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mêler, et, lorsqu'il y intervenait, sa voix était trop souvent méconnue.

Ainsi, sur le vote d'urgence proposé par le Gouvernement pour le projet de loi qui investissait les préfets du droit temporaire de destituer, selon leur bon plaisir, les instituteurs, l'Assemblée s'était partagée en deux parts égales: 312 contre 312. Il avait fallu annuler le scrutin et le recommencer, pour qu'une majorité de quelques voix fit passer la mesure, non sans les violentes protestations de la gauche.

Lors de la discussion de la loi qui assignait l'Algérie aux déportés de Juin, un des membres les plus vifs de la majorité, M. de Kerdrel, député breton, s'étant approché du banc des ministres, s'était permis de dire à haute voix au ministre de l'intérieur, avec une franchise toute bretonne : « J'espère bien, qu'après le vote, le Président, par des grâces accordées, ne voudra pas faire de la popularité aux dépens de l'Assemblée. »

Dans les grandes discussions, la majorité se plaignait souvent que le ministère n'intervenait pas et semblait se réserver.

C'est sans doute sous l'impression de cette insuffisance de ses ministres que le Président de la République retira des mains de mon frère le portefeuille du ministère de l'intérieur, et le confia à M. Baroche, qui, s'il n'avait pas plus d'autorité dans l'Assemblée, avait au moins plus d'expédients dans l'esprit, et, surtout, plus d'audace dans la parole.

Dans ce même temps, deux affaires extérieures occupèrent assez gravement l'Assemblée. La première naissait à l'occasion de la guerre qui existait depuis longtemps entre Montevideo et la république de Buenos-Ayres. M. Thiers et la commission voulaient une intervention armée ; le gouvernement se contentait d'une intervention diplomatique. Une sorte de transaction fut adoptée entre ces deux modes.

La conduite au moins étrange du gouvernement anglais à l'égard de la Grèce faillit prendre un caractère bien plus grave. Un juif, qui se disait sujet de l'Angleterre, le sieur Pacifico, croyant avoir des indemnités à réclamer de la Grèce, le gouvernement anglais, sans attendre que la justice du pays eût prononcé, avait tout à coup ordonné à sa flotte de pénétrer dans le Pirée, de mettre le séquestre sur tous les vaisseaux grecs, menaçant ce faible gouvernement de mesures encore plus acerbes, s'il ne s'exécutait pas tout de suite. Un tel procédé révolta toute l'Europe; la France rappela son ambassadeur, et le ministère anglais, alors présidé par lord Palmerston, reconnaissant, un peu tard, qu'il avait outrepassé ses droits, accepta notre médiation. Les relations diplomatiques se rétablirent alors entre les deux pays.

Quant à l'affaire de Rome, les négociations se poursuivaient avec le Pape, mais bien plus mollement, et ne devaient pas tarder à être tout à fait abandonnées. L'Assemblée eut cependant à s'en occuper, à propos d'un crédit que notre occupation prolongée nécessitait. Le rapporteur était M. Gustave de Beaumont, qui affirma, avec une certaine solennité, que la République avait fait deux grandes choses qui la recommandaient à l'estime de l'Europe: Elle avait, disait-il, vaincu le socialisme et fait l'expédition de Rome! A un représentant qui, en sa qualité de chef de bataillon, était entré à Rome avec l'armée assiégeante, et qui déclarait avoir vu, en entrant dans cette ville, une population de 100,000 âmes exaspérée et brandissant le poignard de la vengeance, le général Oudinot répondit, avec autant d'à-propos que de bon sens, que, si l'allégation était vraie, 25,000 hommes n'auraient jamais pu pénétrer dans une ville sur les remparts de laquelle étaient braqués 200 canons, quand les Français n'en avaient que vingt, et que, dans tous les cas,

ceux-ci n'auraient jamais pu s'y maintenir. Le crédit fut voté par 462 voix contre 198, au milieu d'une explosion effroyable de protestations de la gauche. Cette question, en effet, avait toujours pour résultat de soulever les passions les plus violentes de ce parti, alors même que les faits étaient irrévocablement accomplis.

Telle était la situation, lorsqu'eut lieu l'élection de trente-trois représentants, en remplacement de ceux qui, ayant été condamnés par la haute cour, étaient déchus, par arrêt, de leurs droits civils et politiques; élection qui fut tout à la fois l'occasion d'une manifestation éclatante de l'opinion parisienne contre la réaction, et le prétexte de la fameuse loi du 31 mai.

Ici, nous entrons dans la seconde période, celle du gouvernement abandonné, pour quelque temps, à la majorité.

CHAPITRE II

REGNE DES BURGRAVES.

LOI DU 31 MAI SUR LE DROIT ÉLECTORAL.

Nous venons de voir par combien de mesures provocatrices le sentiment républicain, qui dominait encore dans la plus grande partie de la population de Paris, avait été froissé; l'Assemblée avait même dédaigné de célébrer l'anniversaire de la révolution du 24 février, autrement que par un simple service pour les morts des deux partis; et, sur une interpellation de M. de Lagrange, qui demandait un peu plus de solennité, elle renvoyait, avec un mépris hautain, cette interpellation après le budget. C'est, je crois, à cette occasion qu'il arriva à M. Thiers de qualifier de funestes les journées de Février, tandis que M. de Lamartine les appelait glorieuses: chacun était dans son rôle ; mais les masses, qui peuvent bien pardonner la violence, car elle ressemble encore à de la force, pour laquelle elles ont, en général, un grand respect, ne pardonnent pas le mépris et le dédain. On s'en aperçut bientôt au résultat de l'élection qui eut lieu en remplacement des députés déclarés indignes par suite des condamnations qu'ils avaient encourues.

M. Carlier, le préfet de police, avait adressé aux Parisiens une circulaire à l'occasion de cette élection. Après avoir fait un tableau très-énergique et trop vrai du socialisme, il y disait à ses commissaires de police:

Votre devoir, comme citoyen et comme magistrat, c'est de prémunir les honnêtes ouvriers contre les fausses et dangereuses doctrines du socialisme, etc.

A cette circulaire, les électeurs répondaient en donnant 132,000 voix à M. Carnot; 128,000 à Vidal, et 126,000 à de Flotte, qui obtenaient ainsi la majorité sur MM. Foy, de la Hitte et Bonjean, candidats du parti conservateur.

Ce résultat inattendu causa une sensation universelle on le comparait à celui que l'élection précédente, faite sous notre ministère, avait donné. On se demandait comment les mêmes électeurs qui avaient si récemment élu les hommes les plus obscurs, les plus ignorés, à des majorités importantes, par cela seul qu'ils étaient sur la liste des conservateurs, avaient pu faire des choix aussi menaçants pour l'ordre public. Les partis extrêmes avaient donc reconquis la majorité, se disait-on. De là, un grand trouble et une grande irritation dans le gouvernement et dans l'Assemblée.

La presse conservatrice sonna le tocsin d'alarme; le journal l'Assemblée nationale allait même jusqu'à dénoncer à ses lecteurs les marchands qui avaient voté pour les rouges, ce qui donna lieu à une interpellation de M. Ferdinand de Lasteyrie, revendiquant, non sans raison, la protection due à la liberté des votes. Les ministres s'étaient bornés à lui répondre, l'un, M. Rouher, qu'il n'y avait pas là un délit caractérisé; l'autre, que l'élection de Paris n'était pas un acte de conciliation et de paix; et comme l'auteur de l'interpellation insistait et conjurait la majorité d'é

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