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UN PROBLÈME DE COLONISATION INTÉRIEURE.

LA GERMANISATION DE LA POLOGNE PRUSSIENNE.

I

Plus d'un siècle après le partage de la Pologne, la question polonais e figure encore à l'ordre du jour de l'Europe. La Pologne, simple expression géographique, si l'on veut, est demeurée pour l'histoire une personnalité morale. Dans ce corps démembré survit une âme irréductible. Annexés à la Russie, à l'Autriche, à la Prusse, les Polonais ont gardé la conscience de leur unité et continuent à nourrir un idéal commun, fidélité d'autant plus remarquable que les trois fractions de ce peuple ont connu des destinées différentes. Les Polonais tombés aux mains de la Russie sont les plus disgraciés : leurrés au début, sous Alexandre Ier, d'une illusion d'indépendance, l'ère de l'oppression s'est bientôt après ouverte pour eux et n'est pas près de se clore; persécution religieuse autant que politique car la Russie poursuit d'instinct l'unité de foi qui, plus puissamment que l'autocratie, maintiendra la cohésion de son immense empire; et c'est pourquoi catholiques de Pologne, protestants des provinces baltiques, juifs, sectaires subissent les mêmes vexations. Bien plus enviable est le sort des Polonais échus à l'Autriche : cet État a dû et a su donner à chacune des races qui le composent ou le décomposent son statut : en échange des libertés constitutionnelles et de l'influence parlementaire dont ils jouissent, les Polonais se montrent sujets dévoués, loyalistes impeccables; toutefois ils n'ont rien abdiqué de leurs traditions ni de leurs aspirations nationales 1. Quant à leurs frères de Prusse, ils

1. L'exposition de Lemberg de 1894 a été commme le symbole de la restauration morale de la Pologne. M. Barosz a ici même signalé l'importance de cette manifestation « pacifique ». (Annales du 15 novembre 1894.) Cette épithète mériterait sans doute quelque discussion.

ne furent pas plus mal traités de la fortune; en 1815, c'est avec des effusions qu'ils furent reçus dans le giron de la monarchie prussienne. « Vous êtes incorporés à mon royaume, leur déclarait solennellement Frédéric-Guillaume III, dans sa proclamation du 15 mai 1815, sans être obligés de renier votre nationalité. » La promesse ne fut pas tout à fait vaine. Aussi les Polonais s'accomodèrent au régime prussien. Pendant l'insurrection de 1863, M. de Bismark rendait hommage à leur attitude correcte 1. Après la campagne de 1866, le même M. de Bismark les félicitait d'avoir prouvé leur dévouement à la patrie prussienne, leur attachement à la couronne de Prusse; «< ils ont mêlé leur sang au nôtre, à celui de leurs compatriotes de langue allemande ». En 1870, ils semèrent de leurs ossements les champs de bataille de France. Et depuis, pacifiquement, ils croissaient et multipliaient sous l'aile tutélaire de l'aigle prussienne.

On s'aperçut tout à coup à Berlin, il y a quelque neuf ou dix ans, qu'ils croissaient et multipliaient à l'excès. A l'ouverture du Landtag, le 14 janvier 1886, le discours du trône finit par cette phrase inquiétante: «< La manière dont l'élément allemand est refoulé par l'élément polonais dans plusieurs provinces de l'Est impose au gouvernement le droit de prendre des mesures propres à assurer l'existence et le développement de la population allemande. Dans ce but les projets de loi actuellement à l'étude vous seront présentés aussitôt qu'ils auront été élaborés. » Ces projets, avant même d'être déposés, excitèrent l'enthousiasme reconnaissant des gouvernementaux. Une motion de complaisance, invitant la chambre des députés à voter les fonds nécessaires à l'exécution des mesures méditées, notamment pour favoriser l'établissement d'agriculteurs et paysans allemands dans les provinces de l'Est (Prusse occidentale et Posen), provoqua un débat orageux et qui ne dura pas moins de trois journées (28-30 janvier). M. de Bismark prononça des discours longs, diffus, décousus en apparence, semés d'anecdotes, de réminiscences, de boutades. Il attaqua le loyalisme des classes dirigeantes des provinces polonaises, noblesse et clergé, les accusa d'avoir intrigué avec l'ambassade de France vers 1870, de rêver la restauration d'une Pologne autonome dans les limites de 1772; il leur accorda la qualité de sujets prussiens, mais de même acabit que les socialistes, c'est-à-dire de sujets suspects (unsicher). Aussi justifiait-il des mesures que, quarante ans auparavant, préconisaient des hommes d'Etat soucieux du péril polonais, surtout

1. Les discours de M. le Comte de Bismark (Paris, Vieweg), I, p. 83. Séance du 19 nov. 1863. (Chambre des Seigneurs.)

2. Ibid., p. 226. Séance du 23 août 1867. (Chambre des députés.)

Flottwell. Pour garantir l'intégrité de la Prusse, la sécurité de l'Empire contre les tendances séparatistes, il fallait exproprier les seigneurs polonais, opposer une digue au flot slave qui montait. Les premiers, encore détenteurs de 650,000 hectares dans le grand-duché de Posen, n'aspiraient qu'à céder les terres de leurs aïeux contre écus sonnants qu'ils iraient faire valoir « dans l'Ouest, à Paris ou à Monaco » 1. Avec 100 millions de thalers (375 millions de francs) on se déferait de ces seigneurs, et ce ne serait pas trop cher. Car sur ce sol assaini prospéreraient de bons Allemands, mariés à de fécondes Allemandes, et l'Allemagne ne tremblerait plus pour ses extrêmes confins de l'Est.

