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l'appui et la coopération des hommes éminents, populaires dans toute la Pologne. Pourquoi les nouveaux membres du Conseil, bons. Polonais et bons patriotes, signèrent-ils donc une proclamation de ce genre? Pourquoi, en paraissant donner par l'autorité de leurs noms une garantie d'existence et une possibilité de développement à la révolution, contribuaient-ils à compromettre son existence? Pourquoi le prince A. Czartoryski et les autres procédèrent-ils de la sorte? C'est qu'ils avaient peu de confiance dans la force de la révolution et la croyaient trop menacée par le grand-duc Constantin dont l'inaction inexplicable ne paraissait être qu'un calme avant l'orage; c'est qu'ils ne se rendaient pas compte des véritables tendances des révolutionnaires, de ces tendances, qui, vagues encore et non exprimées formellement, n'en répondaient pas moins au désir profond et constant de la nation; c'est qu'enfin ils ne comprenaient pas qu'une révolution une fois commencée à Varsovie, devait fatalement décider du sort de la liberté, de la constitution, de la Pologne tout entière. Le prince Adam Czartoryski, obsédé dès sa jeunesse par la pensée de reconstituer sa patrie bien-aimée, avait été le premier à concevoir l'idée de réunir la Pologne et la Russie sous le sceptre d'un même monarque et il contribua beaucoup à l'exécution de ce projet. Écarté du gouvernement du royaume, il vit bien vite qu'il ne fallait pas se fier aux promesses du tzar. Gémissant de voir son idée, dont on faussait le sens, avorter piteusement, il s'était retiré presque entièrement des affaires publiques et passait sa vie dans ses domaines ou à l'étranger. La Révolution le surprit à l'improviste; il ignorait même l'existence de la conspiration des porte-enseignes. En politique avisé et en diplomate prudent, il ne croyait pas à la possibilité d'obtenir et de réaliser l'indépendance de la Pologne dans les conditions où se trouvait alors l'Europe; d'ailleurs de telles tendances séparatistes étaient en opposition avec son idée favorite à laquelle, malgré tout, il tenait encore. Tout ce que désirait Czartoryski, c'était l'inviolabilité de la Charte et l'obtention de garanties sérieuses pour les droits et les libertés intérieures; c'était encore la réunion de la Lithuanie et de la Ruthénie au royaume. Il se trouva donc sur certains points, quoique pour des raisons différentes, d'accord avec les tendances et les vues du prince Lubecki; celui-ci ne manqua pas de saisir l'occasion et réussit facilement à entraîner Czartoryski dans sa politique double et funeste pour la Pologne. Il faut reconnaître que la plupart des Polonais d'humeur modérée avaient exactement la même manière de voir que le prince A. Czartoryski; si l'indépendance était gravée profondément dans leurs cœurs, elle n'absordait pas en ce moment toutes leurs pensées ni ne formait le but de leurs aspira

tions. S'abaissant devant la puissance de la Russie, ils repoussaient l'idée d'une guerre avec une puissance si redoutable et songeaient uniquement à régler et à terminer pacifiquement la révolution commencée. Assurément, ce dessein était réalisable, mais à condition que l'insurrection cessât, que les coupables fussent punis et que les Polonais se soumissent docilement à la volonté de l'empereur Nicolas. Cependant, le gouvernement polonais s'appuyant sur la Révolution et lui-même révolutionnaire voulut présenter des conditions à son roi et empereur et traiter avec Nicolas, comme si le tzar pouvait traiter avec des rebelles. Illusion profonde! Aveuglement étrange!

