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L'IMPÉRIALISME BRITANNIQUE

ET

LA CONFÉRENCE D'OTTAWA.

Au mois de juin 1894, une conférence, composée des représentants des colonies anglaises autonomes (Canada, Australie, Cap), s'est réunie à Ottawa pour discuter certaines matières d'intérêt intercolonial et d'intérêt impérial. Si l'on n'envisageait que les résultats pratiques et immédiats des résolutions prises par cette assemblée, elle ne mériterait sans doute pas qu'on s'y arrêtât longtemps. Mais si, au lieu d'apprécier l'œuvre de la conférence comme s'il s'agissait d'un fait isolé, on la rapproche de certains mouvements qui se manifestent au sein de l'empire britannique, on est amené à lui attribuer une importance beaucoup plus grande. Pour la première fois, les rapports de la Grande-Bretagne et de ses colonies ont été examinés dans un congrès officiel et exclusivement colonial; sans doute ce grand problème n'a été abordé que sous l'une de ses faces; mais des résolutions ont été votées qui éclairent d'un jour singulièrement vif les relations réciproques des différentes parties de l'empire. Cet empire est-il condamné à la désagrégation? ou bien, au contraire, les diverses communautés qui le composent s'uniront-elles d'une façon plus intime, concentrerontelles toutes leurs forces pour établir la prépondérance de la race anglaise sur les nations de l'ancien et du nouveau monde? Le vingtième siècle, dans sa première moitié probablement, verra se réaliser l'une ou l'autre de ces alternatives. Pour l'instant, on ne peut qu'indiquer les étapes de l'évolution qui est en train de s'accomplir, noter les tendances qui se révèlent. Les débats qui ont eu lieu dans la capitale fédérale du Canada nous fourniront à ce sujet des renseignements précieux.

I

Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, l'Angleterre, comme les grandes puissances coloniales de l'Europe occidentale, était pénétrée de cette idée que les colonies sont des possessions exclusives de la métropole, acquises et conservées pour son seul bénéfice, et dépourvues de tout droit propre. Moins tyrannique que la domination espagnole, infiniment plus libérale que la domination française, la domination anglaise ne se manifesta guère en réalité que par l'interdiction absolue faite aux colonies de commercer avec tout autre pays que l'Angleterre; en retour, l'Angleterre leur accordait la protection de ses flottes. « La valeur des colonies, dit Froude 1, consistait en ce qu'elles étaient un marché pour les produits britanniques. Nous établissions le marché dans les conditions qui nous semblaient les plus avantageuses pour nous. Nous ne leur permettions de faire du commerce qu'avec nous, et seulement pour tels articles qu'il nous convenait de déterminer. » Pour le reste, une grande liberté était laissée aux colonies, et l'Angleterre se gardait d'autant plus d'intervenir dans leurs affaires domestiques, que les colons, plébéiens et dissidents pour la plupart, après avoir émigré pour se soustraire à la tyrannie d'un gouvernement aristocratique et anglican, se montraient peu disposés à subir une tutelle plus étroite. Un jour vint pourtant où le gouvernement métropolitain se crut autorisé à lever sur les colonies américaines, sans leur assentiment, les impôts nécessaires à l'organisation de leur défense; la Nouvelle-Angleterre n'eût point refusé de se taxer elle-même, mais devant les prétentions de Georges III et de lord North, elle se souleva pour défendre une des plus vieilles libertés inscrites dans la constitution anglaise, le principe qu'il ne doit pas y avoir de taxation sans représentation. De son côté, le gouvernement britannique s'obstina, moins pour pressurer les colonies que pour maintenir intacte une des prérogatives que s'arrogeait l'Angleterre. On sait comment la lutte qui s'engagea aboutit à la proclamation de leur indépendance par les colonies américaines et à la ruine de l'ancien empire colonial de la Grande-Bretagne. La politique qui avait amené ces résultats néfastes ne fut cependant pas abandonnée par l'Angleterre; sans doute on évita de renouveler la faute commise par le gouvernement de lord North en heurtant de front les droits revendiqués par les communautés d'outre-mer; mais en somme le nouvel empire colonial constitué par l'établissement des Anglais au Canada, en

1. Froude, Oceana, p. 186.

2. Id. ibid., p. 330.

Australie et au Cap fut, lui aussi, gouverné par un parlement purement britannique et administré par des fonctionnaires qui lui étaient imposés par la Couronne.

