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sinistre troubla encore plus l'esprit craintif du comte Jezierski. La frontière russse passée, dans toutes les stations de poste où il s'arrêtait, il ne faisait que parler des forces énormes de la Russie et prêcher pour la soumission. Ces ouvertures peu opportunes faillirent lui coûter la vie : il échappa avec peine à la fureur de la population surexcitée qui voulait le pendre. Enfin le 13 janvier, il arriva à Varsovie où le désaccord entre le dictateur et le conseil était alors complet.

Le colonel Wylezynski, de retour le 7 janvier, apporta de SaintPétersbourg deux lettres du ministre secrétaire d'État. Dans la première, adressée au général Chlopicki, l'empereur exprime sa satisfaction au dictateur de sa conduite, et lui ordonne de cesser les armements, de se rendre avec toute l'armée à Plock et d'y attendre de nouveaux ordres. La seconde lettre, adressée au président du conseil adminstratif, contenait un blâme sévère audit conseil et lui ordonnait de reprendre ses anciennes fonctions. Outre ces correspondances officielles, le colonel remit au général Chlopicki et au prince A. Czartoryski, de la part du prince Lubecki, deux lettres dans lesquelles celui-ci émettait l'opinion que la Pologne ne pouvait compter sur la condescendance de l'empereur que dans le cas seul où elle se conformerait absolument à ses ordres.

Le jour même de l'arrivée de Wylezynski, le dictateur se rendit à la séance du Conseil national, et présentant au conseil les lettres qu'il venait de recevoir, demanda son avis sur la conduite à tenir : fallait-il continuer les négociations avec la Russie ou les rompre?

Le prince Czartoryski prit le premier la parole. Il déclara que les lettres ne démontraient nullement qu'on fùt disposé à satisfaire aux vœux de la nation, et puisque c'était de la volonté de la nation. et non de celle de l'empereur qu'on devait tenir compte, la guerre donc devenait inévitable. Mais cependant, comme il était de toute nécessité de gagner du temps pour s'armer, on devait non pas rompre les négociations commencées, mais au contraire les traîner en longueur.

Le castellan Dembowski fut d'avis de continuer les négociations vu l'exiguïté des forces de la Pologne. Les trois autres membres du conseil se prononcèrent pour l'ouverture immédiate des hostilités. «< Si nous avons tout intérêt à retarder la guerre, disaient-ils, les Russes ont aussi besoin de temps pour rallier leurs troupes disséminées. Nous ne pouvons obtenir l'avantage que par une action prompte et énergique; nos frères de Lithuanie et de Ruthénie sont prêts à se soulever et n'attendent que le signal pour commencer la lutte en commun 1. »

1. Barzykowski, op. cit.

Chlopicki répondit à ces observations que la guerre avec la Russie était impossible, vu la grande disproportion des forces de part et d'autre. « Même si nous obtenions au commencement de la guerre quelques avantages, la seule supériorité du nombre assurera aux Russes la victoire définitive cela est d'autant plus certain que nous n'avons pas assez d'armes et de munitions pour mener une campagne ; de plus, l'unité et la concorde nous manquent. Il faut donc traiter avec la Russie: la première chose à faire, c'est de se conformer à la volonté de l'empereur. Cela n'empêcherait pas de chercher des garanties pour l'accomplissement des voeux de la nation cette garantie nous la trouverons dans les bons offices de la Prusse, qui parait assez disposée à intercéder en notre faveur auprès du Tzar. » On répondit au dictateur que la soumission pure et simple à la volonté de l'empereur serait un déshonneur, une honte pour la nation polonaise; que c'était une illusion de compter sur les sympathies de la Prusse; que la guerre était indispensable sinon pour vaincre, du moins pour sauver l'honneur.

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Alors Chlopicki, le sang au visage et les sourcils froncés, s'écria avec emportement : « Je répète encore une fois que la guerre avec la Russie est impossible. Placé à la tête de la nation, je n'ai pas d'autre intérêt que celui de la patrie. Or, ne voyant aucune possibilité de soutenir la guerre contre la Russie, ni d'obtenir des avantages décisifs, je m'oppose aux hostilités et je veux traiter. Si vous voulez la guerre non pour sauver la patrie, mais pour un motif de gloire, alors certainement il est nécessaire de déclarer la guerre. Attendons donc ici l'ennemi; car, pour se faire tuer, tout champ de bataille est bon. Je saurai alors vous conduire à la mort et je vous donnerai moi-même l'exemple. Mais si nous sommes battus, ce qui nécessairement arrivera tôt ou tard, savez-vous ce qui nous attend? Savez-vous ce que la postérité dira de vous et de moi? Ce n'est pas difficile à deviner: ils m'appelleront traître, ce qui ne manqua pas d'arriver à Poniatowski et à Kosciuszko. <«< Et que dira-t-on, interrompit vivement Radzivill, si vous abandonnez la cause nationale et si vous vous soumettez aux Russes sans vous battre? » Chlopicki haussa les épaules sans répondre. Après quelques minutes il rompit le silence. « Je vous le demande, dit-il, Messieurs, encore une fois, et je vous prie de répondre catégoriquement à la question ainsi nettement formulée : voulez-vous vous conformer à la volonté de l'empereur et roi ou désirez-vous la guerre?» Czartoryski lui répondit au nom du conseil que si tous les moyens d'une négociation honorable et profitable étaient épuisés, si la soumission seule pou