Les révolutionnaires et la nation en général envisageaient la situation d'une manière toute différente. Ils ne discutaient pas les chances de succès: ils ne calculaient pas ce qu'il était possible ou impossible d'obtenir. Mais ils étaient persuadés d'une chose : c'est qu'il fallait se battre et, les armes une fois levées, revendiquer par les armes leurs droits et leur indépendance. Aussi la proclamation du Conseil administratif fut-elle accueillie avec un certain étonnement: mais comme il arrive souvent, quelques-uns seulement se rendirent compte de sa véritable portée, et ceux-là tremblèrent. La plupart n'approfondirent pas le sens véritable des paroles de la déclaration : y voyant apposées les signatures des patriotes connus et populaires, ils se dirent que Czartoryski et Niemcewiez faisant partie du Conseil tout irait bien le général Chlopicki, l'adoré Chlopicki les conduirait bientôt contre les Russes en Lithuanie et en Ruthénie.....

Cependant, on négociait. Le Conseil administratif se dissolvant en partie et se reconstituant sans cesse, appelant chaque jour de nouveaux membres afin de pouvoir tenir tête à la révolution croissante, ne possédait plus dans son sein aucun des partisans de la Russie universellement détestés. Le 2 décembre, il envoya au grand-duc Constantin une députation composée du prince Adam Czartoryski, du prince Lubecki, du comte Ladislas Ostrowski et de Joachim Lelewel. L'entrevue eut lieu à Wierzbno, village situé à une demi-lieue de Varsovie et où le frère du tzar s'était retiré avec son armée. Après l'échange de vifs reproches d'une part et de longues explications de l'autre, on commença enfin à traiter et on dressa d'abord un protocole dans lequel Constantin assurait qu'il n'avait pas eu et n'avait pas en ce moment l'intention d'attaquer Varsovie et qu'il n'avait pas donné d'ordres aux corps lithuaniens de marcher sur le royaume; en outre, il promettait d'agir auprès de son frère, l'empereur Nicolas, pour se décider à faire l'oubli sur tout ce qui s'était passé. La députation exprimait de sa part « le désir ardent et manifeste de la nation de voir les pro

vinces polonaises faisant actuellement partie de la Russie réunies au royaume et jouissant des mêmes libertés constitutionnelles » 1.

Les négociations avec le grand-duc produisirent à Varsovie une impression douloureuse et un mécontentement général. Les conspirateurs virent clairement qu'un arrangement pacifique ne devait être pour eux autre chose que la potence ou la Sibérie; l'armée et la nation voulaient se battre; elles ne comprenaient pas autrement la Révolution. D'après elles, il fallait attaquer le grand-duc, le faire prisonnier, désarmer ses troupes et marcher au secours des frères opprimés de Lithuanie et de Ruthénie. Et au lieu de cela, on traitait, on demandait grâce à celui qui devait être prisonnier et otage! Il était nécessaire de représenter au gouvernement polonais les désirs de la nation. Le Club patriotique fondé le 30 novembre par les membres les plus énergiques de la conspiration décida d'envoyer une députation au Conseil administratif. Le 2 décembre les clubistes, armés et menaçants, pénétrèrent dans la salle où délibérait le Conseil; une foule compacte et lugubre, mais calme, entourait le palais des séances. En vain le gouvernement, ayant conscience de son impuissance, promit de prendre en considération les désidérata du Club; en vain il essaya d'appliquer encore une fois le principe de Lubecki faire entrer la révolution dans le gouvernement pour maîtriser la révolution elle-même, en appelant dans son sein deux chefs du club patriotique: tous ses efforts demeurèrent stériles, et le Conseil administratif en se dissolvant cessa d'exister (3 décembre). Les négociations avec Constantin furent rompues; mais le grand-duc avec son armée s'achemina lentement et sans être inquiété vers les frontières de la Russie.

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Le pays restait sans gouvernement et la Révolution sans chef. La force des choses semblait commander au Club patriotique qui avait renversé le Conseil de s'emparer lui-même du pouvoir et de former un gouvernement révolutionnaire pour diriger l'œuvre commencée. En effet, l'état de choses antérieur présentait une anomalie étrange la révolution avec un gouvernement non révolutionnaire était un nonsens politique. Mais le Club n'osa pas s'emparer du pouvoir; il ne se sentait pas assez puissant pour le faire. Parmi ses membres, on ne trouvait pas un homme ayant quelque renommée et possédant la pleine confiance de la nation. Il est vrai que la présidence du Club patriotique appartenait à Joachim Lelewel, surnommé le Robespierre polonais; mais la ressemblance entre ces deux personnages, si elle existe, ne porte certainement que sur un seul point, à savoir, qu'ils furent tous deux présidents de clubs.

