Page images
PDF
EPUB

il irrita les peuples du Fokien, les plus fiers de la plus fière nation du monde ; ils le tinrent à injure autant et plus pour eux-mêmes que pour leurs pasteurs.

La semaine de Pâques arriva peu après. Il n'y avait dans la capitale que quatre prêtres, M. Maigrot, un dominicain, et deux Jésuites portugais. Les nouveaux chrétiens s'assemblèrent au nombre d'environ quarante, et allèrent supplier le vicaire apostolique de permettre à ceux qui les avaient enfantés en Jesus-Christ, de leur administrer les sacremens qui sont de précepte au temps de Pâques : ils ne purent rien obtenir. Très-irrités dès ce premier refus, ils se continrent cependant, revinrent le lendemain faire une seconde tentative, se prosternèrent à la porte du vicaire, qui se tenait renfermé, et demandèrent avec de grands cris, au nom de Jesus crucifié, qu'il leur fût permis de se confesser aux pères de leurs ames. M. de Conon ne parut enfin que pour les traiter de gens grossiers, d'ignorans, et d'enfans sans raison. Ce dernier mot sur-tout mit à bout la fierté chinoise. Ils saisirent le prélat, lui reprochèrent de n'avoir pas salué le crucifix que l'un d'eux. tenait à la main, jettèrent son bonnet par terre, et le contraignirent de se mettre à genoux devant le crucifix. Un père dominicain, nommé Croquer étant survenu, un bachelier le prit par la barbe, et le menaça de la lui arracher, s'il ne faisait accorder aux chrétiens ce qu'ils demandaient. Le dominicain payant de présence d'esprit, répondit qu'il venait pour cela, et que si l'on se retirait, il accommoderait toutes choses. Il n'en fallut pas davantage pour les faire retirer. Cependant M. de Conon publia qu'un de ces néophytes avait tiré un couteau pour le tuer mais la peur métamorphose étrangement les objets. Il fut démontré que le prélat avait pris un chapelet pour un couteau; que l'assassin prétendu n'avait ni couteau, ni poignard, et qu'il était de l'ordre du peuple, qui n'en porte jamais. On avait encore voulu faire tomber sur les Jésuites cet assassinat imaginaire ; mais l'attestation de soixante-deux

[ocr errors]

chrétiens n'a pas permis à cette calomnie de faire fortune.

Dès le lendemain, le prélat s'éloigna de trois journées, et le dominicain se cacha dans le voisinage. Les néophytes, joués ainsi, reprirent leur première animosité, qu'un nouvel incident fit monter à son comble. Une femme chrétienne étant tombée malade, ces nouveaux fidèles ne sachant pas que les prêtres interdits pouvaient confesser dans un besoin pressant, avertirent du danger quelques domestiques de M. Maigrot et du père Croquer. Le portier du prélat, et l'un de ses catéchistes, répondirent qu'il suffisait dans le cas présent que la malade récitât cinq Pater et cinq Ave. La femme mourut en effet sans sacremens; et les néophytes ne se possédant plus, auraient traduit M. de Conon, comme perturbateur, aux tribunaux païens, si le père Gozani, l'un des deux Jésuites portugais, ne les en avait détournés avec des peines infinies.

Ce fut apparemment pour cela, ou ce qui revient à peu près au même, pour prévenir des scandales pareils à celui qui était arrivé, que M. Maigrot rendit enfin ses pouvoirs aux missionnaires interdits, comme il est dit dans l'approbation que son provicaire leur donna par son ordre : nouvelle inconséquence qui saute aux yeux du plus mince dialecticien. Le prélat croyait les cérémonies chinoises essentielment mauvaises, ou il ne les jugeait pas telles ; s'il ne les croyait pas mauvaises, pourquoi donc les avait-il abrogées par son mandement, au péril évident de la religion? Et s'il les jugeait illicites, comment permit-il aux Jésuites d'exercer le ministère, sans les leur interdire ? Comment a-t-il permis d'administrer et de recevoir les sacremens, à des ministres et à des néophytes qu'il traitait d'idolâtres ?

Les choses n'en demeurèrent point là. Le jugement qu'on poursuivait à Rome avec la plus grande chaleur, fut enfin rendu, le 20 Novembre 1704, par la congrégation de la Propagande mais ceux qui l'avaient sollicité n'en furent pas à beaucoup près aussi contens qu'ils affectèrent de le paraître. Il dé

clarait les cérémonies chinoises, superstitieuses selon l'exposé des accusateurs, et quon ne pouvait user des mots Tien et Chamti pour signifier Dieu, supposé que dans la secte des lettrés chinois, ils ne fissent entendre que le ciel matériel, ou une certaine vertu qui s'y trouvât infuse. Il est visible que ce décret n'était que conditionnel, puisque les conditions au moyen desquelles il devait obliger, y sont énoncées en termes exprès. La congrégation déclarait encore que le saint siége ne prononçait point sur la vérité de l'exposé. Elle laissait donc une liberté entière d'en révoquer la vérité en doute: vérité néanmoins supposée nécessaire par les termes formels du décret, pour qu'on fût obligé de s'abstenir tant des cérémonies que du Tien et du Chamti. Ainsi le décret n'était absolu que pour ceux qui soutenaient la vérité de ce qu'avaient exposé messsieurs des missions étrangères. Ce n'était pas là sans doute ce qu'ils avaient prétendu, et ce n'était pas le seul chagrin que leur donnât un jugement sollicité avec tant de chaleur.

