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tout il faut se saisir du présent et ne pas compromettre le pécule qui vous reste, pour réaliser des espérances. Le plaideur est de sa nature téméraire; on ne cesse de répéter au palais : tout ce qui est soumis à la justice des hommes est incertain. On hésite fort à courir les chances de ces incertitudes coûteuses, lorsque de plus vives et plus poignantes préoccupations assiègent le foyer domestique.

M. le garde des sceaux lui-même a écrit au commencement de son rapport sur l'année 1848 :

« Les grands événements de cette année ont amené une stagnation presque générale des affaires. Les vives preoccupations politiques, l'interruption des travaux industriels et des relations commerciales, la rareté du numéraire, tout tendait à faire négliger les intérêts privés. Aussi le nombre des procès civils, à tous les degrés de juridiction, a-t-il sensiblement dimi. nué. »

On a dit que la statistique était le langage des chiffres. L'économiste, le publiciste et quelquefois le jurisconsulte peuvent puiser dans ces travaux de patience de précieux enseignements. Leur publication a donc un côté fort utile. Mais j'aimerais bien aussi, si elle était possible, la statistique critique des décisions judiciaires; je voudrais savoir si les tribunaux qui jugent le plus vite jugent le mieux. Car juger vite n'est pas la chose la plus essentielle; juger bien, c'est le point capital. Si, comme on le répète si souvent, les arrêts sont bons pour ceux qui les obtiennent, il faut qu'ils soient rendus en parfaite connaissance de cause. Si on examine, sous un autre point de vue plus élevé, l'importance doctrinale des décisions judiciaires, il n'y a pas de légère erreur. Que de procès sont tranchés par une décision antérieure dans une affaire identique ! L'expérience m'a révélé quelques-unes de ces organisations exceptionnelles qui jugent vite et bien; mais je ne crois pas qu'on puisse contester, qu'en général, l'homme fait mal ce qu'il fait vite. Comme me le disait un honorable magistrat, il faut vraiment une grâce d'état, pour juger d'inspiration une question de droit sur laquelle le jurisconsulte hésite encore après plusieurs jours de méditations.

Pourquoi, dans ces statistiques annuelles où la part des travaux judiciaires de chaque Cour ou tribunal est appréciée par le chef de la justice, ne voit-on pas figurer le compte-rendu des luttes du barreau? L'art. 9 de la loi du 20 avril 1810 veut que « tous les ans chaque Cour d'appel arrête, pour être adressée au grand juge, une liste des juges de son ressort qui se seront distingués par leur exactitude et par une pratique constante de tous les devoirs de leur état; Qu'elle fasse aussi connaître ceux des avocats qui se seront fait remarquer par leurs lumières, leurs talents et surtout par la délicatesse et le désintéressement qui doivent caractériser cette profession. »>

Pourquoi ne signale-t-on pas aussi l'exécution de la loi si sage, si prévoyante qui appelle la haute magistrature de la Cour de cassation, comme une sentinelle vigilante, à éclairer les autres pouvoirs sur l'amélioration de notre législation ?

On lit dans l'art. 86 de la loi du 27 ventôse an 8 (18 mars 1800: « Le tribunal de cassation enverra, chaque année, au Gouvernement, une députation pour lui indiquer les points sur lesquels l'expérience lui aura fait connaître les vices ou l'insuffisance de la législation; » et dans l'art. 1er de l'arrêté du 5 ventôse an 10 (24 fév. 1802): « Dans le cours du mois de fructidor de chaque année, le tribunal de cassation enverra une députation de douze de ses membres pour présenter aux consuls, en conseil d'Etat, les ministres présents, le tableau des parties de la législation dont l'expérience aura fait connaître à ce tribunal les vices ou l'insuffisance. Dans ce tableau, seront spécialement exposés les moyens : 1o de prévenir les crimes, d'atteindre les coupables. de proportioner les peines et d'en rendre l'exemple plus utile; 20 de perfectionner les différents Codes; 3o de réformer les abus qui se seraient glissés dans l'exercice de la justice, et d'établir dans les tribunaux la meilleure discipline, tant à l'égard des juges qu'à l'égard des officiers ministériels. >>

En France, on a la manie de demander toujours de nouvelles lois, sans rechercher si la législation est exécutée. Nous avons bien assez de lois, car on en comptait cinquante mille avant 1848, et certes, depuis cette époque, le pouvoir législatif n'a pas laissé prescrire son droit d'en augmenter le nombre.

En se donnant la peine d'étudier le grand arsenal législatif (comme a dit M. de Cormenin), on trouverait de très-bonnes choses, des règles précieuses, des préceptes sages. Loin de ma pensée de repousser les améliorations progressives, mais je ne voudrais pas qu'en vue du mieux incertain on négligeât le bien existant.

