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Ces paroles allaient peut-être enlever les suffrages, lorsque Necker eut la malheureuse idée de conseiller à Louis XVI d'accepter le simple veto suspensif. Le faible prince céda encore, et l'Assemblée sanctiona par son vote ce démembrement de la puissance royale.

Les députés employaient la plus grande partie des séances à discuter, en pure perte, des principes généraux et philosophiques dans le goût de l'Encyclopédie. <Contentons-nous, disait l'un deux, d'exprimer des vérités très générales, s'adressant à tous les hommes, à tous les temps, à tous les pays. » Pendant que nos législateurs s'absorbaient dans ce travail chimérique, le bruit se répandit tout à coup, le 5 octobre, qu'une foule immense, composée d'hommes et de femmes armés, marchait sur l'Assemblée; Mounier présidait ce jour-là. Mirabeau s'élance vers lui: « Quarante mille Parisiens marchent sur nous, lui dit-il à voix basse; pressez la délibération; levez la séance; allez au château; donnez-lui cet avis. »> << Tant mieux, répliqua Mounier avec découragement, qu'on nous tue tous, mais tous, l'État y gagnera. »

Au même instant, un flot humain envahit la salle, pénètre partout. Une femme s'installe sur le fauteuil du président; d'une galerie, une poissarde dirige les débats: « Qu'est-ce qui parle là? Tais-toi, dit-elle; faites taire ce bavard. Il ne s'agit pas de cela; il s'agit d'avoir du pain. Qu'on fasse parler notre petite mère Mirabeau, nous voulons l'entendre. » Il fallut que Mounier, à la tête d'une partie de l'Assemblée, se mît en marche, escorté par ces mégères, pour se rendre auprès du roi.

Au milieu des vociférations et des injures les plus grossières, on arracha au malheureux prince un décret sur les subsistances et l'acceptation pure et simple de la déclaration des droits. Puis la foule se répandit dans les diverses parties du palais, en criant à tuetête : « Le roi à Paris ! » et en cherchant la reine, qui eut à peine le temps de s'échapper à demi vêtue. Obéissant à cette foule déchaînée, le roi se décida à reprendre le chemin de la capitale. Il se mit en marche au milieu d'un étrange cortége: deux têtes de gardes du corps portées au bout d'une pique ouvraient le défilé; puis venaient les députés : enfin, une multitude ivre de sa victoire, qui criait qu'elle remenait avec elle « le boulanger, la boulangère et le petit mitron. »><

Témoin de cette scène, Mirabeau comprit tout ce qu'elle présageait de sinistre pour l'avenir. «< Tout est perdu. dit-il, le roi et la reine y périront, et, vous le verrez, la populace battra leurs cadavres. »

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II

1790-1791

Plan de Mirabeau. Opposition du général Lafayette. Tableau des séances de l'Assemblée. Abolition des parlements et des provinces. Confiscation des biens et Constitution civile du clergé. Fête de la Fédération. Mort de Mirabeau. Départ du roi; son arrestation. Fin de la Constituante.

Le lendemain de cette hideuse saturnale, Mirabeau vint dire au comte de la Mark: « Si vous avez quelque moyen de vous faire entendre du roi et de la reine, persuadez-leur que la France et eux sont

perdus, si la famille royale ne sort pas de Paris; je m'occupe d'un plan pour les en faire sortir. » Ce plan consistait à transporter à Rouen le roi et l'Assemblée; à faire voter à cette dernière, en dehors de toute pression populaire, quelques mesures d'ordre et de gouvernement; et, en cas de refus de sa part, à la dissoudre, en annonçant d'autres élections. Le projet était audacieux et non sans danger. « Mais, disait Mirabeau, il ne faut pas croire sortir du péril sans péril. »

Il y avait un homme dont le concours était indispensable à la réussite de l'entreprise le général Lafayette. Esprit entier et médiocre, il croyait diriger la Révolution, qu'il regardait comme son œuvre; la puissante éloquence de Mirabeau excitait particulièrement sa jalousie : « Je ne l'aime, ni ne l'estime, ni ne le crains, disait-il ; je ne vois pas pourquoi je chercherais à m'entendre avec lui. Si c'est à moi que Sa Majesté veut s'en rapporter pour le salut de la chose publique, ce doit être sans réserve. » Mirabeau, à son tour le jugeait sévèrement: « Homme généreux et noble, mais romanesque et chimérique, qui se nourrit d'illusions sans vouloir tenir compte des faits, et qui répute non avenus au passé, insignifiants dans le présent, impossibles dans l'avenir, ceux qui contrarient ses théories.