Toutes les cérémonies, grandes et petites, ainsi qu'on les avait désignées, étaient indistinctement déclarées superstitieuses selon l'exposé, et M. Maigrot avait cru qu'on pouvait tolérer les petites: par ой il résultait manifestement du décret, que le prélat n'avait pas raisonné conséquemment. En effet, si les unes sont idolâtriques, les autres ne sauraient être innocentes, puisqu'elles se pratiquent toutes dans le même esprit. La congrégation défendait encore de traiter de fauteurs d'idolatrie, les missionnaires qui avaient permis jusque là les cérémonies à leurs néophytes; ce qui était foncièrement une censure des mémoires et des libelles farcis de ces reproches outrageans. Ce décret fut tenu long-temps fort secret à Rome, et ne devint public en Europe qu'après les tristes affaires qu'eut par la suite à la Chine M. Maillard de Tournon, piémontais, issu d'une ancienne maison originaire de Savoie.

Clément XI le sacra patriarche d'Antioche en 1701, et le fit partir pour la Chine en qualité de

légat apostolique, uniquement afin d'informer le saint siége du véritable état des missions, comme il le déclara le 5 Décembre de la même année, dans le discours qu'il fit à ce sujet aux cardinaux. Ce legat prit terre en 1703 à Pondichéri, passa de là aux Philippines, et par un vaisseau parti exprès de ces îles pour le conduire à la Chine, il y arriva le 8 Avril 1705. Il ne fut pas plutôt à Canton, qu'il insinua aux différens missionnaires qu'il fallait interdire aux néophytes l'usage des cérémonies, et qu'il se montra fort contraire aux Jésuites. Il disait souvent que ces pères n'avaient pas pris la vraie manière de planter la foi, et que leur méthode n'était suivie que par ceux qui avaient quelque intérêt à le faire. Il n'avait pas encore eu le temps de reconnaître par lui-même l'état des choses; mais il comptait absolument sur la parole des missionnaires de Paris, parmi lesquels il avait trouvé un prêtre de sa nation, nommé Appiani, qui n'avait pas peu contribué à leur gagner sa confiance.

Cependant comme ces amis avaient un crédit médiocre à la Chine, il fallut s'adresser aux Jésuites pour obtenir la permission d'aller à la capitale. Ces pères la demandèrent, et furent refusés deux fois. L'empereur leur dit même qu'il était dangereux de faire venir à la cour un homme à peine débarqué qui n'avait nulle connaissance des coutumes de l'empire. Ils le sentaient aussi-bien que le prince; mais ils voyaient aussi qu'on ne manquerait pas de leur imputer le refus, et ils firent tant d'instances, qu'il fut enfin permis au légat de venir à Pékin. Il y reçut même des honneurs qu'on ne faisait pas aux ambassadeurs des plus grands princes.

Get accueil distingué fit concevoir au légat un projet admirable, à quoi rien n'eût manqué, si la justesse en eût égalé la grandeur: il ne se proposa rien de moins que d'établir à Pékin un nonce permanent, pour y être le supérieur de tous les missionnaires, et former une correspondance habituelle entre le chef de l'église et le premier potentat de l'Asie. Le légat en ayant fait l'ouverture par le moyen

de quelques gentilshommes que l'empereur avait chargés de le visiter tous les jours, il fut sur le champ et très-sèchement refusé. Les plaintes qu'il fit à ce sujet, et quelques paroles indiscrètes échappées à son chagrin, firent soupçonner qu'il y avait du mystère dans son voyage. Il n'en fallait pas tant à une politique aussi ombrageuse que celle des Chinois pour éclairer, comme on le fit dès-lors, toutes ses démarches. Cependant l'empereur, très-habile dans l'art d'observer son monde, et fort modéré de son naturel, cacha son mécontentement, et daigna même lui expliquer les causes de son refus. Ce fut dans une audience extraordinaire qu'il lui accorda le 31 Décembre 1705, avec une marque de distinction et de condescendance dont il n'y avait point d'exemple à cette cour. Une incommodité survenue au patriarche, le mettant hors d'état de faire les prosternemens et tout le cérémonial d'usage, il en fut dispensé pour cette fois.

Il eut enfin le 29 Juin de l'année suivante, son audience solennelle, cette audience fameuse, et tournée en tant de façons par les partis divers. Il ne faut donc consulter ici ni les écrits des accusateurs, d'un laconisme affecté en ce point, ni ceux des accusés plus diserts, mais toujours suspects. Heureusement nous avons sur ce point capital le témoignage impartial de l'évêque d'Ascalon, que nous avons déjà nommé don Alvare de Bénaventé de l'ordre de saint Augustin, et vicaire apostolique de la province de Kiangsi. C'est dans une lettre adressée à sa majesté catholique, que ce vertueux et zélé prélat expose la manière dont M. de Tournon s'est conduit à la Chine, en déplorant avec amertume les malheurs que les préventions de ce légat ont attiré sur les missions de cet empire.

Selon ce monument, le légat marqua d'abord à Tempereur, qu'il n'avait entrepris un voyage si long que pour remercier sa majesté, au nom du chef de tous les chrétiens, des grâces dont elle comblait les missionnaires, et de la protection qu'elle accordait à notre sainte religion. Ce compliment donna lieu

[ocr errors]
« PreviousContinue »