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CHRONIQUE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE

SUISSE.

1894-1895

L'année politique en Suisse est rarement dénuée d'intérêt : la forme fédérale ancienne de son gouvernement à laquelle se sont adaptées des institutions de plus en plus démocratiques, la diversité de races, de langues et de religions de ses habitants, unis pourtant par un indéniable patriotisme, sa situation internationale, réglée en droit, incertaine et menacée en fait, sa dépendance économique qui ne l'empêche pas de déployer une merveilleuse activité industrielle et commerciale, tous ces contraires font de la Suisse un pays quelque peu déconcertant et par là intéressant à observer. Il nous fournit d'ailleurs de précieuses expériences de démocratie appliquée le bulletin de vote y joue un rôle bien plus important qu'en France et dans les autres pays à suffrage universel; le citoyen helvétique, comme jadis le citoyen grec, participe parfois directement aux affaires publiques; non content de choisir ses mandataires, il peut défaire leur œuvre si elle ne lui agrée point, ou même, se substituant à eux, changer sa constitution. Enfin la Suisse n'ignore aucune des luttes de partis et d'idées auxquelles les grands États d'Europe sont en proie : elle a eu son Culturkampf comme l'Allemagne; l'antisémitisme y a remporté en 1893 une bruyante victoire; c'est au pied du Jura que la secte anarchiste aujourd'hui combattue comme ailleurs par une loi draconienne a trouvé, il y a plus de vingt ans, son berceau; et si la question sociale n'y joue pas le rôle exclusif que voudraient lui attribuer les socialistes, elle y tient du moins une place des plus importantes et le peuple suisse a déjà été appelé à en trancher un des nombreux problèmes.

Ces consultations populaires, que des esprits chagrins trouvent trop fréquentes, n'auront été pourtant l'an dernier qu'au nombre de trois; il n'y a donc pas lieu jusqu'ici de crier à l'abus comme le fait le Journal

de Genève et de souscrire à son amusant paradoxe, suivant lequel la suprême récompense à accorder au citoyen ayant bien mérité de la patrie serait... de le priver de ses droits civiques; rien ne prouve que le peuple suisse se trouve à plaindre de sa souveraineté effective et aspire à être exonéré de ses droits. Que ces consultations périodiques exposent les électeurs à de fâcheux entraînements et créent en tout cas dans le pays une certaine agitation, cela n'est guère niable; referendum et initiative (cette dernière surtout) peuvent être assurément des machines de guerre redoutables entre les mains des politiciens d'opposition, mais ce sont, comme on va le voir, de lourdes machines, d'un fonctionnement incommode, difficile et même dangereux pour ceux qui les mettent en train.

Ces deux modes de votation ont entre eux de nombreuses et importantes différences:

1° Le referendum consiste à faire ratifier ou rejeter par le peuple et les cantons, s'il s'agit d'une revision constitutionnelle, par le peuple seulement, s'il s'agit d'une disposition législative, un texte adopté par l'Assemblée fédérale. L'initiative est, au rebours, une proposition émanant du peuple et qui acquiert force de loi si elle est adoptée par la double majorité des citoyens suisses et des cantons. 2o Le referendum s'applique en matière législative et constitutionnelle; l'initiative ne peut être prise jusqu'ici qu'en matière constitutionnelle.

3o Le referendum est obligatoire quand il s'agit d'une revision constitutionnelle votée par les deux Chambres, il est facultatif dans tous les autres cas et il doit alors être demandé dans un certain délai par 30,000 électeurs; l'initiative, toujours facultative, exige pour être mise aux voix 50,000 signatures.

De ces deux institutions, la plus démocratique, c'est-à-dire l'initiative, n'est pas la plus récente le referendum, dont certains cantons avaient déjà fait l'expérience, a été introduit en 1874 dans la Constitution, tandis que l'initiative s'y trouve inscrite depuis 1848, mais elle n'a reçu que tout récemment l'extension considérable qui en fait à l'heure actuelle un instrument sur les mérites duquel on est loin de s'entendre chez nos voisins. En 1892 on a reconnu aux 50,000 pétitionnaires la faculté de formuler le texte même d'une revision partielle de la Constitution. Cette innovation, qui rend le peuple suisse réellement maître de sa constitution a, au surplus, notablement simplifié la procédure de revision auparavant elle ne pouvait être réclamée qu'en principe par l'initiative populaire, et si ce vou, conçu en termes généraux, était adopté par la majorité des citoyens, l'Assemblée fédérale était aussitôt dissoute et c'étaient les nouvelles

Chambres qui élaboraient un texte soumis enfin au plébiscite et susceptible d'être rejeté par lui. Aujourd'hui la rédaction acceptée par la double majorité des citoyens est enregistrée par l'Assemblée fédérale et inscrite directement dans la Constitution.