IV. Il faut qu'on me permette d'adresser un reproche d'indifférence coupable aux chambres chargées de maintenir intact le dépôt des prérogatives des membres des communautés. Quelques-unes d'entre elles ont appelé l'attention de l'Assemblée nationale sur le projet de loi d'organisation judiciaire, et sur la révision du décret du 30 mars 1808 (voy. J.Av. cahier d'août); elles avaient fait un appel à tous leurs confrères. L'unanimité des plaintes pouvait seule provoquer les améliorations désirées: et cependant le plus grand nombre a gardé le silence. A une époque de modifications qu'on qualifie de progrès, la vigilance est un devoir, l'union est une nécessité.

Le 12 juin dernier, j'écrivis à toutes les chambres d'avoués pour leur faire comprendre l'effet désastreux que produirait, sur

le recouvrement de leurs avances et honoraires, la suppression de l'hypothèque judiciaire. J'insérai ma lettre dans le cahier de la 2e quinzaine du même mois. Je les engageai à adresser une pétition à l'Assemblée. J'appelai aussi leur attention sur un point fort délicat; je disais: Vous pourriez, dans votre pétition, signaler une réforme utile et économique pour se faire payer de leurs clients, les avoués sont obligés de les assigner, et de prendre des jugements ou arrêts. Pourquoi l'état de frais visé par la chambre, taxé par le magistrat, délivré en exécutoire par le greffier, ne suffirait-il pas, et pour conferer hypothèque, et pour autoriser toute voie d'exécution? En matière d'enregistrement, de contributions, etc., les simples contraintes, visées par le juge de paix, sont considérées comme des actes authentiques et exécutoires. Il y a des motifs plus puissants pour accorder aux exécutoires, véritables mandats de justice, une forcé probante aussi énergique. La taxe n'est que la conséquence, le complément d'une décision judiciaire; l'exécutoire est précédé d'une ordonnance du juge qui taxe. Pourquoi cette ordonnance (sauf la voie d'opposition) ne serait-elle pas mise à exécution, comme les ordonnances de clôtures d'ordre et autres?

Je terminais en engageant chacun des officiers ministériels intéressés à inviter individuellement les membres de l'Assemblée appuyer ses justes réclamations. Je ne crois pas que la commission de la réforme hypothécaire ait reçu une seule petition.

1.

J'ai signalé, dans mon cahier de juillet (2a quinzaine), les principales dispositions du projet de loi sur l'assistance judiciaire, et je me suis associé de grand cœur aux innovations qui pouvaient apporter un soulagement à la position de celui qui a besoin d'obtenir justice, qui, faute de ressources pécuniaires, se voit forcé de céder à la violence et d'abandonner sa propriété. La société lui doit secours et protection : « mais, comme l'a dit si bien M. MARIE, ancien garde des sceaux, ce qui manque au pauvre, ce n'est pas tant l'assistance pour les luttes judiciaires, la possibilité de faire signifier des actes et plaider des procés; éclairons-le sur ses intérêts, et il aura moins à les défendre. Ici, comme ailleurs, le système préventif vaut mieux que le système répressif. » S'il eût envisagé l'assistance à ce point de vue, le ministre actuel de la justice eût pu trouver, dans la haute expérience et le vif amour du bien qui caractérisent l'un de ses devanciers, d'utiles inspirations. M. Marie a publié l'année dernière, dans ce journal (le Droit), deux articles dans lesquels il a démontré, d'une manière éclatante, la moralité et l'utilité d'une institution fondée sur les principes que nous venons d'indiquer; «qu'il soit formé dans tous les centres de population, dans chaque arrondissement, par exemple, un conseil composé d'un avocat, d'un avoué, d'an notaire, d'un huissier, et aussi`

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d'un industriel, afin que l'élément de la production y soit représenté; que les portes de ce conseil soient ouvertes une, deux ou trois fois par semaine, suivant les localités, aux ouvriers, non pas seulement indigents, cette exigence est souvent une humiliation et plus souvent une exclusion rigoureuse, mais à tous les ouvriers pauvres; que là, et sur toutes les questions qui naissent d'un mariage à contracter, d'une succession ouverte, d'un contrat de travail ou d'apprentissage à passer, la veuve, le travailleur, l'orphelin, trouvent d'utiles renseignements, et bien des discordes, bien des procès, bien des misères, seront prévenus; la tâche de l'assistance judiciaire proprement dite en sera rendué d'autant plus facile »

A cette occasion, je rappellerai un article empreint d'une douce philanthropie et d'une profonde sagesse, publié sur LES SUCCESSIONS DE PEU DE VALEUR, par mon honorable ami M. CHAMPIONNIERE (Droit du 3 octobre 1850, no 236); c'est au cœur du législateur qu'il s'adresse: « L'affranchissement des successions au dessous de 100 francs, dit ce savant auteur avec l'accent énergique de la conviction, ne peut plus être l'objet d'une discussion dans l'établissement du budget voté pour 1851; mais il peut se présenter dans l'examen du projet de loi sur l'assistance judiciaire. De même que l'affranchissement du droit de procédure de prud'hommes se trouve inscrit dans la loi qui trace ces procédures, de même la loi des successions du pauvre doit se trouver dans une loi qui s'occupera de cet élément de sa fortune et de son existence; avant de lui donner un défenseur dans les procès, n'est-il pas nécessaire de lui accorder des mesures conservatrices de son avoir, quelque chétif qu'il puisse être? »

VI. L'honorable M. DABEAUX a présenté à l'Assemblée nationale un projet de loi dont j'approuve toutes les dispositions (1).

