Page images
PDF
EPUB

Les grands seigneurs, à leur toilette, ont raillé le christianisme, et affirmé les droits de l'homme devant leurs valets, leurs perruquiers, leurs fournisseurs et toute leur antichambre. Les gens de lettres, les avocats, les procureurs ont répété, d'un ton âpre, les mêmes diatribes et les mêmes théories aux cafés, aux restaurants, dans les promenades et dans tous les lieux publics. On a parlé devant les gens du peuple comme s'ils n'étaient point là, et de toute cette éloquence déversée sans précaution, il a jailli des éclaboussures jusque dans le cerveau de l'artisan, du cabaretier, du commissionnaire, de la revendeuse et du soldat. »

11 y avait alors au centre de Paris un jardin public où se réunissaient tous les oisifs de la cité. C'est un véritable «< club en plein air, ajoute le même auteur, où toute la journée et jusque bien avant dans la nuit ils s'exaltent les uns les autres et poussent la foule aux coups de main. Dans cette enceinte protégée par les priviléges de la maison d'Orléans, la police n'ose entrer. Centre de la prostitution, du jeu, de l'oisiveté et des brochures, le Palais-Royal attire à lui tous les habitués des cafés, coureurs de tripots, aventuriers, déclassés et habitants d'hôtels garnis. A peine y trouverait-on un bourgeois établi et occupé, un homme à qui la pratique des affaires et le souci du ménage donnent du sérieux et du poids. » « Il y a dix mille personnes au Palais-Royal, écrit Arthur Young, la fermentation passe toute conception. »

C'est au milieu de cette foule mobile et surexcitée que le dimanche 12 juillet, vers midi, tomba tout à

coup, comme la foudre, la nouvelle que la cour avait concentré des troupes autour de Paris et que Necker était renvoyé. Il n'en fallut pas davantage pour provoquer une explosion.

Le plus exalté des discoureurs ordinaires était un jeune avocat de vingt-neuf ans, déjà auteur de deux brochures la Philosophie au peuple français et la France libre, esprit impressionnable et vaniteux, profondément sceptique et railleur. Il s'élance sur une table, un pistolet à la main. « L'exil de Necker est le signal d'une Saint-Barthélemy de patriotes, s'écrie-t-il. Les régiments étrangers vont marcher sur nous pour nous égorger. Aux armes ! Voici le signe du ralliement. » En même temps il arrache une feuille d'arbre et la met à son chapeau.

Aussitôt la foule l'imite, et se précipite hors du Palais-Royal comme une cohue. Elle se grossit bientôt d'une multitude de vagabonds, gens sans aveu, ouvriers sans travail, forçats en rupture de ban, étrangers sans patrie, en un mot, de toute cette lie qui dans les moments de trouble monte à la surface de la société. « On ne se souvient pas, dit un contemporain, d'avoir jamais rencontrẻ de pareilles figures en plein jour. Armés de grands bâtons, déguenillés, les uns sont presque nus, les autres bizarrement vêtus de loques disparates. »

Pendant deux jours les rues appartiennent à l'ẻmeute; le 13, quelques patriotes crient à la foule: « A la Bastille, à la Bastille! » C'est une idée et un but. Mais il faut des armes. Instinctivement, le flot humain se porte vers les Invalides, enfonce les grilles, et s'empare de 30,000 fusils; de là, il se dirige vers la

forteresse. A la première sommation, le gouverneur, M. de Launay, fait retirer le canon des embrasures; mais la foule continue à faire feu contre les remparts. Ceux-ci étaient évidemment imprenables, à moins que les assiégés eux-mêmes n'en ouvrissent les portes. « La Bastille, dit Elie, l'un des combattants, n'a pas été prise de vive force: elle s'est rendue avant même d'être attaquée, sur la promesse qu'il ne serait fait de mal à personne. » Croyant à cette parole, M. de Launay fait baiser le pont-levis et ouvrir les portes: la masse des assiégeants se précipite, fait feu au hasard, s'empare des officiers et en massacre cinq. « Ceux qui n'avaient point d'armes, dit un des malheureux survivants, lançaient des pierres contre moi; les femmes grinçaient les dents, et me menaçaient de leurs poings. Deux de mes soldats avaient été assassinés derrière moi...A quelques centaines de pas de l'Hôtel-de-Ville, on apporta devant moi une tête perchée sur une pique, laquelle on me présenta pour la considérer, en me disant que c'était celle de M. de Launay. » Effectivement, on avait mis à mort le trop confiant gouverneur, et la foule promenait triomphalement sa tête sanglante, avec celle du prévôt des marchands Flesselles, qui avait eu le même sort.

