Janvier 1711, non sans des remords cruels, surtout à cause du grand nombre d'ames qu'il avait égarées, mais en même temps avec une ferme confiance dans les miséricordes du Seigneur, et avec une vivacité de repentir qui en peut expier le délai.

Dans l'année où le père Gerberon subit à Malines l'humiliation qui lui fut si salutaire, mourut à Paris le 12 Avril 1704, le célèbre évêque de Meaux dont le nom seul fait mieux l'éloge que tout ce que pourrait produire toute autre plume que la sienne. C'est aux ouvrages immortels de Bossuet qu'il est réservé de représenter à nos derniers neveux la force et la hauteur de son génie, qui éclate sur-tout dans ses Oraisons funèbres, dans les Avertissemens aux protestans, dans l'Histoire des Variations, et dans le Discours sur l'Histoire universelle, chef-d'oeuvres qui n'eurent point de modèles, et qui désespéreront à jamais les imitateurs. Mais eût-on pu croire, avant la décadence d'une secte réduite à voler aux catholiques les grands hommes qui ne naissent plus dans son sein, eût-on pu croire que Bossuet, si fort au-dessus du panégyrique, eût besoin d'apologie et sur la grave matière de la foi, lui qui fut jusqu'à

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