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RÉPONSE

A LA REVUE ECCLÉSIASTIQUE,

JOURNAL MENSUEL.

La Revue ecclésiastique se plaint que j'accuse Pascal et Port-Royal d'errer en théologie. « M. Bordas - Demoulin pense, dit-elle, qu'ils sont tombés dans une erreur spéculative au sujet de la doctrine de la gràce, et justifie par là, contre son intention formelle, les persécutions dont PortRoyal avait été l'objet. Nous avons gémi en constatant qu'un esprit aussi distingué avait jugé Pascal plutôt d'après les vues d'une raison impuissante dans les questions du domaine de la foi, que d'après les enseignements de la tradition et de la révélation, consignés dans les saintes Écritures, les ouvrages des Pères et les prières de l'Église. Ces enseignements, pour être aujourd'hui obscurcis par les enseignements contraires d'une multitude de prétendus docteurs formés à l'école de Molina, n'ont pourtant pas cessé de faire partie de la doctrine catholique, de se faire entendre et de se conserver dans le sein de l'Église : il eût donc été digne d'un homme consciencieux, comme l'écrivain que nous avons nommé, de les démêler et de les reconnaître au milieu du tumulte, du bruit et de la perturbation apportés par ces nouveaux docteurs. Malheureusement il n'était pas assez solidement instruit sur les matières difficiles dont il avait à parler, pour faire ce discernement. Ce qu'il n'aurait pas dû oublier cependant, c'est que la raison, depuis le péché, est portée à considérer comme en contradiction avec elle-même ce qui est simplement au-dessus d'elle '.

1. Tome VII, p. 159.

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Nous pouvons assurer la Revue ecclésiastique que le tumulte, le bruit et la perturbation apportés par les nouveaux docteurs ne nous en imposent nullement, et que nous avons beaucoup étudié ces difficiles matières; néanmoins, pas assez dans le cas où nous nous serions trompé. Si j'avais traité de la grâce en elle-même, j'aurais signalé bien plus d'erreurs chez les jésuites que dans Port-Royal; mais je m'occupais seulement d'une œuvre littéraire, où la théologie ne devait paraître que selon la mesure qu'elle se trouve dans les Lettres provinciales. Port-Royal y reproche aux jésuites de détruire la morale, et il a raison; les jésuites y reprochent à Port-Royal de détruire la liberté, et je pense qu'ils n'ont pas entièrement tort.

J'en trouve la preuve dans la Revue même. « La conservation, dit-elle, n'est qu'une création continuée... Nous avons vu que Dieu est la cause unique, générale et véritable de tous les effets qui se passent dans le monde, soit avec le concours de l'homme, soit sans sa participation '. » Si Dieu nous crée à chaque instant, s'il est la cause unique, s'il produit seul les actes de pensée et de volonté, que devient la liberté? La Revue a beau déclarer que nous sommes libres, c'est l'affirmer d'un côté, en le niant de l'autre. Alléguerait-elle la prémotion physique? Ailleurs nous l'avons réfutée, telle que Bossuet l'expose 2.

Cependant, plein de vénération pour Port-Royal, désirant le ménager autant que possible, j'ai signalé cette erreur plutôt comme une tendance que comme une chose effective. Cette tendance l'inclinait aux cinq propositions, et il lui arrive quelquefois de tomber dans la première. La Revue nous en fournit encore la preuve par les paroles suivantes d'Arnauld, qu'elle transcrit : « Les Pères nous montrent un juste en la personne de saint Pierre, à qui la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué dans une occasion où on

1. Tome VIII, p. 236 et 372.

2. Le Cartesianisme, t. I, p. 216.

ne peut pas dire qu'il n'ait point péché'. » La grâce manquant au juste, et le juste ne pouvant accomplir le devoir qui lui est imposé, n'est-ce pas la première des cinq propositions condamnées ?

Arnauld aurait dû voir que Pierre avait manqué à la grâce avant que la grâce lui manquât : « Origène 2, suivi par saint Chrysostome, a supposé, observe Bossuet, que si, au lieu de dire absolument, Je ne serai pas scandalisé, je ne vous renierai jamais, etc., saint Pierre avait demandé, comme il le pouvait et le devait, Dieu aurait détourné le coup. Saint Chrysostome a dit de même, et encore plus clairement : Au lieu qu'il devait prier et dire à Notre-Seigneur, Aideznous pour n'être point séparés de vous; il s'attribue tout avec arrogance. Et ailleurs : Il dit absolument, Je ne vous renierai pas, au lieu de dire: Je ne le ferai pas si je suis soutenu par votre secours 3. » Si donc il succombe, c'est qu'il n'uṣe pas comme il faut de la force ou grâce qu'il possède. Les Pères qu'Arnauld invoque se tournent contre lui.