On ne fera pas à M. de Bismark l'injure de croire qu'il redoutât sincèrement le péril polonais. Mais ce péril polonais, il affectait de le confondre, de le solidariser avec le péril catholique, si bien que l'opposition s'écriait par la voix de Windhorst : « Ce n'est pas le progrès du polonisme qu'on veut arrêter, c'est le progrès du catholicisme 3». Certes, en privant la masse polonaise de ses chefs héréditaires et naturels, en la désagrégeant, il espérait la livrer plus docile aux mains des landrathe (sous-préfets), aux suggestions électorales du gouvernement; il se flattait ainsi d'affaiblir le parti du centre.

Est-ce à dire que cette guerre de races et de religions ainsi déchaînée se réduisît aux mesquines proportions d'un expédient politique, donc d'une manœuvre parlementaire? Ce serait étrangement ravaler la conception d'un Bismark. Sans rappeler ici les préoccupations diplomatiques qui le hantaient *, M. de Bismark paraît avoir obéi encore à une raison d'État plus respectable et de plus haute portée. La mesure

1. Disc. XIII, p. 237.

2. Dans le projet du chancelier, il devait être interdit aux futurs colons ou fonctionnaires d'épouser des Polonaises.

3. C'est au cours de ce débat que M. de Bismark fit sur les origines du Kulturkampf une singulière révélation. La lutte confessionnelle n'eût pas éclaté sans les agissements de la division catholique du ministère des cultes prussien. Cette division, sous la direction de M. Krotzig, était devenue un institut entre les mains de quelques grandes familles polonaises, au service desquelles cette autorité s'était mise pour l'œuvre de polonisation dans tous les districts allemands-polonais douteux..., et ce fut réellement la première raison qui m'engagea dans le Kulturkampf.... Celui qui m'a induit dans le Kulturkampf, c'est M. Krotzig, le chef de la division catholique, de cette division qui développait son activité exclusivement dans le but de sauvegarder les droits de l'Eglise romaine et les tendances polonaises envers et contre le roi. » (Ibid., p. 225.)

4. A cette époque, M. de Bismark travaillait à retenir dans l'alliance prussienne la Russie qui dès lors se dérobait. Il prodiguait au puissant voisin les avances et gages d'amitié (tels que le traité d'extradition du 13 janvier 1885). Dans la discussion qui nous occupe, il se plut à rappeler longuement l'appui fidèle que contre le sentiment de l'Europe, contre le sentiment de l'Allemagne, son gouvernement avait prêté à la Russie contre les Polonais insurgés en 1863. Comptait-il que l'écho de ces souvenirs réveillerait à Pétersbourg les sympathies d'antan?

de germanisation qui vise deux seules provinces de la monarchie s'encadre dans l'œuvre sociale, ou si l'on préfère, socialiste du Chancelier. Elle tend à créer en effet, comme on verra, une classe moyenne de propriétaires ruraux, par le morcellement de la grande propriété ; à faciliter au journalier, au prolétaire agricole l'acquisition d'un bien-fonds, sans débours d'un capital, partant sans risque d'endettement 1. M. de Bismark trouva l'occasion merveilleuse de tenter cet essai aux dépens de cette noblesse polonaise qu'il haïssait; et de vrai, la Pologne offrait un vaste champ d'expérience, occupée par de grands domaines, et en proie à une sorte de landlordisme qui avait avili et comme assauvagi la terre 2.

Mais c'étaient là les pensées de derrière la tête, que le Chancelier, malgré sa franchise parfois brutale, se gardait d'exprimer à la tribune. Aussi l'exposé des motifs officiel, déposé avec le projet de loi, le 9 février 1886 3, insista-t-il sur la nécessité de défendre et d'affirmer, dans une région étrangère par sa langue et ses mœurs à la vie nationale prussienne, l'esprit allemand, la civilisation allemande menacés. Ce document, par une omission bizarre, ne fournit aucuns chiffres à l'appui de sa thèse. Est-il vrai que l'élément polonais se soit épanoui

1. Cette loi est considérée en effet comme le prélude de la législation sur les biens grevés de rente (Rentengüter) qui fut réalisée en 1890 (lois des 27 juin et 7 juillet). En 1885, dans le débat sur le tarif douanier de 1879, M. de Bismark prononçait ces paroles: « Je suis l'adversaire de tous les obstacles apportés au parcellement, obstacles que malheureusement notre législation maintient encore. » (Séance du Reichtag, 14 février. Discours XII, p. 325.)

