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aux souverains, qui représentent, non les papes, mais l'Église, surtout les laïques.

La seconde classe comprend l'infaillibilité, et le droit exclusif de nommer, d'instituer, de juger, de dispenser, c'està-dire la propriété même de ces choses, au lieu de la simple concession de l'usage pour les quatre dernières.

Si l'Église laisse longtemps son chef exercer en quelque sorte tous les pouvoirs, elle ne cesse de nier qu'ils lui appartiennent tous. Que de manœuvres et d'efforts pour le lui faire avouer! Elle aura beau ètre tourmentée, on ne la verra point confesser que le pape est tout et qu'elle n'est rien, ou faillir pour dire que le pape est infaillible. Étendue mille ans sur le chevalet par le moyen àge ou le paganisme social, tenaillée par Rome paganisée, je doute que dans les premiers siècles, au milieu des assauts furieux de toutes les hérésies et des persécutions sanglantes des empereurs, elle ait subi et qu'elle subisse à l'avenir une épreuve aussi redoutable. Lorsque la papauté déploie la plus grande puissance, qu'elle semble engloutir toutes les autres, l'Église, réunie à Constance, à Bâle, proclame à son de trompe qu'elle tient immédiatement son pouvoir de Jésus-Christ, et que toute personne, de quelque dignité qu'elle soit, même papale, doit lui obéir en ce qui concerne la foi, la discipline, l'extinction du schisme, et la réforme des abus. D'innombrables déclarations pareilles faites par les individus, les universités, les diocèses, quelquefois les nations, présentent la voix de l'Église dispersée. A Trente, la cour romaine et les prélats italiens s'agitent inutilement pour faire décréter que les évêques empruntent leur pouvoir du pape. Je passe sous silence le droit que celui-ci s'arroge de disposer des empires, et la prétention que l'autorité temporelle émane de la sienne; ces matières échappent à la compétence de l'Église, dont la mission ne regarde que la sanctification des àmes, leur salut futur. Touchant ce qui n'est point de son ressort, elle pourrait se tromper comme le pape, sans mettre en défaut l'assistance d'en haut, sur laquelle elle marche appuyée.

Quoique les laïques, les prêtres, les évêques, perdent donc quelquefois la jouissance de leurs droits, ils conservent ces droits mêmes; quoique le pape les exerce, ils ne lui appartiennent nullement, et le sien n'en est point augmenté. Immuable dans les pouvoirs qui le constituent, le gouvernement ecclésiastique varie dans leur action. Avec cette action variable, il cède aux diversités, aux vicissitudes des choses temporelles, et il s'y dérobe par l'immutabilité de son institution.

Les écrivains qui ne l'ont point approfondi, et qui veulent l'emprisonner dans telle ou telle forme, ne sont frappés que du premier côté. Indépendamment de cette cause générale d'illusion, il en existe une particulière dans les circonstances où l'Église s'établit.

Le moyen âge, je l'avoue, parait autoriser le monarchisme ultramontain. Mais les communions protestantes, qui se prononcent, l'une pour l'aristocratie des évêques, l'autre pour celle des prêtres, une troisième pour la démocratie laïque, citent aussi des époques qui semblent leur donner raison. Au commencement, le clergé est peu nombreux, le peuple intervient beaucoup, et un œil superficiel en induirait aisément qu'il gouverne seul. Ensuite le clergé se multiplie, il frappe davantage; on pourrait croire, faute d'attention, qu'il gouverne avec le peuple et sans le pape, alors moins saillant qu'eux. Comme les noms d'évêque et de prêtre sont communs aux deux ordres, il n'est pas impossible de se figurer dans la même époque, soit l'épiscopisme, soit le presbytérianisme. Ces sectes externes n'ont pourtant aucune base réelle. Avec les laïques concourent dans l'antiquité les prêtres, les évêques, et le pape.

Les apparences militent davantage, sans doute, en faveur de la secte ultramontaine, mais elles ne couvrent pas moins un fondement ruineux. Le moyen-âge arrive insensiblement ; les laïques sont exclus, puis les prêtres, enfin les évêques; et le pape reste maître, maître de fait, non de droit. Le fait même n'est point absolu. D'ailleurs, il éprouve par-ci par-là des

