Page images
PDF
EPUB

M. Crémieux s'exprime ainsi :

Dans un pareil moment, il est impossible que tout le monde soit d'accord pour proclamer madame la duchesse d'Orléans pour régente et M. le comte de Paris pour roi; la population ne peut pas accepter immédiatement cette proclamation. En 1830, nous nous sommes fort hâtés, et nous voici obligés, en 1848, de recommencer. Nous ne voulons pas, messieurs, nous hâter en 1848; nous voulons procéder régulièrement, légalement, fortement...

Je demande l'institution d'un gouvernement provisoire composé de cinq membres.

M. Odilon Barrot combat cette proposition:

Jamais, nous n'avons eu plus besoin de sang-froid et de prudence, dit-il. Puissiez-vous être tous unis dans un même sentiment: celui de sauver le pays du plus détestable des fléaux, la guerre civile... Notre devoir est tout tracé... La couronne de juillet repose sur la tête d'un enfant et d'une femme... C'est au nom de la liberté politique dans notre pays que je demande à tout mon pays de se rallier autour de ses représentants, de la révolution de Juillet...

La régence de la duchesse d'Orléans, un ministère pris dans les opinions les plus éprouvées, vont donner plus de gage à la liberté,

Pendant que M. de Larochejaquelein proteste contre les paroles de M. Odilon Barrot, une foule d'hommes armés, de gardes nationaux, d'étudiants, d'ouvriers, pénètre dans la salle des séances et arrive jusqu'à l'hémicycle. Plusieurs sont porteurs de drapeaux. Un tumulte général se produit dans l'Assemblée. Les cris: Nous voulons la déchéance du roi ! la déchéance! la déchéance! sont poussés par ceux qui paraissent marcher à la tête de la foule. M. le président se couvre : « Il n'y a point de séance en ce moment, » dit-il.

Un orateur étranger à la Chambre, M. Chevallier', paraît à la tribune et propose « le seul expédient qui convienne à la situation. »

Que la duchesse d'Orléans ou le comte de Paris, dit-il, aient le courage de se rendre sur les boulevards, au milieu du peuple et de la garde nationale, je réponds de leur salut... Il faut que le comte

1. Ancien rédacteur de la Bibliothèque historique.

2. La duchesse d'Orléans et les princes étaient sortis au moment de l'invasion de la salle par la multitude.

de Paris soit porté sur le pavois aux Chambres. Si vous hésitez, vous êtes sûrs de voir proclamer la République.

Un citoyen, en costume d'officier d'état-major de la garde nationale, monte à la tribune, et pose sur le marbre la hampe d'un drapeau tricolore.

Messieurs, s'écrie-t-il, le peuple a reconquis son indépendance et sa liberté aujourd'hui comme en 1830. Vous savez que le trône vient d'être brisé aux Tuileries et jeté par la fenêtre.

Plusieurs

Des clameurs confuses se font entendre. députés quittent la salle des séances. M. Ledru-Rollin demande un instant de silence.

Au nom du peuple partout en armes, maître de Paris quoi qu'on fasse, dit-il, je viens protester contre l'espèce de gouvernement qu'on est venu proposer à cette tribune... Depuis deux jours, nous nous battons pour le droit. Eh bien! si vous résistez, si vous prétendez qu'un gouvernement par acclamation, un gouvernement éphémère qu'emporte la colère révolutionnaire, existe, nous nous battrons encore au nom de la constitution de 91 qui plane sur le pays, qui plane sur notre histoire... Au nom du droit, au nom du peuple, je proteste contre votre nouvelle usurpation.

... Pas de régence possible, pas de régence telle qu'on vient d'essayer de l'implanter d'une façon véritablement singulière et usurpatrice... En 1815, Napoléon a voulu abdiquer en faveur du roi de Rome: le pays était debout, le pays s'y est refusé. En 1830, Charles X a voulu abdiquer pour son petit-fils le pays était debout, le pays s'y est refusé. Aujourd'hui le pays est debout, et l'on ne peut rien faire sans le consulter. Pour me résumer, je demande donc un Gouvernement provisoire nommé, non pas par la Chambre, mais par le peuple, un gouvernement provisoire et un appel immédiat à une Convention qui régularise les droits du peuple.

M. de Lamartine prend la parole pour réclamer aussi un gouvernement provisoire, « un gouvernement qui étanche le sang qui coule, dit-il, qui conjure le fléau de la guerre civile. »

A ce moment, on entend retentir du dehors des coups violents aux portes de l'une des tribunes publiques. Les portes cèdent bientôt sous des coups de crosses de fusils. Introduits

par Marrast1, des hommes du peuple mêlés de gardes nationaux y pénètrent en criant: « A bas la Chambre! Pas de députés! » Un de ces hommes abaisse le canon de son fusil dans la direction du bureau. Les cris de: « Ne tirez pas! ne tirez pas, c'est M. de Lamartine qui parle » retentissent avec force. Sur les instances de ses camarades, l'homme relève son fusil. Le bruit, le tumulte et la terreur sont à leur comble. M. le président s'écrie: «< Puisque je ne puis obtenir le silence, je déclare la séance levée. » M. Sauzet se retire suivi du bureau.

