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de premier établissement ou de fonctionnement des institutions communales religieuses et scolaires, soit dans des colonies (Stellen) de moyenne ou petite superficie, soit dans des communes entières, qu'elles soient constituées sur des terres achetées dans ce but ou appartenant déjà à l'État. Mais l'État n'entendait pas octroyer des concessions gracieuses et gratuites: il ne poussait pas jusqu'au désintéressement absolu la foi en sa mission allemande. Toute parcelle ne devait être aliénée que contre une somme aquittée une fois pour toutes, sans que l'État tirât de cette vente un bénéfice, ou contre une rente, dont le taux restait à déterminer, ou par un contrat de bail temporaire.

De ces modes de tenure, le second répondait le mieux à l'esprit de la loi. Il flattait l'espoir du gouvernement d'attacher le nouvel acquéreur à son fonds, il serait exagéré de dire : à la glèbe, sans velléité de retour. Chez le cultivateur de l'Ouest et du Sud que l'on voulait de préférence attirer, l'on appréhendait quelque défaillance à la vue de la contrée où il s'exilait au lieu de plantureux terroirs, de gais paysages, s'allongeraient devant lui des plaines mornes et embrumées, où se traînent des rivières aux eaux lourdes, où miroitent les nappes glauques des marais, que battent des bises âpres et glaciales, que les longs hivers enfouissent sous une neige épaisse, et qui, pendant le court enchantement de la belle saison, se parent d'une grâce pâle et mélancolique. Le législateur avait prévu l'état d'âme du colon que saisirait le heimweh. Il entourait de formalités restrictives le contrat de rente, et faisait dépendre le rachat de l'accord des deux parties. Il interdisait aussi le partage ou l'aliénation du bien grevé d'une rente sans le consentement du crédit-rentier, c'est-à-dire de l'administration; il est vrai que le colon recevait la faculté de passer outre à cette opposition, s'il obtenait une décision favorable d'un tribunal spécial (Auseinanderset rzungsbehöde), juridiction administrative aussi, et si les mesures proposées par lui « étaient jugées utiles à l'intérêt général ». C'était là une dérogation au droit commun, mais une précaution sage contre la spéculation et contre la rechute des terres entre des mains polonaises '.

Ainsi la loi du 26 avril 1886 s'inspire d'une conception à la fois politique et sociale. Au point de vue social, elle ne manque ni de nouveauté ni de hardiesse. Comme entreprise politique, elle continue une des traditions les plus chères de l'État prussien, la colonisation intérieure, poursuivie depuis des siècles avec un rare succès, en territoire

1. Sur la signification à la fois sociale et géographique de cette législation, qu'il nous soit permis de renvoyer à notre étude sur La colonisation des tourbières du Nord-Ouest de l'Allemagne (Annales de géographie, 15 janvier 1894).

slave. La Prusse aura-t-elle lieu de se glorifier aussi de l'opération. inaugurée ces derniers temps? C'est ce qui reste à examiner.

II

L'œuvre de colonisation fut confiée par la loi à une commission qui se constitua sans délai et prit son siège à Posen. Présidée par les gouverneurs des deux provinces de Posnanie et de Prusse occidentale, elle fut composée de fonctionnaires et de grands propriétaires allemands. Elle se traça d'abord son programme, tâche délicate: car tout en servant une cause politique, elle ne pouvait se départir de préoccupations fiscales et même commerciales. Elle posa quelques règles qui font honneur à sa prudence '.

D'abord dans quelle zone convenait-il de procéder aux achats? Fallait-il transplanter quelques poignées d'Allemands au cœur du pays polonais? cet ilot teuton ne serait-il pas en un clin d'œil balayé, submergé par le flot slave? L'on se rabattit sur les districts où les deux éléments se mêlaient, afin de renforcer la population allemande *.

Plus malaisé que le choix des colonies apparaissait le choix des colons. Parmi les solliciteurs qui allaient affluer, une sélection s'imposait. On écarta sans recours les personnes dépourvues de capital: car le fisc, comptant rentrer dans ses avances, n'était autorisé à contracter qu'avec des gens capables de mettre le sol en valeur et de prélever la redevance sur leurs produits. Pour diminuer les risques de ce chef, la commission décida de ne concéder que des lots de médiocre surface exploitables à l'aide d'un attelage de deux chevaux; des parcelles plus exiguës, où suffirait le travail d'un cheval ou de deux bœufs, seraient distribuées dans le voisinage de forêts, de carrières, de fabriques où le colon trouverait une rémunération accessoire. Pouvait-on livrer à l'immigrant dépaysé et par là même prompt au découragement

1. Denkschrit über die Ausführung des Gesetzes vom 26 avril 1886 betreffend die Beförderung deutscher Ansiedlungen in den Provinzen Westpreussen und Posen, für das Jahr 1886 (Anlagen zu den stenographischen Berichten, 1887. 2 vol. No 20). C'est dans ces rapports annuels que nous avons puisé tous nos renseignements.

