Page images
PDF
EPUB

rité de la skoupchtina put un instant croire qu'ayant rajeuni l'acte de 1869, qu'ayant mis la loi fondamentale du pays en rapport avec les progrès modernes et les aspirations populaires, elle avait atteint ce double but. Milan n'avait-il pas apposé sa signature au bas du nouveau statut, ne l'avait-il pas promulgué officiellement le 22 décembre 1888 ? Il y avait, semblait-il, dans la sanction royale donnée sans difficulté, un présage heureux capable de rassurer les plus pessimistes.

Mais le pas franchi par le peuple serbe avait été trop large pour qu'un recul politique ne fût pas possible et même probable. Sans doute Milan avait dû céder devant une majorité compacte, sans doute il avait fait mine quelques jours de se soumettre aux volontés nationales, sans doute enfin il avait donné sa signature. Mais cette signature n'avait-elle pas été extorquée à sa faiblesse ? Le souverain qui avait cherché, par le moyen de la revision, à effacer dans l'esprit public le souvenir des désastres essuyés par lui comme général en face de l'ennemi, comme époux en face de la reine, pouvait-il, ayant lâché la proie pour l'ombre, ayant couru à la perte des prérogatives qu'il possédait, s'avouer encore vaincu et cette fois, devant son peuple? Un ambitieux déçu écoute facilement des conseils de vengeance. L'Autriche, aussi battue que son protégé, lors de la dernière consultation du corps électoral serbe, ne se fit pas faute de lui souffler d'hostiles desseins contre les radicaux russophiles, qui, toutpuissants à la skoupchtina, avaient si bien su répondre aux imprudences du roi, en précisant et limitant ses attributions. Milan était assez hardi pour ne pas hésiter devant un coup de force. Mais, s'il aimait le pouvoir, il aimait encore plus ses aises, ses plaisirs, et, pour retenir ces biens inestimables, aucun sacrifice politique ne devait lui coûter. Une intrigue privée arriva juste à point pour sauver la Serbie d'un bouleversement. Fatigué de sa lutte acharnée contre le parti radical, désireux avant tout de goûter une liberté qui lui manquait à Belgrade, Milan abdiqua brusquement dans les premiers jours de mars 1889, au profit de son fils, Alexandre Ier, un enfant de treize ans. Sans doute il ne tarda pas à regretter sa couronne, à soulever des difficultés pour ne pas exécuter le traité signé et payé, par lequel il avait promis de quitter le pays; mais les radicaux, qui étaient alors au ministère, se montrèrent si fermes qu'ils finirent par le forcer à partir. Dès lors, la crise qui menaçait l'œuvre de la skoupchtina nationale semblait à jamais éludée. Il s'agissait, nous le verrons, d'un simple ajournement.

Si le souverain déchu cessait en effet provisoirement d'être dangereux par lui-même, s'il abandonnait en apparence la scène poli

tique, il y laissait, comme ministres de ses rancunes ou comme agents de ses conspirations, quelques amis attachés par reconnaissance à sa personne et surtout beaucoup d'alliés acquis par intérêt à ses vues. A la tête de ces complices volontaires ou inconscients, se trouvaient les trois régents chargés du gouvernement du royaume. pendant la minorité du jeune Alexandre. Le plus influent, M. Ristitch, le vieux chef du parti libéral, ne se consolait pas facilement de la victoire des radicaux. Leur enlever la majorité à la skoupchtina, de manière à avoir les mains libres, tel fut son plan. Remarquons que c'était aussi une partie de celui de Milan, qui, devenu simple comte de Takovo, n'avait pas la moindre chance de retrouver sa couronne royale et de déchirer l'acte de 1888, tant que les radicaux n'étaient pas réduits à la portion congrue. L'ex-souverain, qui prenait ses inspirations à Vienne, ne manqua donc point de pousser en sous-main les régents à l'action.

Mais M. Ristitch était un politique trop expérimenté pour ignorer. qu'un peuple ne se retourne pas dans l'espace de quelques mois. Quatre ans il attendit l'occasion de rendre au sein du parlement la majorité à ses amis, louvoyant tortueusement à droite et à gauche, tantôt faisant des avances à la Russie et à la France', tantôt, au contraire, cherchant un appui auprès de l'Allemagne et de l'Autriche. Lorsqu'enfin, par la réconciliation de Milan et de Nathalie, il crut avoir déblayé le terrain, aidé d'un président du conseil aussi violent qu'énergique, M. Avakoumovitch, il essaya de frapper un grand coup. Le principal obstacle à toute politique rétrograde, c'était la chambre, où dominaient les partisans du progrès et les amis de la Russie. Des élections générales, où la pression la moins dissimulée ne fut point épargnée, envoyèrent à la skoupchtina des représentants dévoués aux ministres, aux régents et, par surcroit, au comte de Takovo. Après ce complet bouleversement politique, l'anéantissement de la constitution de 1888, si défavorable à la royauté, put paraître un instant un simple jeu. Quoi de plus facile en effet pour Milan que de prendre la place de son fils et de revenir, avec le concours d'une skoupchtina dévouée, à l'acte de 1869 !

