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un excellent modèle de la vie humaine la plus conforme à la nature. Nous voyons dans ses mœurs les manières les plus raisonnables de subsister, de s'occuper, de vivre en société : nous y pouvons apprendre non-seulement la morale, mais encore l'économique et la politique... Une grande partie de la différence qu'il y a entre eux et nous ne vient pas de ce que nous sommes plus éclairés par le christianisme, mais de ce que nous sommes moins raisonnables'. » Et Fleury déclare que ce qui, dans la société où il vivait, choque la raison, ce n'est pas le christianisme qui l'avait introduit.

Plus tard, à Voltaire combattant le moyen âge, prêchant l'évangile social, mais invectivant les Juifs, Guénée montrait fort bien, par un examen détaillé et comparatif, que leurs lois n'avaient aucun des vices que Voltaire reprochait à l'ancien régime, et qu'elles renfermaient les maximes et les avantages de celles qu'il voulait faire établir. Guénée peut être regardé comme le premier véritable apologiste de la religion chrétienne contre la philosophie du dix-huitième siècle, car le dix-huitième n'attaquait le catholicisme que parce que le catholicisme, s'incorporant la vieille société, empêchait la nouvelle de se produire.

Il y a quelques années, l'abbé Sénac 2 a abordé directement le sujet, et l'a traité avec une puissance presque inconnue dans un siècle où la philosophie et la théologie sont mortes. Je dis la philosophie et la théologie, et non pas l'ineptie, le rabachage, l'extravagance, le charlatanisme philosophiques et théologiques, car jamais ils ne furent aussi florissants. La pensée ne pense plus. Mais elle s'agite impatiente de faire du bruit.

Devant ceux qui vont chercher le commencement du progrès à l'origine des empires, M. Sénac ouvre un abîme entre les temps anciens et les temps modernes, et prouve in

1. Mœurs des Israélites.

2. Le Christianisme considéré dans ses rapports avec la civilisation moderne,

vinciblement que le progrès réel n'a paru sur la terre qu'avec l'Évangile. Il met à nu la fausseté et le danger de ces prétendues défenses du christianisme imaginées par les Chateaubriand et les Maistre, où sont préconisés les abus et les corruptions qui ont provoqué les attaques. Dans un livre récent', M. Huet a fortement développé la régénération terrestre. Ce sont là les seules apologies qui répondent aux besoins actuels du catholicisme.

D'où vient que les Juifs n'attendent qu'une prospérité temporelle, sinon de ce qu'elle est tellement annoncée avec la prospérité spirituelle qu'elle la leur cache? Si leur espérance des biens sensibles ne devait point se réaliser, ils seraient trompés par l'Écriture même. Ils n'errent cependant, à l'égard des biens intérieurs, que durant l'attente; car en arrivant et déployant ses grandeurs, le règne temporel du Messie leur manifestera son règne spirituel, dont sort le règne temporel. Les chrétiens qui ont reçu l'avénement spirituel et qui ne pensent point à l'autre, errent aussi; mais ils n'errent non plus que jusqu'à l'avénement temporel, dont les merveilles leur ouvriront les yeux. Ils le découvriront dans les prophéties, pendant que les Juifs y découvriront l'avénement spirituel. Les deux peuples tombant l'un dans l'autre et attirant les nations infidèles, formeront le peuple chrétien complet.

L'Église et la civilisation moderne épuisent tout ce qu'annonçait et préparait le mosaïsme, et la civilisation moderne comme l'Église témoigne de la divinité de Jésus-Christ. La liberté fraternelle, le bien-être populaire, la science de la nature ou la chimie, la physique, l'astronomie, la science des quantités ou les mathématiques, l'exploitation de la nature ou l'industrie, sont autant de miracles. Réduit à lui-même, l'esprit humain n'y serait jamais parvenu. Marie d'Égypte marchait sur les eaux, s'élevait dans les airs, se transportait en un clin d'œil où elle voulait. L'homme, maître de soi et des éléments qu'il met à son service, renouvelle ces prodiges. La

1. Le règne social du christianisme.

civilisation moderne rappelle l'échelle d'or sur laquelle Satur et Perpétue montaient de la terre au ciel.