2. Dans ce but le gouvernement déposa l'année suivante (1er février 1887) un projet de loi modifiant les circoncriptions des cercles dans les deux provinces de Posen et Prusse Occidentale. (Anlagen, 1887, 2°, N° 34.) L'action des landräthe (sous-préfets) doit être fortifiée pour assurer le succès des mesures inaugurées dans ces provinces. Et, d'autre part, ajoute l'exposé des motifs, les Allemands, dispersés au milieu des Polonais, ne possédaient pas contre les influences ambiantes la force de résistance voulue. Les uns ont dû émigrer, par instinct de conservation nationale. « Ebenso oft hat auch der Widerstand damit genedet, dass die deutschen Einwandärer sich ihrer deutschen Eigenart enteüssert haben und zu Polen geworden sind» (p. 1364).

un fonds de terre à l'état brut, à l'état de nature? La commission jugea prudent, en maints cas, de préparer le gîte à ses nouveaux hôtes. Ici le terrain lubréfié réclamait le drainage; ailleurs c'étaient des bâtiments d'exploitation ou d'habitation à réparer ou élever. On résolut d'installer sur certains domaines des régisseurs intérimaires. Quant aux colons qui entraient en fonction spontanément et se chargeaient des dépenses de premier établissement, ils obtinrent trois années d'exemption de la rente; cette rente fut calculée à 3 p. 0/0 des frais du fisc, évaluation modérée et qui fléchit encore dans la suite. Non seulement la commission pourvut au bien-être matériel de ses ouailles, elle songea, avec une égale sollicitude, à leurs besoins spirituels et moraux. Partout elle réserva la dotation de l'église, du presbytère, de l'école. Mais elle veilla surtout jalousement à ne pas mélanger les confessions, alléguant le prétexte spécieux de ne pas compliquer en le doublant, dans une même localité, le service scolaire et celui du culte. Elle professait que les colons, dans la communauté d'une foi, d'une éducation tout allemandes, trouveraient la force indispensable pour résister aux efforts de la polonisation '.

Aussi fut-il prescrit d'éconduire les dissidents, mais en y mettant des formes ".

En réalité on méditait et les faits que nous citerons justifient cette appréciation l'intrusion d'un noyau protestant dans la masse catholique de la Pologne. On accueillit sans doute des catholiques allemands, mais sans enthousiasme. Les idées aussi bien que les documents officiels en Prusse identifient volontiers protestant et allemand. Comment le programme de la commission, très habilement conçu, a-t-il été pratiqué?

III

Dès le premier semestre qui suivit la promulgation de la loi, la commission se vit assaillir d'offres. L'aristocratie polonaise montra un singulier empressement à réaliser l'impertinent pronostic de M. de Bismark. En 1886, une seigneurie, seize biens-nobles (Rittergüter), près de 12,000 hectares furent d'un coup voués à la colonisation. C'est dans la régence de Marienwerder que furent achetés les deux plus grands domaines, l'un, celui de Dolnik-Paruschke, embrassant 860 hectares, l'autre, celui de Rynsk, d'une contenance de 3,778; mais dans la province de Posen 14 propriétaires polonais s'évincèrent

1. Denkschrift. Anlagen, 18872, p. 1144.

2. Das hat in der höflichsten Form... zu erfolgen. Instruction d'octobre 1888. Anlagen, 18892, p. 1270.

spontanément, livrant plus de 7,000 hectares. D'ailleurs la commission ne marchandait pas trop pour des terres moyennes et même pires, elle payait de l'hectare un prix affriolant; à Rynsk, 727 francs; ailleurs, 1,056 francs; le taux le plus bas atteignit à Dollnik 330 francs. Les prévisions financières de M. de Bismark qui estimait l'hectare à 675 francs étaient dépassées dès l'entrée de jeu 1.

En 1887, les possessions de la commission s'accrurent de 27 domaines et de 13 exploitations rurales (Bauernwirthschaften); en tout plus de 15,000 hectares qui lui revenaient de plus en plus cher car les indigènes, par patriotisme sans doute et de bonne guerre, provoquaient une hausse. D'ailleurs les propriétaires allemands eux-mêmes ne résistèrent pas à la tentation de gros bénéfices en 1889, sur 50 domaines proposés à la commission, 23 sont allemands; en 1890, 27 sur 52; en 1891, 42 sur 76. Mais la commission ne traite qu'avec des vendeurs polonais.

