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gement conclu avec Innocent XII écartant la Déclaration ce qu'il avait fait dut prendre un autre tour. Dans une dissertation préliminaire, il dit : « Que la Déclaration devienne ce qu'on voudra, il sera bon de le répéter, nous n'entreprenons point ici de la défendre; toujours est-il certain que l'ancienne doctrine de l'école de Paris demeure inébranlable et libre de censure. » S'il abandonne l'acte qui a produit les quatre articles, il retient la doctrine qu'ils renferment, puisque c'est celle de la Sorbonne ou de l'Église gallicane, et que, la prenant sous cette dénomination, il s'y attache de toutes ses forces. En 1681, il écrivait au cardinal d'Estrées, qui était à Rome chargé des affaires du roi : « Trois points peuvent blesser les Romains : l'indépendance de la temporalité des rois, la juridiction épiscopale immédiatement de Jésus-Christ, et l'autorité des conciles. Vous savez bien que sur ces trois choses on ne biaise point en France. » Ne sont-ce pas là les vérités fondamentales des quatre articles?

La querelle du quiétisme, la défense de la tradition se jetèrent à la traverse, et il ne put que par intervalle remanier son travail. Maistre insinue qu'il fut ébranlé devant ses adversaires'. A peu près, j'imagine, comme celui qui a quelque idée de la matière est aujourd'hui ébranlé devant Maistre.

Sans les parlements, qu'il se plaît à dénigrer, la France serait peut-être protestante. Si le calvinisme n'a fait que l'entamer légèrement, c'est qu'elle n'était pas assez irritée contre le despotisme papal et clérical, et cela en partie certainement à cause de l'énergie parlementaire à les combattre. Imitant la conduite de Charlemagne et de saint Louis envers l'Église, succédant à la ligue des barons contre l'oppression du clergé, ils forment pendant cinq ou six siècles un comité permanent de salut public catholique. On objecte souvent les paroles de Bossuet, que dans son discours d'ouverture de l'assemblée de 1682, il s'était « proposé d'expli

1. De l'Égl. gall., liv. II, ch. 9.

quer les libertés de l'Église gallicane de la manière que les entendent les évêques, et non pas de la manière que les entendent les magistrats. » Nous avons vu qu'aussitôt après la conversion des empereurs, la puissance temporelle avait fait une multitude de choses dans l'Église; qu'à mesure que les laïques perdaient leurs droits gouvernementaux, elle les exerçait. Or cette intervention pour maintenir l'ordre, les libertés, intervention qui ne lui était permise qu'au nom du laïcisme, les magistrats prétendaient qu'elle formait un droit inhérent à la couronne. Par exemple, ils soutenaient que ́c'est en vertu d'un droit propre qu'elle nomme aux évèchés, et Denis Talon allait jusqu'à dire que le roi pouvait juger de la foi. Il est clair que les évêques devaient penser autrement. D'un autre côté, par l'amalgame de l'État avec l'Église, le clergé, au milieu de l'anarchie sociale et de l'ignorance du moyen âge, avait presque entièrement envahi la justice civile. Au dix-septième siècle, il en conservait encore des restes. Ici les magistrats se trouvaient en opposition avec les évêques. Mais quoiqu'ils ne s'entendissent pas toujours sur le sens et l'application des libertés gallicanes, ils étaient parfaitement d'accord sur leur existence.

Rien ne plaît comme un auteur en possession de grandes vérités, qu'il développe avec une rigueur vigoureusement soutenue. Celui qui, n'ayant que de grandes erreurs, ne recule devant aucune conséquence, n'est pas sans attrait. On aime la suite dans les choses, l'ordre flatte jusque dans le désordre. Étranger au premier de ces deux mérites, Maistre jouit du second tant qu'il ne se prend qu'à l'Église. L'Église étant essentiellement différente de la société ordinaire, il faut ou maintenir toujours leur différence, ou, si on les assimile sur un point, les assimiler en tout. Il commence par identifier l'infaillibilité avec la souveraineté, puis il identifie les conciles avec les assemblées politiques, ensuite le gouvernement ecclésiastique avec la monarchie absolue temporelle. Les gouvernements de la terre se forment par degrés : Maistre n'hésite pas à soumettre au progrès celui de l'Église.

