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extrémités opposées, sur celle où on doit le placer. D'un côté, grand philosophe, sachant démêler le vrai d'avec le faux, voir l'enchaînure d'un principe, et suivre une conséquence; de l'autre, grand sophiste, prenant à tâche de confondre le faux avec le vrai, de tordre un principe, et de renverser une conséquence. D'un côté, plein de lumières et de connaissances, sachant tout ce qu'on peut savoir; de l'autre, ignorant ou feignant d'ignorer les choses les plus communes, avançant des difficultés qu'on a mille fois mises en poudre, et proposant des objecles apprentis de l'école rougiraient d'allé

tions que côté, embarrassant les hommes les plus

guer. D'un

habiles, ouvrant un champ vaste à leurs travaux, les conduisant par des routes pénibles, et par les détours les plus difficiles, et s'il ne les vainc pas, au moins leur donne-t-il beaucoup de peine à vaincre; d'un autre côté, s'étayant des plus minces esprits, leur prodiguant son encens, et souillant ses écrits de noms que des bouches savantes n'avaient jamais prononcés. D'un côté, exempt, du moins en apparence, de toute passion contraire à l'esprit de l'évangile, chaste dans ses mœurs, grave dans ses entretiens, sobre dans ses alimens, austère dans son genre de vie; de l'autre, employant toute la pointe de son génie à combattre les bonnes mœurs, à attaquer la chasteté, la modestie, toutes les vertus chrétiennes. D'un côté, appelant au tribunal de l'orthodoxie la plus sévère, puisant dans les sources les plus pures, et empruntant les argumens des docteurs les moins suspects; de l'autre, suivant toutes les routes de l'hérésie, ramenant les objections des plus anciens et des plus odieux hérésiarques, leur prêtant des armes nouvelles, et réunissant dans notre siècle toutes les erreurs des siècles passés.

Bayle confirma lui-même en quelque sorte la vérité de ce portrait. En répondant au reproche que lui fit un savant religieux, de ce qu'il tournait contre le ciel les talens qu'il en avait reçus avec tant d'abondance, pour toute justification, il se compara au Jupiter d'Homère, au nom duquel ce poëte ajoute

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presque toujours l'épithète, Nephele guereta, c'est-àdire, qui amasse les nuages (1), marquant, par cet emblème, la propriété fatale de son génie aussi habile à répandre les ombres sur la vérité qu'inhabile à les dissiper.

Un protestant équivoque fournissait des armes à l'incrédulité contre les premiers principes de la foi chrétienne, et une académie entière de protestans rigides rendait à la foi romaine un témoignage de première importance. La princesse de Brunswick étani recherchée en mariage par l'archiduc Charles d'Autriche, depuis empereur sous le nom de CharIes VI, voulut pour le repos de sa conscience savoir des docteurs de sa religion, si elle pouvait abandonner la confession d'Ausbourg en considération de cette alliance. Les docteurs luthériens de l'université d'Heln stadt répondirent affirmativement, et motivant leur décision, ils déclarèrent qu'on peut se sauver dans la communion des catholiques; qu'ils ne sont pas dans l'erreur pour le fond de la religion; qu'ils ont le même principe de la foi que les lutheriens, croyant en Dieu le père qui nous a créés, au fils de Dieu qui nous a rachetés, et au Saint-Esprit qui nous a éclairés; qu'ils ont encore le même décalogue, et font les mêmes prières; que l'église catholique est véritable église, puisqu'elle est une assemblée qui écoute la parole de Dieu, et reçoit les sacremens institués par Jesus-Christ. C'est ce que personne ne peut nier, ajoutaient ces docteurs; autrement il faudrait dire que tous ceux qui ont été, et qui sont encore dans l'église catholique, seraient damnés; ce que nous n'avons jamais ni dit, ni écrit.

Un assez grand nombre de protestans, entr'autres Pictet, ministre de Genève, parurent scandalisés de cette décision; mais les consulteurs d'Helmstadt, en déclarant que les catholiques sont en voie de salut, n'avaient-ils pas autant de raison que les calvinistes, qui avaient reconnu la même chose à l'égard des luthériens dans leur fameux synode de Cha

(1) Lettre de Bayle au P. Tournemine, jésuite.

renton, où ils se dirent leurs frères ? Long-temps avant tout cela, Melanchton, dans son ouvrage intitulé, Abrégé de l'Examen, que les docteurs d'Helmstadt ne manquerent pas de citer, avait soutenu et prouvé que l'église catholique a toujours été la veritable eglise. L'église catholique, dit-il, enseigne qu'on ne peut être sauvé que par Jesus-Christ, médiateur entre Dieu et les hommes, et que les péchés ne peuvent être remis que par ses mérites. A l'égard de la pénitence et des bonnes ceuves, poursuit-il, je crois que les protestans et les catholiques conviennent des choses, et ne different que dans les expressions. La consultation d'Helmstadt pouvait s'étayer de Luther même, qui s'exprime ainsi (1): Nous savons que dans le papisme se trouve la vraie écriture sainte, le vrai baptême, les vrais sacremens, le vrai pouvoir des clefs pour remettre les péchés, le vrai ministère de la parole de Dieu, la vraie mission pour l'annoncer, le vrai catéchisme, le vrai christianisme, et bien plus, le noyau du vrai christianisme.

