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LE SONDERBUND'.

Le territoire de la Confédération helvétique comprend deux régions bien différentes: la Suisse centrale est une contrée de hautes montagnes et de vallées profondément encaissées; par la nature mêine du sol, par leur travail, ses habitants vivent séparés de leurs compatriotes des cantons voisins; ils passent l'été dans les pâturages élevés, l'hiver dans les neiges; leur isolement s'oppose aux grandes agglomérations; Lucerne, située aux confins de la plaine, a seule pris quelque développement; les Universités n'ont pu s'y fonder, l'instruction ne peut s'étendre que lentement dans ces pays où les enfants passent, chaque année, six mois dans les chalets des Alpes. A ces montagnards les révolutions sont indifférentes, la Réforme ne les a guère touchés 2; profondément attachés à la foi catholique, ils vivent dans le culte de leurs antiques institutions; opprimés par la maison d'Autriche, ils se sont révoltés jusqu'à la conquête de leur indépendance; libres, ils

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1. Bibliographie. Dänliker, Geschichte der Schweiz, Zurich, 1887, t. III. Vulliemin, Histoire de la Confédération suisse, Lausanne, 1878, t. II. Daguet, Histoire de la Confédération suisse, 7° édit., Genève, 1879, t. II. Feddersen, Geschichte der Schweizerischen Regeneration, Zurich, J1867. - B. van Muyden, La Suisse sous le Pacte de 1815, 2 vol. seuls parus, Lausanne, 1890 et 1892. C. Edmund Maurice, The revolutionary movement of 1848-1849, London, 1887. Bluntschli, Geschichte des schweizerischen Bundesrechtes, 2e édit., Stuttgart, 1875, t. I. - Blumer et Morel, Handbuch des Schweizerischen Bundesstaatsrechts, Schaffausen, 1877, t. I. Gaullieur, La Suisse en 1847, Genève, 1848. neau-Joly, Histoire du Sonderbund, Bruxelles, 1850, 2 vol. Eckel, La guerre civile de 1847, Bâle, 1885. Stocker, Vor Vierzig Jahren, Luzern, 1887. D'Esseiva, Fribourg, la Suisse et le Sonderbund, Fribourg, 1882. SiegwartMüller, Rathsherr Leu von Ebersol Der Kampf wischen Recht und Gewalt, Altdorf, 1863, 2 vol. Général Dufour, Der Sonderbunds Krieg, Bale, 1876. Mémoires de Metternich, de Guizot, de Bernhard Meyer (2 vol., Vienne, 1875).

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2. Sauf cependant les districts montagnards du canton de Berne et du canton de Glaris.

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n'ont guère souci du progrès général des idées; les familles d'aristocratie y sont rares, et le régime politique s'est maintenu nettement démocratique ; à certaines époques périodiques, printemps et automne, les citoyens se réunissent en assemblées générales les landsgemeinden, votent ou ratifient les lois, élisent les magistrats, puis se séparent pour six mois.

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Les cantons externes forment, au contraire, une région de coteaux et de plaines doucement ondulées, pays plus riche, d'un abord plus facile, d'une vie moins sévère; des cités relativement populeuses s'y sont fondées, Genève, Lausanne, Berne, Bàle, Zurich; l'industrie, la finance y rivalisent avec l'agriculture et y ont constitué de grandes fortunes. Les habitants de ces villes, curieux de science, de philosophie, ont toujours fait preuve d'un esprit éclairé et de progrès; Genève, Zurich, Bâle, ont été des foyers de la Réforme religieuse; de hardis esprits s'y sont réunis, y ont fait école; des Universités ou des centres d'enseignement se sont établis de longue date dans presque toutes les villes. Hospitalière aux étrangers la Suisse a, de tout temps, été le refuge des exilés politiques ou des philosophes soucieux de leur liberté, et mêlés à la bourgeoisie instruite ils y ont répandu leurs doctrines, leurs théories de progrès. Pourtant, dans ces mêmes villes, se formaient quelques familles aristocratiques qui s'emparaient du pouvoir, organisaient des gouvernements oligarchiques où le peuple n'avait que peu de place, et parfois exerçaient leur despotisme sur les contrées voisines Messieurs de Berne opprimaient sans remords les bourgeois de Vaud et d'Argovie.

Entre la plaine et la montagne, des conflits devaient fréquemment jaillir le Sonderbund de 1847 a pour cause première l'antinomie des deux régions.