1. Barzykowski, Histoire de la révolution polonaise de 1830-1831.

A. TOME X. 1895.

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LA RÉVOLUTION POLONAISE DE 1830-1831 Historien connu, archiviste passionné et assidu, Lelewel ne possédait ni l'habileté ni les dispositions nécessaires à un homme d'État. Son physique peu imposant, son apparente modestie cachait cependant une âme rêveuse et pleine d'ambition. Sans résolution ni courage, et voulant passer pour infaillible, il n'exprimait jamais nettement sa pensée, et ses phrases vagues et ambiguës prêtaient toujours à l'équivoque. Il acquit une grande popularité, surtout auprès de la jeunesse, par ses cours d'histoire dans les universités de Wilno et de Varsovie. Dès lors, il devint le chef visible de l'idée révolutionnaire et en quelque sorte l'âme des sociétés sécrètes en Pologne, bien qu'il n'en eût jamais fait partie. C'est sur lui que comptaient les porte-enseignes, en commençant la révolution; c'est lui qui avait promis de préparer et de former un gouvernement révolutionnaire: nous avons vu comment il s'acquitta de cette promesse. Toute la carrière politique de Lelewel pendant la révolution du 29 novembre est entachée d'irrésolution, de manque de courage et de faiblesse de caractère. Démocrate et républicain par conviction, il n'osa jamais mettre ses actes d'accord avec ses principes. Il était en même temps président du Club qui renversa le gouvernement et membre du gouvernement renversé; toujours faux, toujours contradictoire, il aspirait à être partout pour avoir l'honneur de tout faire; il arriva qu'il ne fit rien. Après la dissolution du Conseil administratif, il n'osa pas s'emparer du pouvoir persuadé que l'armée et la nation ne lui obéiraient pas. Le 3 décembre se forma donc un gouvernement provisoire composé de Czartoryski, de Kochanowski, Pac, Dembowski, Niemcewiecz, Lelewel et Ladislas Ostrowski. Son acte principal ou même son seul acte fut la convocation de la diete pour le 18 décembre. Des événements surgirent qui ne lui permirent même pas de durer jusqu'alors. En effet, le 5 décembre, le général Chlopicki prit la dictature '.

1. Joseph Chlopicki, né en 1772, d'une famille noble, mais pauvre, embrassa de bonne heure la carrière militaire. Pendant la révolution de Kosciusko, nous le trouvons déjà officier; après le dernier partage de la Pologne, il s'empressa de rejoindre les légions polonaises qui venaient de se former à l'étranger, et, sous les ordres de Kniaziewiez et de Dabrowski, se distingua brillamment sur le Rhin et en Italie. Après la dissolution des légions polonaises, Chlopicki s'engagea dans l'armée française; il prit part à la campagne de Prusse, mais n'eut pas l'avantage de se trouver parmi les troupes qui entrèrent en Pologne; il fut donc absent de son pays au moment où il eût pu respirer l'atmosphère enivrante et au sein de laquelle s'exaltait le patriotisme de ses concitoyens, à mesure que l'espérance renaissait pour eux et que le sort semblait leur sourire de nouveau. Mais c'est en Espagne où il accomplit ses plus grands exploits militaires et le maréchal Suchet, dans ses Mémoires, ne tarit pas d'éloges sur ses talents, son courage et son intrépidité. Nommé général de brigade, il traversa toute l'Europe avec la Grande Armée pour pénétrer jusqu'à Moscou. Blessé dans cette campagne désastreuse, il revint à Paris et donna sa démission. Après la chute de Napoléon, il