Le droit d'initiative se trouve toutefois restreint au domaine constitutionnel. Mais certains hommes politiques d'extrême gauche parlent déjà de l'étendre à toutes les matières législatives. Si jamais ce nouveau et dernier pas est risqué dans la voie du gouvernement direct, le peuple suisse n'aura que faire de représentants, il légiférera lui-même, comme dans quelques cantons, où les assemblées populaires appelées Landsgemeinde exercent dans sa plénitude le pouvoir législatif. Quoi qu'il advienne de ce projet, la participation du peuple suisse aux affaires fédérales reste considérable.

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Le premier vote qu'il a émis l'an dernier c'était le 4 mars passé presque inaperçu, il ne laisse pas cependant d'être assez significatif. A l'exemple de la plupart des pays, la Confédération suisse a depuis quelque temps une législation destinée à protéger le travail des femmes et des enfants dans les manufactures, à limiter la durée de travail imposé aux adultes, à garantir les ouvriers contre l'exercice des industries insalubres ou dangereuses. Cette législation nouvelle avait produit des résultats en général si satisfaisants que l'Assemblée fédérale jugea bon d'en étendre le bienfait aux ouvriers des métiers au moyen d'une disposition additionnelle à la Constitution. C'est ainsi que le peuple suisse était appelé à se prononcer sur l'article 34 ter ainsi conçu « La Confédération a le droit d'édicter des prescriptions législatives dans le domaine des métiers. » Cette rédaction avait le tort d'être vague et de permettre l'établissement des syndicats obligatoires réclamés par les socialistes. L'Assemblée fédérale s'était défendue d'avoir cette arrière-pensée; tous les adversaires du projet s'emparèrent néanmoins de ce prétexte pour effrayer les électeurs avec les mots de maîtrises, jurandes, retour à l'ancien régime. L'article 34 ter fut repoussé par 158,492 non contre 135,713 oui, soit une majorité de 22779 voix seulement, et par 14 cantons et demi contre 7 et demi.

Ce n'est pas seulement le socialisme d'État, sous une forme du reste très atténuée, qui a essuyé là une défaite, c'est encore et surtout peutêtre l'idée de centralisation, soutenue par les radicaux, et presque constamment en progrès depuis 1874.

Divisés sur les questions sociales, les Suisses ont fait preuve d'une sagesse et d'une prévoyance presque unanimes en face de l'épidémie anarchiste. Bien qu'aucun attentat à la dynamite n'ait eu lieu en Suisse, l'Assemblée fédérale n'en a pas moins jugé qu'une loi spéciale devait être votée pour atteindre les détenteurs de substances

explosives et frapper plus sévèrement ceux qui ne craindraient pas d'en faire usage. La question a été discutée à la session d'avril, et sur la nécessité de combattre l'anarchie, tout le monde a été d'accord, mais le projet de loi présenté par le Conseil fédéral n'en a pas moins été quelque peu critiqué. L'objection la plus forte était d'ordre constitutionnel: le projet contenait certaines pénalités, or le droit pénal étant en principe du ressort des cantons, la Confédération ne se trouvait-elle pas incompétente pour légiférer en cette matière ? Un jeune membre très distingué du Conseil fédéral, M. Ruffy, a répondu que la loi avait pour objet de garantir la sûreté publique menacée par les anarchistes, et sur laquelle la Confédération a précisément mission de veiller.