I

La Confédération helvétique avait conservé jusqu'à la fin du XVIII° siècle le régime du moyen âge la Révolution de 1789 devait le bouleverser. En 1798, une armée française envahit la Suisse et une constitution unitaire fut imposée aux cantons; on vit s'écrouler sans gloire et avec peu de bruit l'échafaudage depuis longtemps miné des institutions aristocratiques, des souvenirs féodaux, des juridictions théocratiques et municipales 2; la Suisse cut son gouvernement cen

1. Voyez, sur les landsgemeinden, un article de M. Ch. Benoist dans la Revue des Deux Mondes du 15 janvier 1895, Une démocratie historique. La Suisse.

2. De Circourt, Des révolutions et des partis en Suisse. Revue des Deux Mondes du 15 mars 1847, p. 1049.

tral composé d'un Directoire, d'un Grand Conseil et d'un Sénat; chaque canton était administré par un préfet et ce régime de centralisation s'étendait à tous les services; la liberté de la presse, de l'industrie, du commerce, la libre circulation étaient désormais assurées.

Mal préparée à ce régime unitaire, la Suisse devint pendant cinq ans le théâtre de luttes et de conflits entre deux partis, l'un fédéraliste, l'autre unitaire; la constitution de 1798 fut à trois reprises modifiée; oligarques, libéraux modérés, unitaires s'emparèrent alternativement du pouvoir; le gouvernement helvétique fut contraint de se réfugier à Lausanne, le parti de réaction installa à Berne les autorités en charges avant 1798.

Le Premier Consul se décida en 1802 à intervenir sur l'appel du gouvernement régulier, et il le fit avec son ordinaire promptitude: « Vous vous êtes disputés trois ans sans vous entendre, déclara-t-il dans une proclamation au peuple helvétique; si l'on vous abandonne plus longtemps à vous-mêmes, vous vous tuerez trois ans sans vous entendre davantage 1. » Le général Ney envahit avec 30,000 hommes le territoire suisse et en peu de jours le pays fut pacifié. Bonaparte appela alors à Paris des représentants des divers partis, et, après de longues délibérations prises sous son influence personnelle, il leur remit en février 1803 l'acte de médiation.

Le régime unitaire, dont la Suisse venait de souffrir, fut résolument abandonné; l'acte de médiation admit en principe la souveraineté cantonale, mais le gouvernement central fut doué de plus de vigueur et de vie propre que sous l'ancien régime. L'organe principal de la Confédération était la Diète où chaque canton avait une ou deux voix, selon sa population; chaque année la Diète changeait de résidence et se transportait au chef-lieu d'un des six cantons directeurs 3; le gouverneur de ce canton, avoyer ou bourgmestre, était pour cette même année le landamann de la Suisse entière, chef du pouvoir exécutif. Il représentait la Confédération à l'extérieur, commandait l'armée permanente, convoquait les milices, ordonnait les travaux publics les plus urgents. L'unité des monnaies, la liberté de circulation, une ligne unique de douanes, la suppression des péages survivaient à la Constitution de 1798. Enfin les conflits entre cantons étaient tranchés par un conseil fédéral composé des présidents des tribunaux criminels des

autres cantons.

1. Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. IV, p. 239.

2. Bluntschli, Geschichte des schweizerischen Bundesrechts, p. 461; Blumer et Morel, Handbuch des schweizerischen Bundestaatsrechts, t. I, p. 37; l'article 12 de l'acte disposait que « les cantons jouissaient de tous les pouvoirs qui n'étaient pas expressément délégués à l'autorité fédérale ».

3. Fribourg, Berne, Soleure, Bâle, Zurich et Lucerne.

Il faut le reconnaître, pendant dix ans la Confédération trouva dans l'acte de médiation un régime de paix et de progrès : la Suisse vécut tranquille au milieu des luttes européennes, de grands travaux furent entrepris, d'utiles établissements furent fondés. Mais l'indépendance, plus précieuse aux Suisses qu'aucune autre chose, était sacrifiée à la politique impériale; pour donner à Napoléon les passages des Alpes, le Valais et le Tessin furent occupés par des troupes françaises; de perpétuels enrôlements épuisaient la population; libre en droit, la Suisse était entraînée en fait dans le mouvement de la France.

Napoléon avait si étroitement attaché le sort de la Suisse à son empire, que sa chute devait amener l'effondrement de la Constitution qu'il lui avait donnée ; dès la fin de 1813, l'acte de médiation fut abrogé et l'ancien régime rétabli dans les cantons aristocratiques. Toutes les anciennes rivalités se réveillèrent: Berne voulait faire rentrer sous son joug les pays de Vaud et d'Argovie, chaque canton revendiquait quelque territoire; bientôt deux diètes s'établirent, à Zurich les représentants des tendances modernes, à Berne les envoyés des cantons aristocratiques et des montagnards. Une nouvelle intervention de l'étranger devenait indispensable.