Ce fut seulement quand le libre-échange s'établit en Angleterre que la politique coloniale de la Grande Bretagne prit une orientation nouvelle. Cobden et l'école de Manchester soutenaient que la possession par un État d'un domaine colonial est inutile et même nuisible. « C'était l'opinion de cette école de politiciens que toutes les nations du globe suivraient promptement l'exemple de l'Angleterre et adopteraient une politique de libre-échange absolu; que quand chacun pourrait vendre ses produits avec une égale facilité partout, peu importerait sous quel drapeau on vit; et que cette complète unification commerciale serait bientôt suivie d'un désarmement général qui mettrait fin à toute crainte de guerre future1. » A quoi bon dès lors s'embarrasser d'un empire colonial, supporter par exemple les frais de tant d'expéditions contre les Maoris et les Cafres, si le lien commercial pouvait être maintenu malgré la rupture du lien politique, si une séparation amiable ne devait avoir aucun effet funeste sur la prospérité de la métropole?

Sous l'influence de ces idées, l'Angleterre retira peu à peu ses troupes des colonies et leur octroya successivement des constitutions analogues à la sienne. Le Canada, puis la plupart des communautés australiennes et enfin le Cap reçurent le droit de se gouverner euxmêmes au moyen de parlements et de gouvernements responsables. Ce serait une erreur de croire que les idées libérales qui triomphèrent en Angleterre, en 1832, aient beaucoup contribué à ce changement de politique. La vérité, c'est que l'Angleterre, en dotant ses colonies d'un système de « self-government », désirait qu'elles en fissent tout d'abord usage pour proclamer leur indépendance, et elle ne négligea aucune occasion de le leur faire entendre clairement. Quoi qu'il en soit, il importe de noter que c'est à partir de 1840 (année où le Canada reçut sa constitution) qu'on commença à reconnaître aux populations des colonies le droit de disposer d'elles-mêmes et de se gouverner au même titre que les habitants des Iles Britanniques; cette date marque donc le point de départ d'une nouvelle période dans l'histoire coloniale de l'Angleterre.

Cette période s'étendit jusqu'à l'année 1870 environ; plus fidèles

4. Mr. Lecky on the imperial idea (Times), 21 novembre 1893.

2. C'est ainsi que l'Angleterre en 1864 accueillit avec la froideur la plus marquée les protestations loyalistes des délégués canadiens réunis à Québec pour s'entendre au sujet d'un projet de fédération et qui craignaient qu'on ne les suspectât de préparer une déclaration d'indépendance.

que la métropole au sentiment de la communauté d'origine et de race, les populations coloniales restèrent loyalement attachées à la mère patrie et ne songèrent pas à se proclamer indépendantes. Les causes du revirement d'opinion qui se produisit alors en Angleterre sont faciles à indiquer. Si l'école de Manchester avait eu raison dans son plaidoyer en faveur de la liberté économique, elle s'était trompée quand elle avait cru voir dans l'adoption du libre-échange le moyen d'établir la fraternité entre les peuples. Sans doute l'Angleterre ne regrettait pas d'avoir répudié les doctrines protectionnistes; mais comme les nations étrangères ne l'avaient pas suivie dans cette voie, elle commençait à se sentir isolée. A mesure que son industrie et son commerce absorbaient davantage son activité, à mesure que son propre territoire cessait de pouvoir lui fournir les objets d'alimentation et les matières premières qui lui étaient nécessaires, elle se demandait avec une inquiétude croissante sur quel pays elle pouvait compter pour se les procurer en tout état de cause; elle éprouvait le besoin impérieux d'assurer à ses produits des débouchés certains et susceptibles d'extension, de conserver à sa marine une prépondérance indispensable au maintien et au développement de son commerce, d'écouler à l'extérieur son excès de population sans que le fruit du travail des émigrants fùt perdu pour elle. C'est alors que la GrandeBretagne sentit toute la valeur d'un domaine colonial et qu'elle se prit à considérer ses colonies, non plus comme des possessions, mais <«< comme une partie, une extension plutôt de la Grande-Bretagne dont une guerre seule pourrait opérer la séparation 1». Où aurait-elle pu trouver ailleurs une clientèle plus sûre, un emploi plus fructueux de ses capitaux, un meilleur champ d'activité pour ses émigrants, des ports et des dépôts de charbon dont l'accès ne lui fût jamais refusé? De plus, sous le régime de liberté, ou, si l'on veut, d'indifférence, inauguré en 1840, les colonies avaient merveilleusement prospéré, et l'on pouvait prévoir qu'un magnifique avenir leur était réservé. Aut lieu de laisser se détendre les liens qui unissaient les diverses parties de l'empire, il fallait essayer au contraire de les consolider. — Mais comment?