A la fin de 1851, elle avait exproprié 133 propriétaires, à très peu d'exceptions près polonais, nobles et paysans'; elle était maîtresse de plus de 58,000 hectares de sol slave, au prix de 45 millions de francs. Ce champ d'expérience ne s'étendait pas d'un seul tenant; il se divisait en tranches plus ou moins compactes. Les groupes de colonies sont habilement répartis pour servir des intérêts économiques et politiques à la fois. Dans la province de Posen, la plus envahie, l'agglomération la plus méridionale, bornée au nord par la rivière d'Obra, s'allonge de Lissa à Koschmin, touchant les confins de la Silésie; une seconde, plus orientale, s'avance jusqu'à la Prosna, vers Jaroczyn et Pleschen; une troisième, très dense, se campe sur la frontière russe à l'est de Wreschen et de Gnesen, assurant mieux peut-être que le chapelet de marais qui s'égrène sur cette ligne la démarcation des deux États. Enfin au nord de Gnesen, la ville sainte, qui est cernée, des deux côtés de la voie ferrée qui relie la Wartha à la Netze, les colonies s'échelonnent. En Posnanie, comme en Prusse occidentale, les centres de colonisation ne perdent guère le contact du chemin de fer dans cette dernière province, le groupe le plus important se ramasse autour de la ligne de Thorn à Osterode, le long de la Drewenz, à la bordure du plateau lacustre du Culmer Land; le chef-lieu en est Strassburg. Dans quelques cantons s'incrustent isolément des noyaux de cristallisation allemande : ainsi Dollnik-Paruschke, sur la Kuddow; ou à l'extrême nord, en Pomérellie, vers Behrent. Ce sont

1. Le prix moyen de l'hectare de 1886 à 1890 est calculé à 770 francs; en 1891, il monte à 850.

2. Sur les 133 propriétés, 101 sont des domaines le plus souvent nobles et 32 des petits fonds ruraux.

là autant de foyers de culture dans le sens le plus germaniqne et le

plus ambitieux du mot.

Ces foyers ne jettent encore autour d'eux que peu de rayons et peu de chaleur. Ils s'en faut qu'ils soient tous allumés.

En effet, sur 58,000 hectares, un peu plus de de 16,000, c'est-à-dire les deux septièmes seulement étaient livrés, à la fin de 1891, à la colonisation effective. Sur cette aire, la commission avait dressé, en cinq années, le plan de 1,200 parcelles, mais, sur ce chiffre, à peine 500 étaient aliénées.

La commission n'avait pas contenté d'emblée tous ceux qui invoquaient sa tutelle. Dès la première année, 877 amateurs se présentèrent pourvus d'un gros appétit car 407 aspiraient à des lots de 50 hectares et au delà. L'année suivante (1887), la liste des postulants s'était enflée jusqu'à 3,749 numéros. Ce chiffre respectable n'est point pour étonner au lieu d'émigrer en Amérique, la plupart de ces quémandeurs préféraient transporter leurs pénates à plus courte distance, et, si possible, goûter la douceur des subventions de l'État. Ce calcul fut déjoué : la commission publia un questionnaire très minutieux et quelque peu indiscret auquel beaucoup dédaignèrent de répondre. Aussi le nombre des candidats tomba en 1888 à 952; en 1889, à 822, en 1890, à 836, en 1891, à 969; si bien qu'à la fin de cette année 5,121 personnes étaient agréées.

Il est intéressant, pour apprécier la migration intérieure de l'Allemagne, d'examiner la condition et l'origine de ces aspirants colons. La commission, redoutant avec raison de patronner ou mème d'organiser un prolétariat rural, avait exclu les individus sans ressources. Aussi les 5,121 inscrits dénonçaient en bloc une fortune de plus de 29 millions de francs, soit 5,730 ou 6,000 francs par tête; véritable bénédiction pour les provinces de l'Est que cet appoint de richesse. Mais peut-être faut-il se défier de ces indications destinées à éblouir le fisc; en effet la majorité des requérants bornait ses vœux à l'obtention d'une moyenne ou petite parcelle; des artisans ne souhaitaient qu'un lopin de terre, se proposant d'exercer un métier; les privilégiés, ambitieux de morceaux étendus, sont rares1.

Si le capital était un titre positif à la faveur de la commission, celle-ci ne tenait pas un moindre compte de la capacité morale de ses pupilles pour l'œuvre de germanisation. Pour cette fin les protestants lui paraissaient mieux armés. Les catholiques allemands sentirent

1. En 1889, 2,827 postulants ont rempli le questionnaire. Sur ce nombre 122 demandent la concession de portions non parcellées d'un domaine (restgutreflectanten); 2,252, des parcelles moyennes ou petites; 453 se présentent comme ouvriers.

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