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Par cette localisation de tous les renseignements propres à l'éclairer, par ce compte ouvert à tous ses justiciables et régulièrement tenu, on comprend que le juge de paix acquiert une puissance et une infaillibilité qu'il ne possédait pas, qu'il ne pouvait pas posséder; il devient le prêtre de la justice, et son prétoire se change en un confessionnal où parle à voix haute la conscience publique lorsque se tait ou ment la conscience individuelle. Sous le langage du plaideur, il voit le passé du pécheur.

Dès qu'un fait qualifié délit ou crime a été constaté par un juge de paix ou d'appel, le greffier de ce juge étant tenu, sous peine d'une amende considérable par chaque omission, d'adresser en double expédition l'extrait de ladite constatation au greffe de la justice de paix et à l'officier de paix de la commune lieu de la naissance du prévenu, l'obscurité qui jusqu'à ce jour avait enveloppé la société se dissipe aussitôt : la conscience de chacun et de tous devient comme si elle était transparente.

Un tel avantage est trop grand, à un trop grand nombre de points de vue, pour qu'il y ait lieu de craindre qu'on s'arrête à des considérations secondaires et de peu d'importance contre l'érection en justices de paix de toutes les communes de France, réduites de 36,819 à 6,300 environ. (1)

C'est en multipliant ainsi les justices de paix qu'on pourra fermer sans risque les prisons et les bagnes, et résoudre sans difficulté le problème, jusqu'à ce jour insoluble, des libérés.

L'ordre et la liberté dans la commune, c'est la liberté et l'ordre dans l'État.

L'ordre et la liberté en France, c'est la liberté et l'ordre en Europe.

L'ordre et la liberté en Europe, ce sont les nationalités qui s'écroulent et les communes qui s'élèvent.

Élever la commune à sa plus haute puissance, afin de tarir la misère et le vice; élever la commune à sa plus haute puis

(1) 6,000 communes chefs-lieux de justices de paix, à raison de 5,000 habitants représenteraient une population de 30 millions d'habitants; 394 communes représentent aujourd'hui plus de 5 millions 400,000 habitants ensemble 6,300 communes environ.

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sance, afin de placer l'homme à la hauteur que lui assigne le libre et plein développement de ses facultés: - tel est le but que se sont proposé les règlements que j'ai rédigés, sous la réserve de toutes les modifications et de toutes les additions dont la nécessité sera démontrée par l'expérience.

III LE MAIRE DE CORPORATION

Si la commune a sa raison d'être, à plus forte raison la corporation a-t-elle sa raison d'exister.

La corporation, c'est la commune professionnelle; comme la commune, c'est la corporation locale.

Il suffit de mettre dans les deux plateaux d'une balance la commune et la corporation pour reconnaître que celle-ci l'emporte de beaucoup sur celle-là en importance.

Ouvrir et entretenir les chemins, paver et éclairer les rues, réparer les bâtiments: voilà la grande affaire de la commune, voilà sa principale raison d'être.

Plus importante à tous les titres et plus compliquée est l'œuvre de la corporation : car, à l'intérieur de chaque pays, elle n'a pas seulement à régler et à maintenir le taux des salaires, il est nécessaire encore, à l'extérieur, qu'elle fasse contre-poids et conséquemment équilibre aux prix de revient.

C'est par l'universalité des corporations que peut et que doit se dénouer cet inextricable noeud qui se nomme la réciprocité des échanges.

En effet, partout le travailleur a le même intérêt à recevoir la juste rémunération de son travail; nulle part deux travailleurs de la même profession, quoique séparés par une limite territoriale, n'ont intérêt à faire baisser leur salaire; nulle part ils n'ont rien à gagner à la concurrence aveugle que se font les nations, rivales d'industrie; partout, au contraire, ils ont tout à gagner à s'entendre. Même alors que les intérêts des nations passent pour opposés, les intérêts des corporations

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LE VOTE UNIVERSEL

n'en demeurent pas moins identiques. Le filateur de Manchester et le filateur de Mulhouse, le mineur de Newcastle et le mineur d'Anzin ont également besoin, l'un et l'autre, de réparer par une alimentation substantielle la force qu'ils dépensent, de conserver par un logement salubre, par un repos nécessaire, par des soins opportuns, la santé qui est leur capital; de pourvoir, par l'épargne, aux cas de maladie et de chômage, ainsi qu'aux jours de la vieillesse qu'on doit prévoir; de subvenir, par un excédant indispensable, aux indispensables frais de trois enfants, au moins, et souvent de quatre enfants, qui demandent du pain et auxquels il faut en donner jusqu'à l'âge où ils pourront eux-mêmes gagner de quoi se nourrir. Si, pour ne citer qu'un seul exemple, les filateurs français étaient constitués en corporation et que les filateurs anglais le fussent pareillement, rien ne serait done plus facile à concevoir, rien ne serait donc plus facile à exécuter que l'accord entre les deux corporations de filateurs, la corporation française et la corporation britannique.