1. Barzykowski, op. cit.

vait préserver le pays de la guerre, le choix était impossible, et qu'il fallait, les armes à la main, chercher la victoire ou la mort.

Chlopicki se leva, tous l'imitèrent; le moment était solennel. Il frappa la table de son poing et s'écria : « Vous voulez rompre les négociations; donc vous voulez la guerre : mais moi j'en prévois les conséquences. Vous voyez dans la guerre l'avenir de la Pologne: moi, j'y vois son tombeau. Il y a donc entre nous désaccord sur une grosse question où l'existence de la nation est en jeu. Dans ce cas la décision définitive ne nous appartient pas. La nation doit elle-même statuer sur son sort. Il faut donc, Messieurs, convoquer immédiatement la diète. » Ceci dit,il se retira. La diète fut convoquée pour le 17 janvier. L'arrivée de Jezierski aiguisa le conflit et précipita la catastrophe. La relation de Jezierski fit une grande impression sur le dictateur et le confirma dans l'opinion qu'il avait de la nécessité des négociations.

La commission de surveillance, inquiète et méfiante, demanda à Chlopicki une audience qui lui fut accordée le 16 janvier. Dans cette audience le dictateur s'adressa à la députation dans les termes suivants : « Je vous ai reçu, Messieurs, pour vous exposer mon opinion actuelle sur l'état de notre cause, et vous indiquer la politique que je compte suivre.

« J'ai reçu une lettre du ministre secrétaire d'État. Les titres qu'on m'y a conférés, et les remerciements qu'on m'adressait ne me permettent plus d'exercer le pouvoir dont in'a investi le pays, parce que cela pourrait diminuer envers moi la confiance de la nation, sans laquelle il m'est impossible de gouverner, principalement dans les circonstances où nous sommes. En outre, j'ai remarqué dans une partie de la nation et même parmi vous, Messieurs, un entraînement, un désir de la guerre ; or cette guerre, moi qui ai quelque connaissance des affaires militaires, je ne peux pas la souhaiter à la Pologne, vu l'exiguïté de nos moyens. Ce qu'il nous reste à faire, c'est de terminer le conflit par les négociations, en réclamant l'intercession du gouvernement prussien. Nous n'avons que 37,000 soldats, la Russie en a 150,000; avec quoi voulez-vous que nous les battions? Je serai forcément battu, car c'est la conséquence fatale de la disproportion des forces. » « Et les nouveaux régiments? » demanda un des membres de la députation. « Les nouveaux régiments, je n'en veux pas, répliqua vivement Chlopicki; ce n'est pas une armée : c'est la pospolite, bonne pour manger le pain qui nous manque et non pour se battre.» «Mais il ne manquera pas de pain en Pologne », remarqua Dembowski. « Nous n'en avons pas assez, je le répète, répondit Chlopicki. D'ailleurs quel pain, quels biscuits

1. Barzykowski.

fournissez-vous? si vous voulez gouverner, soyez dictateur : moi je ne veux pas l'être. » Et il se tut. On lui fit remarquer qu'il connaissait depuis longtemps l'effectif de l'armée polonaise, et qu'il ne pouvait donc pas se prévaloir de cette raison pour abandonner la cause de sa nation au moment où il lui était nécessaire. Enfin on lui rappela le serment qu'il avait prêté volontairement à la nation.