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Bossuet va plus loin, et enseigne que Pierre avait perdu la justice « Qui sait, dit-il, ce qui s'est passé dans son cœur lorsqu'il a frappé de l'épée un des ministres de la justice, à dessein de lui faire pis, et qu'il mérita d'ouïr de la bouche de son maître : Celui qui se sert de l'épée périra par l'épée1? Et depuis encore, lorsqu'il poussa la témérité jusqu'à l'effet d'entrer dans la maison du pontife, et de s'exposer volontairement à plus qu'il ne pouvait? Qui sait, disonsnous, ce que vit alors dans son cœur celui qui voit tout, et qui ne voit rien qui ne lui déplaise dans un homme qui se jette dans le péril sans nécessité, malgré cet oracle du SaintEsprit : « Qui aime le péril y périra 5 ? »

1. Tome VI, p. 311.

2. Origène, Hom. 15 sur S. Matth. et 9 sur Ézéch.; S. Chrysost., Hom. 83 sur S. Matth. et 72 sur S. Jean.

3. Justification des Réflexions morales. 4. Matth. XXVI, 52.

5. Eccles. III, 27.

Le coup d'épée donné à un ministre de la justice est une faute plus grave qu'il ne le paraît d'abord : il suppose que l'Église a un pouvoir dans la société et le droit de s'y défendre; qu'elle fait partie de ce monde comme le paganisme et le judaïsme, à la condition desquels il la ravale. Ainsi, ce prétendu juste serait coupable, non-seulement d'avoir oublié d'où nous vient la force, mais de plusieurs autres prévarications qui ne sont pas légères. Qu'en cet état la gràce lui ait failli, c'est ce qui a lieu par toute la terre. La question pourquoi Dieu permit les chutes antérieures qui amenèrent celle-là, passe notre intelligence, comme la permission de la chute d'Adam.

Si Port-Royal détruisait ou tendait à détruire l'action de l'homme ou la liberté, les jésuites, attribuant trop au libre arbitre, détruisaient ou tendaient à détruire l'action de Dieu dans l'homme. En général, ils soumettaient la grâce à la volonté, tandis qu'elle doit la gouverner. On en cite suivant lesquels il pourrait se rencontrer des âmes si perverses, que Dieu fût impuissant à les convertir.

La crainte de justifier les persécuteurs de Port-Royal ne devait point nous empêcher de dire ce que nous jugions la vérité. La destruction de cette merveilleuse et puissante solitude est une des mille monstruosités de l'intolérance. Des flancs du moyen âge ébranlé s'échappèrent les jésuites, pour le raffermir et former une croisade perpétuelle contre la liberté religieuse et civile. Port-Royal s'éleva pour abolir dans l'Église le moyen âge, qui, ensuite, serait aboli dans l'État. Les deux compagnies naquirent ennemies mortelles; et les jésuites ayant entièrement subjugué Louis XIV, la ruine de Port-Royal était inévitable. Abattus à leur tour par le génie révolutionnaire qu'ils croyaient étouffer sous des décombres, les jésuites se sont relevés pour consommer les calamités de l'Église, et ensuite périr sans retour. Avec eux périra leur esprit despotique, abrutisseur; mais celui de leurs adversaires, qui est l'esprit de la civilisation mo

derne, l'esprit évangélique, se fortifiant d'âge en âge, ne cessera jamais d'animer le monde.

A notre tour, nous reprocherons à la Revue de ne pas assez entrer dans la politique pour expliquer les destinées de l'Église.

Elle annonce que l'Église sera prochainement renouvelée ; que tous les Juifs et tous les peuples vont se convertir. Interrogeant les prophètes, elle donne pour signes principaux : la domination du pharisaïsme, l'apostasie des Gentils, le soulèvement et l'agitation des peuples, et les révolutions des empires.

Depuis l'origine du monde, dit-elle, il s'est passé sur la terre bien des révolutions. Les royaumes ont fort souvent changé de maîtres et de formes gouvernementales; mais certes, on peut le dire avec assurance, jamais on n'avait vu dans les siècles antérieurs au nôtre des ébranlements et des bouleversements comparables à ceux auxquels nous assistons. La chose est tellement évidente pour chacun de nous, qu'il serait superflu d'y insister. Il semble que partout les fondements de la terre soient ébranlés. Les trônes sont renversés par le souffle des peuples... Il est évident que, dans ce temps, l'esprit d'insurrection est plus étendu qu'il ne l'a jamais été, et qu'il produit plus d'effets étranges. Tout le monde sent, comme malgré soi, qu'il y a quelque chose de fort extraordinaire dans les révolutions subites et multipliées qui se passent sous nos yeux, et qui, depuis 1789, forment entre elles un vaste système se développant sans cesse par ses conséquences nécessaires, puisqu'elles sont logiques. Toutefois, nous le répétons, ce qu'il y a de plus remarquable, ce n'est pas tant le génie révolutionnaire considéré à part et en lui-même, que sa coexistence avec d'autres signes précurseurs. ' »

Ainsi, d'après la Revue, le génie révolutionnaire qui agite et change le monde est un fait purement indicatif. Par une

1. Tom. X, Avis à nos frères pour les derniers temps.

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