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aux émissions illégales parce que les banques ne devaient plus émettre de billets mais seulement recevoir de l'Etat ceux dont elles auraient besoin.

La question des Banques une fois résolue, les préoccupations du public se portèrent sur d'autres objets.

La crise monétaire devenait de plus en plus aiguë et dans certaines villes, les plus commerçantes de la péninsule, elle prenait des proportions inquiétantes. Pour remédier à cette situation, le cabinet Giolitti entama des négociations avec les puissances de l'Union latine et y obtint un de ses rares succès. Une conférence se réunit à Paris et ses travaux aboutirent, non sans peine, à une entente. Chaque État devait retirer de la circulation les monnaies divisionnaires d'argent italiennes et les porter à un compte spécial pour ensuite les mettre à la disposition de l'Italie. Dès que cette puissance serait avisée des sommes portées à son crédit elle en devrait payer l'intérêt fixé à 2 1/2 p. 0/0. Toute livraison donnerait ouverture à un intérêt nouveau de 3 1/2 p. 0/0. Dans les dix jours de la livraison le gouvernement italien devrait couvrir les États. Il était stipulé que le paiement des monnaies divisionnaires rapatriées serait effectué moitié en or, moitié en traites. Afin d'éviter que l'opération ne pût dégénérer en un emprunt déguisé fait par l'Italie aux États de l'Union, la conférence décida que les versements à effectuer au gouvernement italien ne pourraient être inférieurs à 500,000 francs, mais que chacun d'eux pourrait être limité à 10 millions, et qu'aucun nouveau versement ne serait fait avant le paiement du précédent. La convention établie sur ces bases devait être soumise à la ratification des parlements intéressés. Elle ne fut guère combattue nulle part, car elle avait des avantages pour les divers États en même temps qu'elle venait en aide à l'Italie.

Dans le courant du mois d'août, de pénibles incidents s'étaient produits en France, à Aigues-Mortes, dans le Gard. Des rixes avaient eu lieu entre ouvriers français et italiens et au cours des bagarres il y avait eu des blessés et des morts. Ces faits déplorables qu'on avait aussitôt baptisés « les massacres d'Aigues-Mortes » en Italie et dans une certaine presse étrangère, provoquèrent une vive émotion au delà des Alpes. Avant qu'il eût été possible de déterminer les responsabilités et même de discerner les premiers agresseurs, des manifestations anti-françaises se produisirent sur un grand nombre de points de la péninsule. Quels que fussent les premiers attaquants on était en somme en présence d'un acte de brutalité commis par des ouvriers contre d'autres ouvriers pour une question de salaire. Le fait n'avait

rien de politique, et le sentiment national n'y devait entrer que pour peu de chose. En Italie on n'en prit pas moins prétexte à de regrettables excès. Le 18 août, une foule des plus hostiles alla manifester à Rome devant les deux ambassades de France, puis devant la villa Médicis, et le collège français place Santa-Chiara. La police insuffisante ne sut pas tout d'abord empêcher ces graves désordres qui se reproduisirent dans d'autres villes d'Italie. Fort heureusement tout rentra dans l'ordre assez vite. Le préfet de Rome fut révoqué pour son manque de prévoyance et d'énergie. Le préfet du Gard et le maire d'Aigues-Mortes furent de leur côté appelés à Paris pour s'expliquer sur leur attitude, et le dernier, M. Terras, dut donner sa démission après avoir été suspendu de ses fonctions. Les deux gouvernements firent preuve du plus vif désir d'entente. On reconnut que de part et d'autre il y avait eu des torts et l'incident fut clos sous réserve des indemnités à payer.

Il n'y avait évidemment pas lieu d'attacher une grande importance aux manifestations populaires qui venaient de se produire. On sait de reste qu'il y a dans toutes les grandes villes une populace toujours prète au désordre et au pillage et qui profite de chaque occasion pour donner libre carrière à ses instincts. Mais il était profondément regrettable que la presse italienne eût cru devoir elle aussi faire sa partie dans ce concert gallophobe, au lieu de recommander le calme et de faire entendre la voix de la raison, comme le Secolo de Milan qui écrivait : « Si le pays italien n'était pas si misérable, nos ouvriers ne seraient pas obligés d'émigrer en masse pour aller enlever aux étrangers leur travail. En excitant la jalousie des ouvriers des pays où elle se porte, cette émigration ne nous cause que des désagréments. La faute en est au mauvais état des finances italiennes. Le gouvernement est responsable d'avoir causé par sa politique néfaste ce mouvement économique. »