<«<Le serment? s'écria Chlopicki, d'une voix étranglée par la colère, c'est moi précisément qui ne l'oublie pas. Si la conscience des exaltés fait peu de cas du serment prêté au monarque, moi j'y attache une plus grande importance. J'ai accepté le pouvoir offert par la diète pour préserver le pays de l'anarchie, et j'ai tenu ma promesse ; à présent la diète qui est convoquée peut me reprendre le pouvoir et me démettre de mes fonctions. » Le prince Czartoryski, voyant la surexitation de Chlopicki, et craignant que l'audience ne se transformât en querelle, déclara que, si le général refusait de conserver le pouvoir dictatorial, la commission diétale ne s'obstinerait pas à le supplier à ce sujet, mais qu'elle conservait l'espoir de le retenir à la tête de l'armée pour la conduire partout où l'exigeraient l'honneur et l'intérêt de la patrie. — « Non, se récria Chlopicki, je ne serai pas général en chef, car je ne veux pas être battu. » « Mais tu devras l'être, lui cria tout d'un coup Ledochowski, d'une voix furieuse et perçante, nous te l'ordonnons. » « Je ne le serai pas! répondit Chlopieki avec un emportement extrême, je serais un gredin si j'acceptais le commandement. » Ledochowski, hors de lui, bouleversé par la colère et faisant des gestes menaçants, crie à tue-tête: «< Tu te battras, sinon comme général, du moins comme soldat, car la diète te l'ordonnera; et si tu n'obéis pas, la diète te proclamera lâche et traître. »

Alors Chlopicki, vivement blessé, enfonce d'un coup formidable la porte qui tombe avec fracas et d'une voix tonnante s'écrie: « Je me battrai, je me battrai, mais toi, Ledochowski, tu te battras aussi. »

Le prince Czartoryski, sentant l'inconvenance d'une semblable querelle, et ne voulant pas la prolonger, salua pour signifier que l'audience était terminée. En sortant il dit : « C'est le soldat le plus mal élevé que j'ai jamais vu. »

Le dictateur reconduisit la députation jusqu'à la porte, la salua, et s'adressant à Ledochowski dit : « Je ne le pardonnerai jamais 1. »

Après cette scène scandaleuse, Chlopicki abdiqua son pouvoir dictatorial, afin que la diète pût en toute liberé délibérer sur les moyens à prendre pour assurer l'existence et les libertés de la Pologne et procéder à l'élection d'un gouvernement et d'un commandant en chef.

1. Barzykowski, op. cit.

Pour la troisième fois depuis le 29 novembre, le pays resta sans chef.

Le bandeau tomba enfin des yeux de la nation, qui, affolée, comprit les effets déplorables de la politique du dictateur et s'aperçut des conséquences fatales de sa longue inaction. La situation, en effet, était des plus critiques. On avait gaspillé cinq semaines entières dans des circonstances où chaque minute avait son prix; les nouveaux régiments, sans organisation et sans instruction, existaient plutôt sur le papier qu'en réalité; on manquait d'armes, on manquait de munitions, de vivres; de plus l'opinion publique était chancelante, l'espoir et la foi dans la victoire s'ébranlaient de plus en plus, et les indécis relevaient la tête, tandis que l'ennemi menaçant et prêt à la lutte n'attendait que le signal pour franchir la frontière. Des mesures audacieuses et décisives, des actes hardis, qui, en impressionnant les imaginations, et en poussant le patriotisme jusqu'à l'exaltation, entraîneraient les indécis et enlèveraient toute influence aux malveillants, pouvaient seuls sauver la Pologne. Il fallait réparer les fautes commises, jeter un voile sur le passé et recommencer la révolution!

Ce fut la diète qui se chargea de cette tâche lourde et glorieuse; en s'emparant du pouvoir suprême, elle se préparait à guider la nation dans toutes ses luttes héroïques, jusqu'à leur dénouement fatal. Le premier devoir et le plus pressé qui incombait à la diète convoquée était l'élection d'un gouvernement et d'un général en chef; mais on sentit dès le commencement le besoin impérieux de formuler clairement le but de la révolution. Cette mesure était indispensable pour faire cesser la mésintelligence jusqu'alors si nuisible au succès de la cause révolutionnaire, et afin d'éviter tout désaccord possible; elle s'imposait dans les difficultés intérieures où se trouvait le pays; elle était nécessaire pour montrer clairement à l'Europe les tendances et les désirs de la révolution polonaise: bref, il fallait prononcer ce mot solennel et enivrant qui reste toujours profondément gravé dans le cœur de tout bon Polonais : l'indépendance. Ce mot fut prononcé par le comte Ladislas Ostrowski, maréchal de la chambre des Nonces. En ouvrant le 19 janvier la séance de la diète, Ostrowski prononça un discours qui eut un grand retentissement :

« C'est le moment décisif, disait-il, pour les représentants du peuple, pour la deuxième fois réunis, de compléter l'œuvre si glorieusement commencée; c'est le moment de proclamer hautement qu'une nation jadis puissante et jalouse de sa liberté ne consentira jamais à reprendre les chaînes une fois brisées, ces chaines fussent-elles en or. Mourir, mourir plutôt que de baisser le front! Notre mot d'ordre est : mourir!

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