(1) Voici le texte de cette proposition :

Art. 1. Le rapport des affaires contentieuses portées devant les conseils de préfecture sera fait, en séance publique, par l'un des conseillers; le rapporteur résumera les faits, les moyens et les conclusions des parties. Art. 2.- Immédiatement après le rapport, les avocats des parties pourront présenter des observations orales; après quoi, l'affaire sera mise en délibéré.-Art. 3.-Les délais d'opposition ou d'appel envers une décision du conseil de préfecture, en matière contentieuse, ne courront qu'à partir du jour où elle aura été notifiée Cette notification ne sera valable qu'autant qu'elle aura été faite dans la forme prescrite par les articles 61 et suivants, C.P.C.-Art. 4.-Lorsqu'il aura lieu à une expertise, elle ne pourra être faite que par trois experts, à moins que les parties ne consentent qu'il soit procédé par un seul (art. 303, C.P.C.). Si les experts ne sont pas convenus par les parties, le conseil de préfecture ordonnera qu'elles seront tenues d'en nommer dans les trois jours de la signification de l'arrêté qui aura ordonné l'expertise, sinon qu'il sera procédé à l'opération par les experts, qui seront nommés d'office par le même arrêté (art. 305, C.P.C.). — Art. 5. A l'avenir, nul ne pourra être nommé membre d'un conseil de préfecture s'il n'est pourvu d'un diplôme de licencié en droit, ou s'il n'est porteur d'un certificat émanant du doyen

Ainsi

que je l'ai dit dans mon Code d'Instruction administrative, il est vraiment inconcevable que le législateur qui, dès 1831, a accordé aux intérêts privés devant le conseil d'Etat la garantie de la publicité et du débat oral, n'ait pas songé à appliquer les mêmes principes tutélaires aux tribunaux administratifs de premier degré.

Et cependant, à l'heure où j'écris ces lignes, peut-être l'Assemblée rejette-t-elle cette utile proposition sous le prétexte qu'on opposait à M. Cormenin en 1831, quand il fit rendre les ordonnances partielles relatives à la publicité devant le con

seil d'Etat!

« Il serait peu convenable, a dit M. le rapporteur de la commission (1), de fractionner une loi qui devra établir, sur des bases nouvelles, l'organisation des conseils de préfecture, et dont toutes les parties devront être soigneusement coordonnées. Il n'existe aucun motif d'urgence, aucun intérêt majeur en péril pour autoriser cette anomalie. »>

Disons au contraire qu'il y a urgence et intérêt majeur, lorsqu'une institution a été déclarée mauvaise sans publicité pour une de ses parties, qu'on la maintienne dans le même état pour l'autre, et que c'est une des plus étonnantes anomalies que puisse offrir la constitution des tribunaux français. Ce n'est pas ainsi que procédaient nos célèbres législateurs de 1789!...

VII. Le grand ouvrage de MM. Dalloz, leur Répertoire général, est continué avec un talent remarquable. Les volumes sur les Forêts et l'Enregistrement sont de véritables traités. La plume savante d'un éminent magistrat (2) a accordé un juste tribut d'éloges à la persévérance consciencieuse de ces deux habiles jurisconsultes. C'est avec raison que M. Nicias-Gaillard les a félicités d'élever un monument à la jurisprudence française. Il a plus fait que de leur adresser de flatteuses paroles; il a démontré, avec la netteté et la vigueur de raisonne ment qui le distinguent à un si haut degré, la confiance que devait inspirer une publication aussi considérable. Il termine ainsi: «De telles entreprises remplissent l'existence la plus laborieuse; c'est déjà une hardiesse que d'en concevoir l'idée; mais combien l'exécution impose de labeurs et de sacrifices! Quand, parvenu à la moitié de son œuvre, on regarde le long

d'une faculté de droit et attestant qu'il a suivi, pendant une année au moins, un cours de droit administratif, et qu'il a subi d'une manière satisfaisante un examen spécial sur toutes les matières administratives.

(1) Moniteur du 11 août 1850, no 223.

(2) Article de M. NICIAS GAILLARD, premier avocat général à la Cour de cassation, inséré dans le Droit du 1er octobre 1850 (n° 234).

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