Il est temps de revenir à la question fameuse des cérémonies chinoises qu'on a vu s'engager depuis long-temps, et dont l'on s'étonne peut-être de n'avoir pas encore vu la suite: mais pour traiter cette matière avec intérêt, il était expédient de ne la point morceller, d'en rassembler toutes les parties sous un même coup d'oeil, et pour cela, de la prendre à son dénouenient, qui, par bien des cascades, arriva sous le pontificat de Clément XI. On a vu en 1645, sous Innocent X, que sur le rapport du P. Morales, dominicain, la congrégation de la Propagande avait défendu provisoirement quelques-unes des cérémonies chinoises, jusqu'à ce que le saint siége en eût autrement ordonné. En effet, sur les remontrances du père Martini, jésuite, il en fut ordonné autrement sous Alexandre VII, par un décret de la congrégation de l'Inquisition, qui permit en 1656 ces mêmes cérémonies, c'est-à-dire, les honneurs que les Chinois se font un devoir capital de rendre

(1) Luther, t. IV, p. 320.

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au philosophe Confucius, ainsi qu'à leurs parens défunts. Ce règlement fut regardé comme un jugement contradictoire et définitif par la plupart des missionnaires, même dominicains, qui se conformèrent à la pratique des Jésuites. On n'incidenta pas davantage sur le mot chinois dont ils usaient pour exprimer le nom de Dieu, et les choses demeurerent assez long-temps sur ce pied-là parmi les missionnaires des différens ordres, sans en excepter la plupart des Jacobins.

L'uniformité de pratiques et d'opinions s'accrut même considérablement, avec la concorde, durant la violente persécution de 1665, bien propre en effet à éteindre les divisions. Tous les missionnaires que le gouvernement put découvrir ayant été conduits. à Canton, et renfermés dans la maison des Jésuites, prisonniers comme eux, résolurent d'écarter à jamais les troubles et les scandales qu'avait occasionnés la diversité des sentimens.

Ils tinrent quantité de conférences, où la matière fut discutée avec tout le soin qu'elle demandait. Le père Sarpetri, dominicain, qui s'y trouvait avec le père Navarète son supérieur, et avec le père Léonardi, autre dominicain, proposa la question qui regarde les honneurs qu'on rend à Confucius et aux morts. On discourut et l'on disputa beaucoup. Le père Sarpetri, prévenu d'abord que le père Martini avait pu se tromper dans l'exposé qu'il avait fait à Rome, mais doué d'une droiture incorruptible, revint de ses préventions quand il eut approfondi les raisons des Jésuites; il en donna son attestation par écrit le 4 d'Août 1668. Le père Navarète résista plus long-temps; mais enfin le 29 Septembre 1669, convaincu et vivement touché par un écrit du père Brancati, jésuite, il alla trouver le vice-provincial de la compagnie, déclara qu'il était entièrement persuadé, et lui mit en main sa propre déclaration par écrit sur quoi les provinciaux de l'ordre de saint Dominique défendirent à leurs religieux de plus rien mettre dans leurs écrits qui fût contraire à ce qui se trouvait dans ceux des Jésuites.

Voilà des faits incontestables, dont l'omission marque au moins une partialité suspecte dans la plupart des livres et des mémoires qu'on a publiés sur ce fameux différent. Qu'on ne puisse révoquer en doute l'accord et la déclaration du père Navarète, non plus que les vrais sentimens du père Sarpetri, c'est ce qui paraît en premier lieu par une lettre de ce père Sarpetri, adressée au père de Govéa, viceprovincial des Jésuites de la Chine. Il y déclare qu'il a vu l'acte écrit et signé de la main du père Navarète et témoigne autant de joie que d'édification du parti qu'a pris ce père; ce qui s'accorde parfaitement, ajouta-t-il, avec ce qui a été résolu à la pluralité des voix dans l'assemblée que nous avons tenue à Lanki, tout ce que nous étions de missionnaires de l'ordre de saint Dominique.

Voici qui n'est pas moins positif. Dans le cours de ces démêlés, les Jésuites ayant mis au jour un livre qui avait pour titre, Défense des nouveaux chrétiens, nombre de personnes qui s'y crurent offensées leur intentèrent à Rome un procés qui dura près de deux ans. Dans le cours de ce litige, leurs parties adverses sentant que l'acte du père Navarète qu'ils avaient rapporté dans le livre de la Défense, était pour eux une pièce décisive, prirent le parti de s'inscrire en faux, et demandèrent qu'il en fût retranché. On les arrêta par la réponse suivante, à laquelle il n'y eut point de réplique: L'original de cet acte a été montré aux pères dominicains de la Chine, et l'un d'eux savoir le père Sarpetri, en a donné une attestation en forme que nous avons entre les mains, avec la copie de la lettre même, au bas de laquelle est l'approbation et le consentement dudit père Sarpetri, signé de sa propre main, pour tout ce que contient cette lettre du père Navarète. Voilà ce qui ferma la bouche à ceux qui voulaient faire passer cette lettre pour supposée. On s'offrait de montrer encore d'autres pièces originales du père Navarète, à ceux qui souhaiteraient une conviction plus parfaite. Tout cela se trouve consigné dans un mémoire italien qui fut présenté le 7 Janvier 1693 aux commissaires du pape, auxquels on fit voir en effet ces pièces.

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