Louis XVI était couché, lorsque la nouvelle de ces événements arriva à Versailles. Le duc de Larochefoucauld-Liancourt le fit réveiller, pour la lui annoncer: « C'est donc une révolte, s'écria le roi. Sire, répondit le duc, c'est une révolution. » Le lendemain, le roi se rendit à l'Assemblée : J'attends le salut de l'État, dit-il, de l'Assemblée nationale;

Non,

comptant sur l'amour et sur la fidélité de mes sujets, j'ai donné ordre aux troupes de s'éloigner de Paris et de Versailles. » Il annonça, en même temps, qu'il rappelait Necker. Ces paroles acclamées avec enthousiasme semblèrent rendre au faible monarque un instant de popularité.

A Paris, le désordre prenait une forme; Bailly était élu maire de la ville, et le général Lafayette, populaire par sa participation à la guerre d'Amérique, commandant en chef de la garde nationale. En même temps, on arborait la cocarde tricolore, composée de la couleur blanche du drapeau français, unie aux couleurs rouge et bleue de la ville de Paris. A la suite de ces événements, une partie de la noblesse, le comte d'Artois, les princes de Condé et de Conti, en tête, donnèrent le signal de l'émigration.

Cependant l'Assemblée siégeait presque jour et nuit, croyant ses décisions indispensables au salut de la patrie. Un député, le duc d'Aiguillon, fit un jour la proposition suivante : « L'exaspération des campagnes provient du désir d'échapper aux droits féodaux; rétablissons l'ordre public en pourvoyant au rachat de ces droits. » Dans la nuit du 4 août, le vicomte de Noailles appuya la motion et la formula en décret. Ce fut aussitôt un entraînement général. Nobles, prêtres, magistrats, se levant à la fois, déclarèrent, au milieu d'une émotion indescriptible, qu'ils renonçaient à tous leurs priviléges: servage, droits seigneuriaux, droits de chasse, de colombier, de garenne, dîmes, vénalité des offices et pensions royales. Cette abnégation était assurément généreuse, mais inconsidérée, car elle bouleversait la propriété,

désorganisait les rapports sociaux, violait des droits acquis et librement consacrés depuis plusieurs siècles, sans permettre au temps d'établir d'équitables compensations. « Ils veulent être libres, s'écria l'abbé Siéyès, et ils ne savent pas être justes. »

Les interminables débats de l'Assemblée et les désordres qui les accompagnaient souvent avaient un fâcheux contre-coup sur la confiance publique. Le 24 septembre, Necker vient annoncer aux députés que l'emprunt émis ne se souscrit pas, et qu'il sera nécessaire d'établir une contribution extraordinaire d'un quart du revenu. L'Assemblée était agitée et hésitante. Mirabeau s'élance à la tribune et défend avec son irrésistible éloquence la demande du ministre. « La banqueroute, s'écrie-t-il en terminant, la hideuse banqueroute est là; elle menace de dévorer vous, vos propriétés, votre honneur, et vous délibérez. » Cette vigoureuse apostrophe enlève le vote au milieu de bruyants applaudissements.

Dans une autre séance, il s'agissait de savoir si le roi pourrait sanctionner les lois et aurait un droit de veto, ou s'il serait simplement un pouvoir exécutif, sans contrôle, ni initiative. Mirabeau, qui, malgrẻ ses vices, avait des éclairs de bon sens, prit de nouveau la parole: « Je crois le veto du roi tellement indispensable, dit-il, que s'il ne l'avait pas, j'aimerais mieux vivre à Constantinople qu'en France. Oui, je le déclare, je ne connais rien de plus redoutable que l'aristocratie souveraine de six cents personnes, qui demain pouvant se déclarer inamovibles, aprèsdemain héréditaires, finiraient, comme les aristocrates de tous les pays, par tout envahir. »

« PreviousContinue »