Sous l'influence de la Prusse, représentée en Suisse par le baron de Krudener, le canton de Berne se décida à envoyer ses délégués à la diète de Zurich, les petits cantons suivirent son exemple, et dès lors les pourparlers purent s'engager activement pour l'élaboration du Pacte fédéral 3. Après d'interminables discussions, un projet définitif fut rédigé et accepté par la plupart des cantons au mois de septembre 1814; il ne devait entrer en vigueur qu'au mois d'août 1815. Entre temps, les grandes puissances avaient reconnu par la déclaration du 20 mars, la neutralité perpétuelle de la Suisse; mais il importe de remarquer que les gouvernements étrangers n'étaient à aucun moment intervenu dans l'élaboration même du Pacte et ne faisaient pas de son maintien une condition de la neutralité. Tout au plus ces gouvernements déclaraient-ils reconnaître comme base du système helvétique l'intégrité des XIX cantons tels qu'ils existaient en corps politique au mois de décembre 1813. Les hautes puissances garantissaient la neutralité, non la constitution de la Suisse.

Le Pacte de 1815 était en sensible réaction sur l'acte de médiation; dès son premier article, il proclamait, comme l'acte de médiation, la

1. Blumer et Morel, loc. cit., p. 37.

2. Neveu de la célèbre baronne de Krudener.

3. Ces négociations sont rapportés avec beaucoup de netteté dans l'ouvrage de M. B. van Muyden, La Suisse sous le Pacte de 1815, t. I, p. 101 et suiv.

souveraineté des cantons, mais de l'existence propre de la Confédération helvétique il n'était plus mot. Les vingt-deux cantons se réunissaient << pour leur sûreté commune, pour la conservation de leur liberté et de leur indépendance contre toute attaque de la part de l'étranger, ainsi que pour le maintien de l'ordre et de la tranquillité à l'intérieur. » Ils se garantissaient réciproquement leurs constitutions. A la Diète chaque canton, grand ou petit, avait voix égale; les décisions se prenaient à la majorité absolue, les plus importantes à la majorité des trois quarts des votants. Tous les deux ans, la Diète se transportait dans l'un des trois cantons directeurs (Vorort), Lucerne, Berne ou Zurich, et y était présidée par le bourgmestre ou l'avoyer de ce canton; mais la fonction de landamann de la Suisse avait disparu; la Diète exerçait tout ensemble les pouvoirs législatif et exécutif; elle seule nommait les représentants à l'étranger, leur donnait des instructions, prenait les mesures nécessaires pour la sûreté intérieure et extérieure de la Suisse. Pendant les vacances de la Diète, uniquement, l'avoyer du canton directeur recevait la direction des affaires helvétiques << avec les mêmes attributions, ajoutait l'article 10 du Pacte, que celles qu'il exerçait avant l'année 1798 ». L'existence des couvents était garantie. Il était interdit aux cantons de former entre eux des unions préjudiciables au Pacte. De la liberté religieuse, du droit d'association, de la liberté de la presse, le Pacte ne disait mot; le droit de libre établissement était supprimé un Genevois, un Vaudois ne pouvait transporter son domicile à Berne ou à Zurich que par tolérance.

Il s'agissait là moins d'une constitution que d'un traité d'alliance entre cantons souverains; la Diète n'était plus une assemblée fédérale, mais une réunion de plénipotentiaires; on vit reparaître tout le cortège d'instructions, de protocoles, de referendum qui entravaient la marche des délibérations et ajournaient pendant des années entières la solution des questions les plus importantes. A chaque conflit, l'impuissance du pouvoir central devait paraitre un danger plus grand.

Enfin l'égalité de suffrage à la Diète entre les divers cantons créait une choquante inégalité de droits politiques entre les sujets de ces cantons; les douze mille pâtres d'Uri, dépourvus de capitaux et d'instruction, tenaient en échec par leur vote l'état riche et lettré de Zurich, et Zoug avec ses quinze mille paysans pouvait annuler, par son opposition, le vœu des trois cent mille citoyens du canton de Berne 2.

1. Daguet, Histoire de la Confédération suisse, t. II, p. 369.

2. De Circourt, loc. cit., p. 1062.

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