D'autre part, la peine de mort, inconnue au code pénal fédéral et pour laquelle beaucoup de Suisses ont une vive répugnance, a été néanmoins prévue par la nouvelle loi et pourra être appliquée lorsqu'il y aura crime ou délit connexe tombant à la fois sous le coup de ce code et sous celui du droit pénal cantonal. En définitive, c'est à l'unanimité, moins quelques abstentions, que la loi sur les délits contre la sûreté publique tel est son titre a été votée, et le referendum n'ayant pas été demandé, elle est aujourd'hui en vigueur. Les substances chimiques ont eu les honneurs de cette session : après la dynamite, les Chambres se sont occupées du phosphore et de ses effets au sujet de la fabrication des allumettes. Cette industrie est principalement répandue dans la vallée de Frutigen (Oberland bernois) dont la population ouvrière très misérable est décimée par la nécrose, conséquence fréquente de la manipulation du phosphore jaune. Malgré la réglementation la plus minutieuse ordonnée par les autorités fédérales, l'état sanitaire de cette malheureuse vallée ne s'améliorait pas et c'était à croire que pour faire respecter ces mesures hygiéniques ni les gendarmes n'étaient assez nombreux, ni les tribunaux du canton ne se montraient assez sévères. Las de cette situation qu'ils s'avouaient incapables d'améliorer, les industriels de Frutigen eurent l'ingénieuse idée de s'adresser au Conseil fédéral et de lui proposer le rachat par la Confédération de leurs établissements. N'avait-on pas déjà, dans un but d'hygiène, établi le monopole de l'alcool? Le monopole des allumettes serait une mesure du niême genre la Confédération ferait procéder à cette fabrication avec toutes les précautions possibles et l'on n'aurait plus à déplorer de cas de nécrose. Cette panacée que le Conseil fédéral, puis le Conseil des États avaient favorablement accueillie, n'a pas été du goût de la seconde Chambre; le Conseil national ne s'est pas laissé séduire par les considérations humanitaires du projet, il n'y a vu que l'établissement d'un second monopole dont la nécessité est loin d'être absolue.

Pourquoi, a-t-on dit, la Confédération n'a-t-elle pas fait observer plus rigoureusement les prescriptions réglementaires par elle-même édictées? Les industriels de Frutigen ont été d'ailleurs coupables de négligence et il serait étrange de les indemniser pour le dommage qu'ils ont causé. Et l'article additionnel à la Constitution car pour établir un monopole il est nécessaire de la reviser a été repoussé par 62 voix contre 61. S'il eût été voté, le peuple, consulté de droit par le plébiscite, se serait vraisemblablement prononcé contre le nouveau monopole celui de l'alcool lui suffit, et quant à celui du tabac qui a été projeté et dont le produit est déjà escompté pour l'accomplissement de plus d'une réforme, il a fort peu de chances d'être jamais adopté par un pays dont les habitants ont une réputation proverbiale de fumeurs 1.

Mis en échec dans la discussion de la loi contre les anarchistes et dans celle du monopole des allumettes, les radicaux-socialistes de l'Assemblée fédérale n'ont pas eu plus de bonheur quand il s'est agi d'examiner la demande d'initiative populaire sur le droit au travail. Cette demande avait réuni 52,000 signatures. Rédigée en termes généraux et vagues, sorte de va-tout du socialisme, elle restait muette sur les moyens d'exécution et n'aurait pu être mise en pratique sans une refonte complète du droit public et du budget de la Confédération. Qu'on en juge plutôt : « le droit à un travail suffisamment rétribué est reconnu à chaque citoyen suisse ». Et voici quelquesunes des conséquences de ce principe renouvelé de 1848: « réduire les heures de travail...; organiser des institutions telles que bourses de travail destinées à procurer gratuitement du travail à ceux qui en auront besoin, et que l'on placerait dans les mains des ouvriers; protéger légalement les ouvriers contre les renvois injustifiés; assurer d'une façon suffisante les travailleurs contre les suites du manque de travail, soit au moyen d'une assurance publique, soit en assurant les ouvriers à des institutions privées à l'aide des ressources publiques; établir une juridiction officielle des ouvriers vis-à-vis de leurs patrons et organiser, d'une manière démocratique, le travail dans les fabriques et ateliers, notamment dans ceux de l'État et des communes. » La commission parlementaire du Conseil national chargée d'exa miner cette proposition était unanime à en recommander le rejet pur et simple; mais certains radicaux avancés, toujours prêts à rechercher les bonnes grâces des socialistes, voulaient qu'on étudiât le programme

1. La question a été discutée de nouveau par les Chambres fédérales dans leur dernière session; cette fois la majorité s'est déplacée et le monopole des allumettes a été inscrit dans la Constitution (mars 1895). Reste à savoir si le peuple et les cantons ratifieront cette décision.

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