résistances incessantes et quelquefois formidables. Cependant que l'Église entière pliat silencieuse, immobile; tant qu'elle n'aurait point dit unanimement : « Je n'ai aucun pouvoir; >> tant qu'elle ne se serait point formellement expropriée, l'omnipotence papale ne serait qu'une entreprise monstrueuse, qu'un rêve de la folie. Or, n'est-ce donc pas l'opposé qui se voit perpétuellement? Que dis-je ? Ce n'est point entre l'Église et son chef que la lutte existe, c'est entre l'Église et le monde païen qui, abattu dans la religion, s'efforce de s'y relever, c'est-à-dire de paganiser l'Église, transformant son culte en superstition et idolâtrie, et son gouvernement en domination papale. Cette domination, introduite dans l'Église par des événements qui l'ont révolutionnée, Maistre assure qu'elle lui est naturelle; « que rien dans toute l'histoire ecclésiastique n'est aussi invinciblement démontré, pour la conscience surtout, qui ne dispute jamais. » Comme il dispute beaucoup, il faudrait conclure que ce n'est pas la conscience qui parle chez lui. Mais lorsqu'il dit qu'elle ne dispute jamais, songeons seulement qu'en effet il aurait grand besoin qu'on ne disputât pas avec lui et qu'on reçût ses preuves les yeux fermés, tant elles sont mauvaises, ainsi qu'on va le voir.

CHAPITRE II.

Prétendue toute-puissance du Pape. —L'histoire dénaturée.

« On ose à peine, dit-il, citer aujourd'hui les textes qui d'àge en åge établissent la suprématie romaine de la manière la plus incontestable, depuis le berceau du christianisme jusqu'à nos jours. Ces textes sont si connus, qu'ils appartiennent à tout le monde, et qu'on a l'air, en les citant, de se parer d'une vaine érudition. Cependant comment refuser, dans un ouvrage tel que celui-ci, un coup d'œil rapide à ces monuments précieux de la plus pure tradition? »>

Dans les matières théologiques et politiques, si Maistre hésite à se prononcer, il peut arriver que ce qu'il écrira soit vrai; mais s'il prend un ton affirmatif, s'il invoque la conscience, s'il se plaint d'être obligé d'écrire ce que tout le monde sait, de prouver ce qui est plus clair que le jour, n'attendez ordinairement que l'erreur.

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Bien avant la fin des persécutions, poursuit-il, et avant que l'Église, parfaitement libre dans ses communications, pût attester sans gène sa croyance par un nombre suffisant . d'actes extérieurs et palpables, Irénée, qui avait conversé avec les disciples des apôtres, en appelait déjà à la chaire de saint Pierre comme à la règle de la foi, et confessait cette principauté régissante (yeμovía) devenue si célèbre dans l'Église '.

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Saint Irénée veut confondre les hérétiques par la tradition, depuis les apôtres jusqu'à lui. Au lieu d'interroger toutes les Églises qu'ils ont établies, ce qui lui parait trop long, il s'arrête à « la grande et ancienne Église, connue de tout le monde, que les glorieux apôtres Pierre et Paul ont fondée à

1. Du Pape, 1. I, ch. 6.

Rome... Car, à cause de sa primauté, il faut que les autres marchent avec elle, c'est-à-dire il est nécessaire que les fidèles de tous les pays s'accordent avec l'Église romaine, dans laquelle la tradition apostolique a été conservée par les fidèles de tous les pays'. »

On voit que saint Irénée ne fait point Rome seule règle de la foi, puisque, pour la maintenir, il lui associe toutes les Églises concours qui s'opère naturellement, parce que Rome forme le centre qui les unit, qu'elle entretient des relations spéciales avec elles, et connaît ainsi parfaitement leur croyance. Ajoutons que saint Irénée s'arme aussi du témoignage de saint Polycarpe, qu'il connut dans sa jeunesse, et que les apòtres avaient instruit et fait évêque de Smyrne, et du témoignage de l'Église d'Éphèse, fondée par saint Paul, et gouvernée par saint Jean jusqu'à Trajan.

Pourquoi ne se contenterait-il pas de l'Église romaine, si son autorité suffisait? Ajoutons encore qu'au cas où il s'élevât un différend tant soit peu grave entre les chrétiens, il faudrait, d'après lui, recourir aux Églises antiques, à celles que les apôtres enseignèrent, et apprendre d'elles la vérité. A quoi bon, je le répète, si le pape est suprème arbitre? Quant au terme yapovía, dont Maistre fait régissante, on ne sait où il l'a trouvé, le texte grec ne l'offrant pas.

Maistre passe à Tertullien, qui, « dès le deuxième siècle, s'écrie: « Voici un édit, et mème un édit péremptoire, parti « du souverain pontife, l'évêque des évêques 2. » Le ton irrité et même un peu sarcastique ajoute sans doute au poids

1. Maxima et antiquissima, et omnibus cognita a gloriosissimis duobus apostolis Petro et! Paulo, Romæ fundata et constituta Ecclesia... ad hanc enim Ecclesiam propter potentiorem principalitatem, necesse est omnem convenire Ecclesiam, hoc est, eos qui sunt undique fideles, in qua semper ab iis qui sunt undique, conservata est ea, quæ est ab apostolis, traditio. (Lib. III, c. 3.)

2. Audio edictum esse propositum et quidem peremptorium pontifex scilicet maximus, quod est episcopus episcoporum, edicit. De pudicitia, cap. 1.

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