Par l'union de l'âme et du corps, la dégradation de la pensée, effet de la chute primitive, amène une dégradation correspondante dans l'organisme et particulièrement dans le cerveau, organe des opérations intellectuelles. La réhabilitation de la pensée, que produit la doctrine évangélique, réhabilite le cerveau. La dégradation morale et physique et la réhabilitation aussi morale et physique passant des parents aux enfants, l'homme moderne naît plus intelligent que l'homme ancien. Les esprits ordinaires sont beaucoup plus aptes à comprendre les vérités connues, et le génie beaucoup plus capable de découvrir. Voilà un autre miracle.

L'antiquité resta, et l'Asie, l'Afrique, l'Océanie restent encore, dans l'impuissance de rompre l'empire absolu de l'État sur ses membres, d'abolir l'esclavage, d'améliorer la condition des peuples, de dissiper l'ignorance étendue sur l'univers matériel, de s'emparer des puissances qui l'animent et de les employer. Tous les peuples chrétiens ne l'ont point fait d'abord. Il n'y a que ceux qui traversèrent le moyen âge dans l'orthodoxie, et s'abreuvèrent toujours de la séve de l'unité. Chez eux la chute de cette impuissance, non moins que jadis la chute des idoles, prouve l'origine divine du christianisme dont ils ont vécu. Que sera-ce quand la même impuissance qui tient encore les deux tiers du genre humain, quand les idoles devant lesquelles ils se prosternent, tomberont du même coup?

Quel prodige que tout le genre humain, secouant sa dégradation, remonte aux grandeurs primitives qu'il a perdues, ressaisisse Dieu hors de la création, se ressaisisse luimême dans la société sur la terre, et s'approprie le monde des corps! Jésus-Christ guérissait les aveugles, les sourds, les muets, les paralytiques. Le genre humain n'est-il pas le grand aveugle, le grand sourd, le grand muet, qui ne voyait, qui n'entendait nulle part la vérité, et à qui la vue et l'ouïe sont rendues pour la voir, pour l'entendre partout,

et la parole pour la proclamer? N'est-il pas le grand paralytique qui se traînait à peine, et qui retrouve le mouvement pour s'élancer dans tous les sens et y manifester sa puissance?

CHAPITRE V.

Renaissance ou existence définitive de l'Église.

« Si l'on veut, disait Bossuet, ramener l'antiquité dans la discipline de l'Église, il faut la ramener tout entière'. » Il entendait sans doute que si on ne coupe à la fois tous les abus, ceux qui tombent se relèveront sous l'influence de ceux qui restent debout. On ne s'en délivrerait pas non plus en les frappant tous d'un seul coup, tant que leur cause commune, l'amalgame de l'Église et de l'État, subsisterait. Au reste, il ne s'agit point de rentrer servilement dans l'ancienne discipline, mais sur les principes antiques de fonder une discipline propre aux temps modernes. La papauté, par exemple, sollicite une immense réforme. Cependant est-ce au clergé et au peuple romains à nommer le pape, comme avant le moyen âge? Le pape doit-il présider à l'Église avec les évêques des provinces suburbicaires, auxquels se joindraient quelquefois ceux des autres parties de l'Italie ? Doit-il résider à Rome ?

On a vu que par la manière dont l'Évangile fut prêché, l'administration ecclésiastique se coordonna naturellement avec l'administration civile; que le rang des évêques répondit à celui des villes, et que le siége du plus élevé se trouva placé dans la capitale de l'empire. Lorsque l'Église épousa forcément le paganisme social, son chef fut merveilleusement posté pour se substituer aux empereurs et envahir comme eux la toute-puissance religieuse et politique; car on sait que les empereurs païens étaient souverains pontifes et

1. Fragments.

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