2. Depuis le commencement du siècle, la grande propriété n'a cessé de se développer dans la province de Posen, en absorbant les petits fonds ruraux, tombés de 48,151 en 1816 à 39,389 en 1880. Pour les renseignements statistiques, v. E. von Bergmaun, Zur Geschichte der Entwickelung deutscher, polnischer und jüdischer Bevölkerung in der Provinz Posen seit 1824. (Beiträge zur Geschichte der Bevölkerung in Deutschland seit dem Anfange dieses Jahrhunderts, herausgegeben von Fr. v. Neumann. Vol. I.) Tubingen, 1883, p. 9-10. Cf. Sering, Die innere Kolonisation im östlichem Deutschland (Schriften des Vereins für Socialpolitik, LVI). Leipzig, 1893, p. 258.

La statistique officielle signale une diminution du nombre des propriétés de 1867 à 1878 dans la régence de Posen, cette diminution ressort à 10,775; dans celle de Bromberg, à 9,467. (Preussische Statistik. Vol. 103. Grundeigenthum und Gebäude im preusischen Staat auf Grund der Materialien der Gebäudesteuer-revision vom Jahre 1878. Berlin, 1889, p. XVII.) V., p. XXVIII, la prédominance de la Posnanie pour le chiffre des grandes propriétés, d'un revenu minimum de 500 thalers. Quelques auteurs reconnaissent que dans les dernières années la noblesse polonaise a introduit des améliorations dans la culture. Mais on constate aussi sa tendance à se défaire de ses terres. (Bergmann, p. 267, note 40.) Fr. v. Neumann, Germanisirung oder Polonisirung? ein Beitrag zur Nationalitäts und Grundeigenthumsstatistik der Provinz Posen. (Conrad's Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik. Vol. VI, 1883), établit qu'en 1882 la propriété allemande est à la propriété polonaise dans le rapport de 3 à 2.

3. Anlagen zu den stenographischen Berichten über die Verhandlungen des Hauses der Abgeordneten (1re session, 1886, 2o vol.), n° 45 p. 980.

alors que se réduisait l'élément germain? M. de Bismark déplorait que des cantons, habités par des Allemands d'origine, se fussent complètement polonisés, au point que l'orthographe des noms propres s'était modifiée. M. de Rauchhaupt prétendait montrer que, de 1870 à 1880, l'élément polonais s'était amplifié de 7. 50 p. 0/0 en Prusse occidentale, de 9. 10 p. 0/0 en Posnanie, tandis que l'autre ne gagnait que 3.15 p. 0/0 et 2. 85 p. 0/0; assertion que contestait M. de Stablewski. Quant aux statistiques, elles manquent, sinon d'impartialité, du moins de clarté ; car elles divisent les habitants de la Pologne prussienne non suivant la langue ou la race, mais suivant la confession; classification tout au plus approximative, car si les Polonais forment en effet la majorité catholique, cependant nombre d'Allemands appartiennent aussi à l'Église romaine. Il est difficile, on le voit, de séparer l'ivraie du bon grain. Mais le bon grain évangélique a fructifié singulièrement de 1825 à 1870, les catholiques, dans la province de Posen, la plus foncièrement polonaise, ont augmenté de 47. 76 p. 0/0, les protestants de 75. 36 p. 0/0 2.

Mais cette arithmétique n'eût pas triomphé des alarmes plus ou moins sincères du gouvernement et du parlement prussiens. La loi de colonisation fut promulguée le 26 avril 3.

Elle mit à la disposition de l'autorité administrative 100 millions de mark (125 millions de francs) pour acheter des biens-fonds, où seraient établis des paysans et ouvriers allemands, et pour subvenir aux frais

1. Quoique Bergmann (ouv. cité) justifie ce procédé de recensement, l'administration prussienne a sagement agi en y renonçant. Il suffit en effet de juxtaposer les résultats du dénombrement par nationalités et par confessions pour constater que les chiffres ne se couvrent pas (1890).

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L'administration prend comme signe de la nationalité la langue. Elle a même, pour un recensement scolaire, adopté un principe anthropologique énoncé par Virchow, en vertu duquel est considéré comme Allemand tout individu aux yeux bleus, aux cheveux blonds. Or dans la régence de Posen 359 enfants sur 1,000 présentent ce type, tandis que 319 seulement parlent l'allemand comme langue maternelle; d'où il ressort que 40 pour mille ont été polonisés. (A. von Fricks, Die preussische Bevölkerung nach ihrer Mutterspzache und Abstammung (Ztschr. des Kglpreuss. stat. Bureaus. 1893. Vol. XXXIII.) M. Supan (Mitth. de Petermann 1894, p. 60) a judicieusement critiqué le principe et le procédé. (V. aussi un article des Preussiche Jahrbücher. Sept. 1894.)

Ce dont on ne tient pas suffisamment compte, à notre avis, c'est de la formation d'une race mixte.

2. Bergmann, p. 48. Il est vrai que, de 1871 à 1890, les protestants ont subi un faible déchet de 1. 4 p. 0/0; les catholiques se sont renforcés de 2 p. 0/0.

3. On trouvera la traduction de cette loi, précédée d'une notice explicative, dans l'Annuaire de la législation étrangère, 1886, p. 154.

А. ТОМЕ Х. 1895.

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