Cest ici le lieu d'exposer quels sont ces liens, en d'autres termes quels sont les rapports de droit qui se sont maintenus, malgré le doctrines de l'école de Manchester, entre la Grande-Bretagne et ses colonies.

Le Canada, le Cap et la presque totalité des colonies australasiennes ont reçu, comme on l'a vu, des constitutions qui les rendent

1. Seeley, The expansion of England, first course, lecture IV.

presque autonomes. Chaque colonie a son parlement, dont les deux chambres sont généralement électives; le pouvoir exécutif est aux mains d'un gouvernement responsable. Un gouverneur, nommé par la reine, la représente dans la colonie et y tient la place d'un souverain constitutionnel; placé au-dessus des partis, il joue entre eux le rôle d'élément modérateur, tandis que comme représentant de la Couronne, il possède un droit de veto sur les décisions prises par les législatures locales, droit d'ailleurs purement théorique, qui ne saurait être exercé que dans des cas extrêmement graves, et que le gouvernement impérial n'a aucun moyen de faire respecter, sauf l'emploi de la force. C'est aussi le gouverneur qui nomme les membres des chambres hautes dans les colonies où ces assemblées ne sont pas électives.

Dans les affaires diplomatiques qui les concernent, les colonies sont représentées par le gouvernement de la reine. Toutefois depuis une quinzaine d'années, pour la négociation d'arrangements commerciaux entre une colonie et un pays étranger, un agent de la colonie est adjoint à l'ambassadeur britannique, et c'est lui qui, en réalité, discute les clauses de la convention; l'accord une foi conclu revêt la forme d'un traité passé par la Grande-Bretagne avec le pays étranger pour telle ou telle de ses colonies. La Grande-Bretagne a en effet renoncé à englober ses principales colonies dans les engagements qu'elle fait pour son propre compte; mais une clause est généralement insérée pour permettre de leur en étendre le bénéfice si elles en font la demande.

Quoique les troupes anglaises aient été retirées des colonies 2, la Grande-Bretagne reste cependant chargée presque complètement de leur défense. A part quelques milliers d'hommes de forces permanentes, on ne trouve aux colonies que des milices ou des réserves dont l'instruction militaire est tout à fait insuffisante; on n'y trouve pas non plus de marine de guerre; cependant, depuis 1887, l'Australie entretient quelques bâtiments spécialement affectés à la protection de ses côtes.

Si l'on ajoute que certaines décisions des cours coloniales peuvent être portées en appel devant le Conseil privé britannique, on aura terminé l'énumération des points par lesquels les colonies se rattachent à la Grande-Bretagne. En dehors des droits qui sont réservés à la Couronne ou à ses représentants (et qui viennent d'être indiqués), la liberté d'action des législatures locales est absolue; elles ont

1. Sauf dans les cas où l'exercice de ce droit est retenu par la Couronne. 2. Au Canada, il reste cependant 2,000 hommes environ de troupes anglaises.

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