Allant droit d'une destruction à l'autre, sans jamais faire quartier, il ne s'arrête que lorsqu'il l'a partout ruiné. Aucun écrivain ne respire autant que lui le génie théocratique. Plusieurs se sont emportés contre la raison, afin de la renverser sous la foi: lui est impatient de l'écraser pour abattre, anéantir l'homme aux pieds du pontife romain. En tombant, la raison doit entraîner le citoyen comme le fidèle, et le pape dominer l'État comme l'Église. Dans un endroit, Maistre refuse de le professer; dans un autre, il l'avoue indirectement. Là il refoule une conséquence immense qui sort invinciblement du principe, ou il ne la laisse que poindre un instant. Son œuvre se rompt en deux, et la seconde partie n'est, pour ainsi parler, qu'accrochée à la première.

A-t-il au moins le déplorable avantage d'avoir inventé les erreurs qu'il débite? Une seule, la confusion de l'infaillibilité avec la souveraineté, semble lui appartenir. D'autres ont fait de l'Église une monarchie absolue, politiqué la théologie. Le théosophe Saint-Martin lui a inspiré l'exagération de la chute, et Leibnitz le rôle qu'il assigne au pape dans le moyen âge.

Maistre déclare « qu'il se sent appelé à mettre les questions les plus ardues au niveau de toutes les intelligences'. » Locke semblait se croire la même vocation dans la philosophie, qu'il dénaturait comme lui dénature la théologie. Il dit que Locke « est fameux parce que nous sommes abrutis, et que nous sommes abrutis surtout parce que nous l'avons cru'. « Ne serait-ce pas là aussi la cause de la célébrité théologique de Maistre et de Lamennais? Les aurait-on crus d'abord, sans être à moitié plongé dans l'abrutissement? Ensuite n'est-ce pas en les croyant de plus fort qu'on s'y est plongé tout entier ?

Maistre avait sur nos devoirs envers les autres des idées plus justes que sur le gouvernement ecclésiastique : « Je ne

1. Lettres et opuscules inédits, lettre 163.

2. Ibid., Sur la réputation des livres.

sais, dit-il, ce que c'est que la vie d'un coquin, je ne l'ai jamais été; mais celle d'un honnête homme est abominable. Qu'il y a peu d'hommes dont le passage sur cette sotte planète ait été marqué par des actes véritablement bons et utiles! Je me prosterne devant celui dont on peut dire, Pertransivit benefaciendo; celui qui a pu instruire, consoler, soulager ses semblables; celui qui a fait de grands sacrifices à la bienfaisance; ces héros de la charité silencieuse, qui se cachent et n'attendent rien dans ce monde. Mais qu'est-ce que le commun des hommes ? et combien y en a-t-il sur mille qui puissent se demander sans terreur : Qu'est-ce que j'ai fait dans ce monde? en quoi ai-je avancé l'œuvre générale; et que reste-t-il de moi en bien et en mal '? » Quelle effrayante vérité dans ces réflexions!

1. Ibid., lettre 132.

FIN DU CINQUIÈME LIVRE.

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Pervertissement de l'Église. Puissance des institutions ou mouvements des choses humaines.

Le pervertissement de l'Église vient de son mélange avec la société païenne au quatrième siècle. Avant que le christianisme l'eût restauré, l'homme ne pouvait s'élever intérieurement à Dieu avec la raison pour y trouver la règle des devoirs; il fallait que l'État la lui donnât extérieurement dans une religion positive qu'il lui commandait. Cette religion, vraie chez les Juifs, fausse chez les Gentils, mais pour les Juifs, pour les Gentils, source de toute morale, faisait corps avec l'État, dont elle était le fondement.

Lorsque l'idolatrie fut proscrite par le gouvernement, l'État ne changea point de base; il ne se constitua point sur le principe que l'homme communiquait intérieurement, immédiatement avec Dieu, et il ne le pouvait pas.

Si cette communication existait depuis trois siècles, c'était dans l'ordre religieux seulement. Loin d'étudier l'ordre social, de chercher le rapport qu'il pouvait avoir avec leur doctrine, avec l'adoration de Dieu en esprit et en vérité', les chrétiens ne songeaient qu'à fuir la terre et voler au ciel. Ils ne devaient se tourner vers la cité temporelle et en com

1. Joan., IV, 24.

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