C'est dans des circonstances analogues à celles qu'on venait de traverser que les sentiments peu affectueux des deux peuples italiens et français se manifestent avec clarté. A la vérité cette hostilité ne laisse pas d'être assez artificielle. Elle tient en grande partie à des froissements d'amour-propre qu'un peu de tact et de bonne volonté suffirait dans la plupart des cas à éviter. Les Italiens nous reprochent avec beaucoup de véhémence de les traiter sans égards suffisants. Mais, pour ne pas manquer de justice, il serait bon de reconnaître que le gouvernement de Rome ne prend pas toujours soin lui-même d'éviter ces manques d'égards. Il en fournit un exemple en envoyant le prince de Naples assister aux grandes manœuvres allemandes en Alsace et Lorraine. On sentait si bien en Italie ce qu'il y avait de blessant pour

nous dans le voyage de l'héritier du trône en Alsace, et ce que le procédé avait de choquant de la part de l'Italie qu'on en donna une explication aussi embrouillée que subtile. Lors de son séjour à Rome, disait-on, l'empereur Guillaume avait inopinément invité le prince de Naples à suivre les manœuvres de son armée. Mais il n'avait pas été question alors du théâtre des manœuvres, et c'est seulement plus tard que la Lorraine aurait été choisie. Il est plus que probable en effet que le roi Humbert et son gouvernement se seraient volontiers passés d'un voyage qui devait froisser la France et ressembler à une reconnaissance implicite de la conquête de l'Alsace et de la Lorraine. Mais c'était là aussi la raison qui faisait désirer à Guillaume II d'avoir à ses côtés le prince royal, et tout laisse supposer que le roi Humbert avait cédé faute de trouver le moyen de formuler un refus sans mécontenter son exigeant allié.

L'accueil fait au prince de Naples à Coblenz montra suffisamment à ceux qui pouvaient encore en douter l'importance que l'empereur attachait à la présence de son jeune allié. Il y avait là tout «< un parterre de rois » et de souverains, le roi de Saxe, le grand-duc de Bade, le prince régent de Bavière, le prince régent de Brunswick; mais la première place partout était pour le prince de Naples; il était l'hôte fêté, qu'on montrait à tous au premier rang. Il fit son entrée à Metz en voiture découverte aux côtés de l'empereur. Les journaux allemands saluèrent son arrivée comme un événement capital. Et de fait c'en était un que la présence du petit-fils de Victor-Emmanuel sur cette terre, qui était autrefois française, aux côtés des vainqueurs de l'ancienne amie et alliée de son grand-père. En saluant le prince italien avec enthousiasme, l'Allemagne saluait surtout la sanction officielle qui venait d'être donnée au traité de Francfort, l'injure bien inutile et maladroite que l'Italie venait de faire à la France, l'insulte gratuite que le roi Humbert aurait pu lui éviter avec un peu de fermeté. A l'étranger, on jugea cet acte avec sévérité et l'on estima qu'il rendait vain pour longtemps tout espoir de voir s'améliorer les relations franco-italiennes. Même un journal d'ordinaire assez bienveillant pour l'Italie, le Journal de Genève, n'hésitait pas à écrire : « Cela s'appelle en politique brûler ses vaisseaux. Pour l'Italie c'est une grosse partie à jouer. Pour l'Europe attentive, mais non pas indifférente, c'est une cause de souci; car c'est une aggravation certaine d'une situation déjà grave. »

En France, on ressentit l'outrage, mais on se contenta d'y répondre par le dédain qu'il méritait, et ceux-là mêmes qui ont pour habitude de nous témoigner le moins de sympathie durent reconnaître la parfaite correction et la dignité de notre attitude.

La Sicile est un pays admirable et fertile. Sa population est sobre, laborieuse, honnête. Et la misère est affreuse.

Pour comprendre que dans un pareil pays une pareille population soit affamée, il faut admettre des causes cachées.