Son départ a marqué la fin de la séance de la Chambre des députés, mais la salle reste occupée par une foule de citoyens armés de fusils, de sabres, mêlés aux gardes nationaux et à un certain nombre de députés de la gauche. Sur l'invitation qui lui est faite de toutes parts, M. Dupont (de l'Eure) monte au fauteuil, soutenu par M. Carnot. Il est entouré d'un grand nombre de personnes étrangères à la Chambre. M. de Lamartine, après de longs efforts pour obtenir le silence, s'écrie:

Messieurs, la proposition qui a été faite, que je suis venu soute. nir, et que vous avez consacrée par vos acclamations à cette tribune, est accomplie. Un gouvernement provisoire va être proclamé nominativement (Bravo! Bravo! Vive Lamartine!).

M. de Lamartine, qui n'a pas quitté la tribune, veut lire les noms des membres du gouvernement provisoire, mais le tumulte domine sa voix. Le silence est réclamé pour M. Dupont (de l'Eure) que l'on invite à faire connaitre les noms des membres du gouvernement provisoire. Les hommes du peuple, les étudiants, les élèves de l'École polytechnique, les gardes nationaux, etc., qui étaient jusque-là restés debout dans l'hémicycle ou pressés sur les marches de la tribune et du bureau, s'assoient, en riant et en criant, sur les bancs des ministres et des députés du centre, comme pour assister à une délibération régulière.

Au milieu du bruit et de l'agitation, M. Dupont (de l'Eure)

1. Lamartine. Révolution de 1848.

2. M. Dupont de l'Eure était alors âgé de quatre-vingt-trois ans.

donne lecture des noms suivants qui provoquent de bruyantes acclamations: MM. Lamartine, Ledru-Rollin, Arago, Dupont (de l'Eure), Marie. Le tumulte recommence. M. Ledru-Rollin fait observer que, dans des circonstances aussi graves, le devoir des citoyens est de faire silence et de prêter attention aux hommes qu'ils entendent constituer les représentants du pays. La lecture des noms, faite au milieu du tumulte, a provoqué quelques réclamations:

Un gouvernement provisoire, dit-il, ne peut pas se nommer d'une façon légère. Voulez-vous me permettre de vous lire les noms qui semblent proclamés par la majorité? A mesure que je lirai les noms, suivant qu'ils vous conviendront ou non, vous crierez oui ou non, et pour faire quelque chose d'officiel, je prie messieurs les sténographes du Moniteur de prendre note des noms, à mesure que je les prononcerai, parce que nous ne pouvons pas présenter à la France des noms qui n'auraient pas été approuvés par vous.

M. Ledru-Rollin lit les noms suivants qui sont salués par des acclamations: Dupont (de l'Eure), Arago, de Lamartine, Ledru-Rollin, Garnier-Pagès, Marie, Crémieux1.

M. Ledru-Rollin ajoute:

Le Gouvernement provisoire qui vient d'être nommé a de grands, d'immenses devoirs à remplir. On va être obligé de lever la séance pour se rendre au centre du gouvernement et prendre toutes les mesures nécessaires pour que l'effusion du sang cesse, afin que les droits du peuple soient consacrés.

M. Ledru-Rollin se rend à l'Hôtel de Ville suivi de ses collègues et d'un grand nombre de citoyens.

1. Ces noms avaient été proclamés auparavant par les chefs de l'opposition républicaine dans les bureaux du National et de la Réforme. (Garnier-Pagès. Révolution de 1848.)

-

A ces noms, il faut ajouter ceux de Marrast, Flocon, Louis Blanc et Albert, ouvrier, également proclamés aux bureaux de la Reforme, mais qui n'ont reçu tout d'abord que le titre de secrétaires. Ils figurent au Moniteur avec ce titre. C'est seulement quelques heures plus tard qu'ils ont été placés au nombre des membres du Gouvernement provisoire.

VI

DEUXIÈME RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
(24 FÉVRIER 1848 2 DÉCEMBRE 1852)

Gouvernement provisoire
(24 FÉVRIER 9 MAI 1848)

Proclamation du Gouvernement provisoire au peuple français (24 février 1848).

Les membres du Gouvernement provisoire réunis à l'Hôtel de Ville se constituent sous la présidence de Dupont (de l'Eure). Ils ont d'abord à lutter contre la résistance des comités insurrectionnels installés à l'Hôtel de Ville et à la préfecture de police dont Caussidière avait été nommé titulaire par les combattants. Grâce à sa parole éloquente, Lamartine les apaise et les amène à reconnaître le gouvernement provisoire 1.

Le Gouvernement provisoire fait aussitôt publier la proclamation suivante au peuple français:

Un Gouvernement rétrograde et oligarchique vient d'être renversé par l'héroïsme du peuple de Paris. Ce gouvernement s'est

[blocks in formation]
« PreviousContinue »