Les élections de mars 1893 ne furent pourtant pour les défenseurs des libertés serbes, qu'une fausse alerte. L'entourage immédiat d'Alexandre Ier protégea le royal adolescent contre son père et, du même coup, sauva, momentanément au moins, la cause du progrès. Bien conseillé par son précepteur, M. Dokitch, à la fois homme de cœur et homme de tête, le jeune prince fit arrêter les régents,

1. En août 1891, Alexandre I visita Paris en compagnie de son père.

renvoya M. Avakoumovitch du ministère, et, pour effacer jusqu'à la trace de la pression exercée sur les électeurs, appela à nouveau le peuple serbe dans ses comices. L'écrasante défaite subie par le parti libéral prouva d'une manière péremptoire combien la nation approuvait son souverain descendu dans l'arène politique pour défendre contre une coterie la liberté et la constitution compromises. Qu'Alexandre Ier se montrât fidèle à ses heureux débuts, que la majorité radicale, de son côté, ne fût pas trop exigeante vis-à-vis d'un prince défenseur des droits populaires et la Serbie était certaine désormais de la solidité de ses institutions nationales.

Par malheur, ni les radicaux, ni le roi ne surent répondre à l'attente du pays. On put s'apercevoir bientôt que la modération dans le succès n'était point la qualité maîtresse de la nouvelle majorité la mise en accusation de l'ancien ministère Avakoumovitch devant une juridiction spéciale exclusivement recrutée parmi ses pires ennemis, en ravivant les passions politiques sur le point de s'éteindre, grossit le groupe politique dont le comte de Takovo était resté l'inspirateur et le chef. Quant à Alexandre Ier, ceux qui avaient vanté son énergie et sa prudence, lors du coup d'État d'avril 1893, durent bien reconnaître après la démission de M. Dokitch', donnée en novembre de la même année, que ces qualités appartenaient beaucoup moins au souverain qu'à son habile ministre. La crise constitutionnelle que traverse actuellement la Serbie, crise difficile à prévoir avant la retraite de M. Dokitch, s'annonça et se dessina avec une netteté parfaite deux mois à peine après qu'Alexandre eut été privé de son prévoyant conseiller.

Le prologue de la crise fut la brusque arrivée à Belgrade, en février 1894, du comte de Takovo. La colère et la panique furent grandes, quand on apprit que le prince, qui avait résigné sa couronne en haine de la majorité parlementaire, que l'ex-roi qui avait vendu naguère jusqu'à sa qualité de citoyen serbe et jusqu'à son droit de séjour en Serbie, allait devenir l'homme de confiance du souverain, son fils. La nation presque tout entière vit dans le retour inopinė de Milan une première violation de la constitution, destinée à être suivie de beaucoup d'autres. En cela le peuple serbe ne se trompait pas. Renverser le cabinet radical Grouitch, le remplacer par un ministère absolument dévoué et, avec l'appui de ce nouveau ministère, modifier la constitution, au besoin en usant de la violence, tel était le plan élaboré par le comte de Takovo avant de ren

1. M. Dokitch, président du conseil des ministres, se retira pour raison de santé. Il est mort en février 1894.

trer à Belgrade. Ce plan fut exécuté avec beaucoup de décision et avec une dextérité vraiment extraordinaire chez le politique qui avait provoqué la revision de 1888.