Chlopicki assistait à une représentation du théâtre des Variétés quand on lui annonça la nouvelle de la Révolution. Craignant que les circonstances et la volonté de la nation ne l'entraînassent dans une action qui lui répugnait, il se cacha et passa la nuit ainsi que la journée suivante, chez un employé du Ministère de la guerre. Cependant on le cherchait partout; le prince Lubecki avait grand besoin de le trouver pour « révolutionner » le Conseil administratif; l'armée demandait son général à grands cris; le peuple l'acclamait dans les rues. Chlopicki ne sortit de sa cachette que lorsqu'il vit le Conseil adresser des proclamations au nom de Nicolas et négocier avec le grand-duc

fut nommé général de division par Alexandre et partit avec l'armée polonaise pour Varsovie. Cependant il quitta bientôt le service, s'efforçant avant tout de garder son honneur intact. Chlopicki ne put supporter les brutalités du grandduc. Ce n'est pas sur la place de Saxe 1 que j'ai conquis ma gloire, disait-il, ce n'est pas là non plus que je veux la perdre. Un conflit devint inévitable, d'autant plus que Constantin le détestait par jalousie de sa gloire et de sa renommée militaire. En effet, arrêté d'une façon brutale, pendant une des parades quotidiennes, sous prétexte que sa tenue manquait un peu de correction, Chlopicki donna aussitôt sa démission.

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En vain le grand-duc essaya-t-il de réparer sa faute en lui présentant des excuses; en vain l'empereur Alexandre qui n'aimait pas à se brouiller avec les hommes influents, le pria-t-il de revenir sur sa décision. Chlopicki demeura inėbranlable et quitta l'armée. Dès lors sa popularité devint immense. La nation qualifia de patriotisme ce qui n'était que sentiment d'honneur et d'amour-propre blessé. Toute opposition à la personne toute-puissante du grand-duc fut regardée comme une manifestation de la Pologne contre les violences et l'oppression de la Russie. Chlopicki devint malgré lui le chef de l'opposition, l'espoir de la nation, le général de la révolution prochaine. Cependant ces marques de confiance loin de lui être agréables, le contrariaient beaucoup. Pour lui, homme borné et étroit, sans passion noble, manquant de cet amour de la liberté, qui fait le fond du caractère polonais, la révolution lui apparaissait comme une folie, un crime et une rébellion contre le roi légitime, auquel il avait juré foi et obeissance. Consterné par la grandeur et la force de la Russie qui avait pu vaincre le plus grand génie militaire du siècle, celui dont il avait fait son idole, il ne voyait aucune possibilité pour la Pologne, petite et faible, de soutenir une guerre victorieuse contre le colosse du Nord. Ayant perdu le sentiment de l'esprit national, par suite de son long séjour à l'étranger, il ne croyait pas à l'enthousiasme des masses et à la force du peuple qu'il méprisait. Aussi déclinait-il avec répugnance toutes les propositions qui lui étaient adressées de la part des sociétés secrètes quand on invoquait auprès de lui l'amour de la patrie il répondait : Ma patrie c'est la tente; la vôtre ne m'a même pas donné des bottes. Il ajoutait de plus qu'il n'accepterait jamais un pouvoir offert par des rebelles. Mais ces déclarations ne découragèrent pas les conspirateurs; ils n'y voyaient à tort, il est vrai, que des bons mots d'un soldat qui avait passé toute sa vie dans les régiments et sur les champs de bataille. La confiance de la nation fut inėbranlable. On compta donc sur lui, d'autant plus qu'il était le seul général polonais capable de commander une armée; on ne pouvait s'imaginer que ce soldat intrépide, ce général hardi, ce patriote polonais pût, au moment de la lutte, se tenir à l'écart, reculer devant l'ennemi et au lieu de conduire l'armée au combat, chercher à éviter la guerre.

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1. Place d'armes à Varsovie.

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