Elles se mettraient en relation l'une avec l'autre, au moyen de délégués plénipotentiaires qu'elles accréditeraient, comme les nations se mettent en relation entre elles au moyen de plénipotentiaires qui reçoivent soit le titre de ministres, soit celui d'envoyés. Elles régleraient les conditions des tarifs et arrêteraient le taux des salaires. Cela fait, un champ assez vaste resterait encore à la concurrence et au capital, puisqu'ils auraient à se mouvoir dans les larges limites de l'achat des matières à ouvrer, du perfectionnement des procédés et des machines à employer, des débouchés à étendre ou à découvrir, etc., etc. Tel que je le comprends, le rôle des corporations serait aussi simple que m'a toujours paru compliqué et secondaire le rôle des associations. Corporations et associations sont deux termes qu'il ne faut pas confondre, il existe entre eux autant de différence qu'il y en a entre un entier et une fraction.

Par associations, j'entends les réunions de travailleurs où le patron et sa volonté sont remplacés par un gérant élu et par un règlement voté. Ces associations accusent, comme à plaisir, les difficultés et ne résolvent, en réalité, aucun problème. Elles sont impuissantes à prévenir et à réprimer l'abaissement du salaire; elles subissent la loi du marché et ne la lui dictent

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pas. Elles ont tous les désavantages: elles louent plus cher l'argent dont elles ont besoin, et le profit qu'elles comptaient réaliser par la suppression du patron s'évanouit sous la forme d'escompte. L'unité leur manque; or sans unité, point de liberté effective, point de responsabilité directe, point de spontanéité dans la conception, point de rapidité dans l'exécution. Le patron, qui agit à ses risques et périls, peut faire hardiment la part de la perte aussi large que celle du gain; le gérant, qui agit aux risques et périls d'une association, toujours ombrageuse, est forcément condamné à la timidité, car il ne peut ni ne doit rien donner au hasard.

Il y a deux manières d'assurer au travailleur un salaire qui soit la juste rémunération de son travail, et qui tienne compte de la valeur de l'homme : par voie de réglementation ou

par voie de liberté.

Par voie de réglementation, c'est l'État qui s'impose.

Par voie de liberté, c'est la corporation qui s'administre. Dans l'ordre de choses qui admet à tous propos et hors de propos l'immixtion de l'État, qu'aurait-on à objecter contre un décret, une loi ou un règlement qui se fonderait sur les motifs ci-après :

Attendu qu'il a été reconnu que l'insuffisance des salaires est l'une des causes les plus générales de l'indigence parmi les individus valides; (1)

Qu'il est incontestable que la rétribution du travail est abandonnée au hasard ou à la violence; (2)

Que le bas prix des salaires est un des plus grands vices de l'ancien monde; qu'on ne peut pas appeler heureuse une société où, par la modicité et l'influence des salaires, les salariés ont une subsistance si bornée que, pouvant à peine satisfaire leurs premiers besoins, ils n'ont le moyen ni de se marier ni d'élever de famille, et sont réduits à la mendicité aussitôt que le travail vient à leur manquer ou que l'âge et la maladie les forcent à manquer au travail; que l'insuffisance des

(1) Circulaire du 6 août 1840, adressée par le ministre de l'intérieur aux préfets.

(2) LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE.

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salaires est une cause de décadence pour une manufacture, comme le haut prix est une cause de prospérité; (1)

Que la simple équité exige que ceux qui habillent, nourrissent et logent le corps de la nation aient dans le produit de leur propre travail une part suffisante pour être eux-mêmes passablement nourris, vêtus et logés; que le prix réel de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer, c'est le travail et la peine qu'il faut s'imposer pour l'obtenir; que le travail a été le premier prix, la monnaie payée pour l'achat primitif de toutes choses; (2)

Que l'exemple de ces classes d'individus qui se soumettent sans se plaindre à la réduction de leurs salaires, qui se contentent de gagner simplement de quoi satisfaire leurs premiers besoins, ne doit jamais être offert à l'admiration ni à l'imitation du public; que les intérêts de la société bien compris exigent que les salaires soient aussi élevés que possible; que les salaires réduits sont la cause de cette apathie et de cette incurie qui se contentent de la satisfaction des premiers besoins animaux; (3)

Que le salaire est le revenu du pauvre; qu'en conséquence il doit suffire non-seulement à son entretien pendant l'activité, mais aussi pendant la rémission du travail; qu'il doit pourvoir à l'enfance et à la vieillesse comme à l'àge viril, à la maladie comme à la santé, et aux jours de repos nécessaire au maintien des forces, ou ordonnés par la loi ou le culte public, comme aux jours de travail ; (4)

Que le travailleur qui n'a pas par devers lui des fonds de compensation ou de revenu autre que son travail actuel ne peut se faire associé, parce qu'il mourrait de faim en attendant la réalisation du produit; (5)

Que le taux des salaires n'est pas réglé par les subsistances; que dans les temps de disette on voit une concurrence de misère, réduite à s'offrir avec anxiété pour le plus vil salaire, et que cependant la classe qui vit de salaires forme les trois quarts de la population; que s'il existait une propriété qu'on dût respecter plus encore que les autres, ce serait celle des hommes qui ne possèdent que leurs bras et leur industrie; que gêner leur travail, c'est leur ôter les moyens de vivre ; qu'un tel vol est un assassinat ; (6)

(1) FRANKLIN.
(2) A. SMITH.
(3) MAC-CULLoch.

(4) SISMONDI.

(5) ROSSI.
(6) DROZ.

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