Pour débuter, Milan eut l'adresse de se débarrasser du cabinet radical sans pousser à bout les radicaux, qui formaient la majorité de la skoupchtina. Un prétendu ministère de conciliation, sans couleur déterminée, c'est-à-dire à couleur changeante, fut constitué. Son chef, M. Stoïan Simitch, ancien ambassadeur à Vienne, prit soin d'assurer la skoupchtina « qu'il se placerait en dehors et au-dessus des partis ». Mais, en même temps, sur l'ordre du comte de Takovo, redevenu vraiment roi à côté d'Alexandre Ier, il ajournait par décret la chambre jusqu'en mai. Ainsi Milan se délivrait pendant trois mois des soucis et des difficultés inséparables du contrôle parlementaire. Trois mois, c'est plus qu'il n'en faut pour resteindre singulièrement la liberté dans un pays où elle n'est pas vieille. Les séances de la skoupchtina ne furent pas plus tôt suspendues que le régime des ukases commença. Serviteur docile mais effrayé de l'audace croissante de son maître, M. Simitch commençait à lui opposer une résistance timide. La divulgation d'une lettre compromettante, que l'un des membres du ministère avait écrite et dont l'Autriche prit ombrage, servit à Milan de prétexte pour renvoyer le cabinet et appeler aux affaires M. Nicolajévitch, un homme de poigne, qui montra sans tarder qu'il n'éprouvait aucune hésitation à supprimer les journaux hostiles et à incarcérer les mécontents dangereux. Dès lors, les événements se précipitent, les accrocs déjà nombreux que les textes législatifs ont reçus se multiplient avec rapidité. Reconnaissant envers le comte de Takovo, qui l'a créé président du conseil, M. Nicolajévitch appose sa signature au bas d'un décret qui rétablit l'ex-roi dans tous ses droits constitutionnels, tous ses titres, tous ses honneurs. Ce suprême défi jeté à l'opinion publique décide à l'action le parti radical, jusque-là impassible malgré les attaques dont il n'avait cessé d'être l'objet. Le décret relatif à la réintégration des parents du souverain dans leurs prérogatives est déféré à la cour de cassation et celle-ci déclare, dans sa célèbre séance plénière du 18 mai, qu'il est nul et non avenu. Milan avait été trop loin pour s'arrêter le seul moyen de sortir de l'impasse où il s'était engagé, c'était un coup d'État contre les institutions du pays. Tout-puissant sur l'esprit de son fils, il le décida à répondre à l'acte d'indépendance de la cour de cassation, fidèle gardienne de

1. Parmi les hommes politiques arrêtés, il faut citer en première ligne M. Ranko Taisitch, le chef du parti anti-dynastique.

la constitution, en cassant d'un seul coup et les juges qui avaient défendu la loi et la loi qui avait été invoquée par les juges. Mais, le statut de 1888 une fois suspendu, par quoi le remplacer ? Laisser à la skoupchtina le soin de le modifier, c'eût été une imprudence. Le comte de Takovo s'arrangea de telle manière que l'intervention des représentants du pays fut inutile. Le même ukase, qui supprimait l'acte de 1888, rétablit purement et simplement la constitution de 1869.

X

Ainsi, au point de vue constitutionnel, la Serbie n'a pas fait un progrès depuis un quart de siècle. Aujourd'hui, comme il y a vingtcinq ans, si le peuple a une représentation, cette représentation n'existe guère que pour la forme. Comment croire, en effet, qu'un corps, dont les membres les plus éclairés doivent leur nomination au prince, qu'une assemblée, qu'on a la faculté de proroger durant six mois, qu'un parlement qui n'a pas l'initiative des lois, puisse exercer une sérieuse influence dans l'État! Lorsqu'on rapproche la faiblesse de la skoupchtina de la docilité du conseil d'État peuplé de créatures royales, de l'impuissance des ministères qui, n'ayant qu'une responsabilité illusoire, ne sauraient avoir vis-à-vis du souverain une indépendance réelle, on s'aperçoit vite que, pour le moment, il n'y a en Serbie qu'un pouvoir, celui du prince, et que sous les apparences d'une royauté constitutionnelle se cache un véritable absolutisme.

C'est surtout en ce qui a trait à la politique étrangère que cet absolutisme est dangereux. Que le roi ou, si le roi est un esprit faible, que le principal inspirateur du roi ait moins conscience des intérêts du pays que des siens propres, qu'il tombe dans les filets tendus par les diplomates des grandes puissances voisines et, sa volonté manquant de contrepoids, voilà la nation qui court à l'asservissement et peut-être à la ruine. Pour citer un seul fait, qui date à peine de quelques mois, niera-t-on que de graves complications puissent être la suite plus ou moins lontaine du voyage que le jeune roi Alexandre a entrepris à Vienne et à Berlin, voyage que certains cercles diplomatiques ont regardé comme l'hommage rendu par un

vassal à ses suzerains?

Il est une remarque générale qui s'applique à toute l'histoire de la Serbie durant le dix-neuvième siècle : plus le prince a été fort vis-à-vis de son peuple, moins la nation a été forte vis-à-vis de

« PreviousContinue »