Le paysan sicilien est lié au propriétaire foncier par un contrat qui correspond à notre fermage ordinaire, comme la gabella, ou à notre métayage, comme le burgherato, ou encore par un contrat plus spécial à l'Italie, le terraggio. Dans ce dernier système le paysan donne au propriétaire deux ou trois fois la quantité du blé ensemencé; si la récolte est bonne il gagne, sinon il perd et se ruine. Mais il n'a rien à dire il est libre de contracter ou de ne pas le faire. Et son mal vient d'ailleurs. Entre le propriétaire et lui il y a le gabellotto, sorte d'agent d'affaires qui vit de tous les deux en les pressurant et les volant. Le Sicilien souffre aussi du manque d'habitations. Autrefois aux époques de guerre, les populations s'étaient serrées pour être fortes en des villages très peuplés, très éloignés les uns des autres. Pour aller à l'ouvrage le paysan doit faire quinze, vingt kilomètres, parfois davantage; il ne peut pas rentrer chaque soir chez lui; il quitte alors sa maison, sa famille, vit aux champs, couche dehors ou sous une tente de paille, fait sa mauvaise cuisine. Le samedi il rentre et vit un jour chez lui. C'est peu. La Sicile est divisée en grandes propriétés où l'on ne cultive que la vigne et le blé. Le paysan va de l'une à l'autre, travaillant toujours une terre qui n'est pas sienne. Il n'y a point dans l'île de petite propriété comme chez nous et le socialisme ne trouve point devant lui cette barrière qui l'arrête ailleurs si heureusement: le paysan propriétaire. L'ouvrier agricole n'a que son salaire et l'on devine combien aisément il devient la proie de l'usurier. La Sicile est le pays de l'usure. A ces causes chroniques de malheur et de misère d'autres causes contingentes sont venues s'ajouter. La récolte de blé en 1893 a été mauvaise; la rupture économique avec la France a contribué à la mévente des vins, et les paysans se sont trouvés prêts à toutes les révoltes. A côté d'eux les ouvriers des solfatares sont encore plus malheureux, leur vie est une souffrance continue. On voit là les catusi qui du fond de la mine portent le soufre sur leurs épaules à l'orifice des puits. Ce sont des enfants de huit ou dix ans, qui, pour gagner de sept à dix sous par jour, se traînent dans d'étroits couloirs, ou se hissent le long d'échelles raides, le dos courbé sous des charges énormes, le moindre arrêt réprimé à coups de trique. Pauvre, hâve, déguenillé, tenace, le Sicilien respecte la loi quand elle ne le gêne pas, et ne compte pour rien les autorités et la police. Il a l'idée ou plutôt l'instinct de l'association et l'on sait quelle fut la puissance de la maffia. Les fasci dei lavoratori ont retrouvé le même succès.

Leur apparition date de l'Exposition nationale de 1892. Aujourd'hui ils sont organisés sur le modèle de l'administration. Il y a à Palerme un comité de direction central, dans chaque province un comité provincial. Tous ces comités surveillent les différents fasci, ont chacun leur caisse et leur conseil de dépense. Cet ensemble forme une organisation véritablement formidable qui enserre l'ile tout entière. Tout d'abord on ne discerna pas bien s'il s'agissait d'associations économiques ou politiques. Mais il ne resta bientôt plus aucun doute à les voir à l'oeuvre. Les fasci sont une machine de guerre contre la société actuelle et ceux qui les ont créés l'ont fait surtout dans ce but. Ils ont d'ailleurs bien manœuvré, mais n'ont eu que peu de mérite à réussir tant les circonstances les favorisaient. Les Siciliens enrégimentés dans le fascio font du socialisme comme M. Jourdain faisait de la prose. Ils ne connaissent point les théories collectivistes et n'en ont cure. Les agitateurs leur ont seulement parlé de leurs misères, et leur ont dit qu'ils avaient en mains le moyen de les faire cesser. Ils ont affirmé que par l'union les travailleurs obtiendraient un meilleur traitement des patrons et une diminution des impôts. Leur langage, là-bas comme partout, se pliait avec adresse aux exigences de l'auditoire. Tantôt violent, il prêchait aux exaltés la révolte et la destruction des riches et des bourgeois; tantôt pacifique, il promettait aux modérés la suppression du mal par les moyens légaux. Il n'est pas besoin d'aller jusqu'en Sicile pour voir à l'œuvre les militants du socialisme et surprendre leurs procédés de propagande ils sont partout les mêmes. Par la force des choses, le fascio est devenu nettement révolutionnaire, du jour où la discipline s'y est trouvée bien établie. Les chefs du mouvement savaient qu'ils promettaient ce qu'ils ne pourraient pas tenir. Cela importait peu. Il fallait séduire les paysans et tous les moyens étaient bons. Et quand ils furent tous embrigadés, les organisateurs décidèrent d'entrer enfin en lutte ouverte avec le gouvernement, comptant sur l'exaltation et la violence des uns pour entraîner l'hésitation des autres.

Le gouvernement auquel d'autres sujets de préoccupation ne manquaient point n'avait tout d'abord prêté qu'une attention distraite au mouvement sicilien. Il s'était trompé sur le caractère de ce mouvement que quelques députés de la gauche encourageaient de leur sympathie. Mais bientôt la rébellion commença. Elle éclata vers la fin d'octobre et se propagea avec rapidité. Presque partout la cause du soulèvement fut une augmentation des impôts municipaux, et presque partout aussi les choses se passèrent de la même façon. Les manifestants se formaient aux cris de « Vive le Roi! A bas le conseil municipal!» Ils se rendaient à la mairie où ils réclamaient la sup

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