Marie-Antoinette préférait Mirabeau à Lafayette, pour lequel elle éprouvait une vive aversion; mais Louis XVI, suivant l'expression de Mirabeau, « toujours indécis et faible au delà de tout ce que l'on peut dire, et dont le caractère ressemble à ces boules d'ivoire huilées qu'on s'efforcerait vainement

de retenir ensemble »>, ne sut pas choisir entre ces deux hommes.

Le plan de Mirabeau fut donc abandonné, et l'anarchie reprit librement son cours à l'Assemblée et dans la rue.

A l'Assemblée, ils sont douze cents, c'est-à-dire une foule, presque une cohue; la moitié sont debout et gesticulent. Le président s'écrie un jour: « Deux cents personnes qui parlent à la fois ne peuvent être . entendues; sera-t-il donc impossible de ramener l'Assemblée à l'ordre ? » Pour comble de désordre la foule des tribunes se met de la partie : « Soldats dẻserteurs, filles de la rue raccolées pour la circonstance, émeutiers en expectative, bourgeois oisifs, ouvriers sans travail, crient, interpellent, sifflent, menacent, huent, applaudissent en toute liberté. C'est au point que M. de Montlosier propose ironiquement de donner voix délibérative aux tribunes. » Les discussions sont à la hauteur d'un pareil milieu. << Ils ne discutent rien dans leur Assemblée, écrit le ministre de la République américaine, Gouverneur Morris; plus de la moitié du temps s'y dépense en acclamations et clabauderies. Chaque membre vient débiter le résultat de ses élucubrations au milieu du bruit, sans répondre au précédent, sans que le suivant lui réponde; de telle façon que tous les coups portent dans le vide. » Un journaliste contemporain, favorable cependant à la Révolution, ajoute: « On y entendait des cris beaucoup plus que des discours; les séances paraissaient devoir se terminer par des combats, plutôt que par des décrets... Vingt fois, en sortant, je me suis avoué que, si quelque chose pou

vait arrêter et faire rétrograder la Révolution, c'était le tableau de ces séances, retracé sans précaution et sans ménagement. »

Tel était le tribunal qui prétendait trancher sans appel toutes les questions fondamentales de l'ordre social. Aussi avec quelle légèreté démolit-il les institutions les plus respectables de la monarchie! Un jour, ce sont les parlements qui sont abolis par un vote tumultueux, et remplacés par des commissions élues par le peuple. Un autre jour, on substitue aux provinces la division par département, afin de faciliter l'œuvre de centralisation et de faire pénétrer l'idée révolutionnaire jusque dans les moindres villages. Mais la suppression des biens du clergé rencontra une plus vive opposition.

Comme corps constitué, le clergé possédait des biens considérables donnés par les fidèles, et consacrés à une foule d'institutions d'enseignement, de bienfaisance ou de piété. Là, comme dans presque toutes les parties de la société du dix-huitième siècle, des abus s'étaient glissés avec le temps. Les revenus étaient mal distribués: tel évêque, tel abbé de cour avait cent mille livres de rente, tandis que des curés surchargés de travail ne touchaient que cinq cents francs par an. Certains monastères ne comptant plus que quelques moines, continuaient à jouir des mêmes revenus qu'à l'époque de leur splendeur. Mais il faut dire que, depuis un quart de siècle, la réforme était en voie de s'accomplir graduellement, et par conséquent sagement, sous la direction de l'autorité ecclésiastique.

Par malheur, cette marche lente n'était point celle

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