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II

La constitution de Davidovitch se composait de cent soixante et onze articles subdivisés en quatorze chapitres. Le premier chapitre, en deux articles, consacrait en quelque sorte à nouveau et cette fois d'une manière officielle l'existence de l'État serbe. C'était un développement du hatti-chérif de 1830. Il traçait les limites de la Serbie conformément à la carte dressée par la commission turco-russe de 1831-1833; il déclarait la Serbie constituée en principauté; enfin surtout il assurait l'avenir de la monarchie serbe en établissant les règles de la succession au trône le principat devait se transmettre de måle en måle, et, en cas d'extinction de la ligne masculine directe de Miloch, devait passer à la descendance de son frère Jean, à celle de son frère Ephrem, ensuite aux descendants de la fille aînée de Miloch, etc. Le deuxième chapitre désignait les armes de la Serbie et les couleurs du drapeau national. Le troisième concernait les divers employés civils et militaires, en un mot l'administration serbe tout entière. On remarquera que cette administration est subordonnée de la façon la plus complète au conseil d'État (soviet), sans le consentement duquel aucun fonctionnaire ne peut être destitué. Le quatrième chapitre, divisé en huit articles, traitait de la législation, des grandes questions administratives et du mode de perception de l'impôt. Sur ce dernier point, la constitution de Davidovitch donne une série de détails, qui montrent quelle importance le prince Miloch et son secrétaire attachaient à la bonne gestion des finances. Leur projet réalisait d'ailleurs de véritables réformes : nous nous contenterons de signaler la détermination de deux termes fixes, la Saint-Georges et la Saint-Démétrius, pour le paiement des impôts, et la fusion de diverses taxes aussi multiples que variées en une seule contribution annuelle de trois écus payés par semestre. Le cinquième chapitre, divisé en trente articles, était relatif au prince; il stipulait en particulier que le souverain de la Serbie devait appartenir à la religion orientale orthodoxe. Le sixième chapitre avait trait au conseil d'État ou soviet; le septième aux tribunaux; le huitième aux assemblées ou skoupchtinas; les autres concernaient principalement les droits du clergé, la liberté individuelle, enfin la revision de la Constitution.

On voit par ce qui précède que cette constitution distinguait trois pouvoirs le prince, la skoupchtina, le conseil d'État. Ces trois pouvoirs étaient bien loin d'être égaux. Le conseil d'État, à vrai dire, constituait à lui seul tout le gouvernement. On a peu d'exemples d'un

corps réunissant un aussi grand nombre d'attributions que le soviet. En 1835, ses membres dirigent les divers services publics, remplissent par conséquent les fonctions de nos ministres actuels. Mais ils ne se contentent pas, comme eux, de faire exécuter les lois; réunis en une sorte de comité consultatif, ils les préparent. Bien plus, si quelque grande difficulté s'élève à propos de leur application, comme souverains juges, ils la tranchent.

Ainsi sous l'empire de la constitution de Davidovitch la séparation des pouvoirs n'existe pas l'exécutif, le législatif, le judiciaire, tout cela est confondu. Chose plus grave! Ces pouvoirs sont concentrés dans les mains de vingt-deux personnes et cette oligarchie qui dirige l'État échappe à toute responsabilité puisqu'elle est inamovible. On comprend quelle influence devait avoir le président d'un pareil directoire. En réalité il était, autant et peut-être plus que le prince, le véritable chef du gouvernement. C'était lui qui distribuait la besogne aux six administrateurs, qui, pris parmi les vingt-deux membres du conseil d'État, faisaient fonctions de ministres.

Chaque ministre adressait ses rapports au conseil et les décisions que le conseil prenait, à la suite de ces rapports, étaient mises immédiatement à exécution, si c'étaient de simples règlements d'administration, ou converties en projets de lois s'il s'agissait de dispositions législatives.

Ces projets de lois étaient ensuite soumis à la skoupchtina, qui les adoptait en bloc ou les rejetait sans discussion. Dans le sein de la skoupchtina, le vote n'était pas individuel, mais collectif. La Serbie était partagée en dix-sept districts ou départements et les députés d'un même district, quelquefois au nombre de plusieurs centaines, formaient un comité séparé présidé par le serdar ou capitaine de district et émettaient, à la pluralité des voix, un vote unique. Quant au prince, il possédait un droit de veto qui n'est pas sans présenter de très grandes analogies avec celui que la constitution de 1791 accordait en France à Louis XVI. Le droit de veto, en Serbie comme en France, ne s'étendait pas au delà de la troisième présentation. En revanche l'intervalle qui devait séparer deux délibérations successives n'était pas le même dans les deux pays. Chez nous, un projet de loi repoussé par une assemblée ne pouvait plus être représenté avant le début de la législature suivante. En Serbie, libre de rejeter une première fois le projet qui était soumis à sa sanction par le conseil d'État, puis une deuxième fois, après un intervalle de vingt jours, le kniaze était tenu, à la troisième épreuve, de l'approuver tel quel et d'y apposer sa signature. Telles étaient, au point de vue politique, les différentes dispositions de la constitution de Davidovitch.

Au point de vue social, la plus importante concernait les forêts des villages et leurs pâturages. « Ces biens, disait Miloch dans son discours à la skoupchtina, seront désormais possession commune. Toute la nation paie pour cela des taxes comprises dans l'impôt général; ce droit payé par tous doit donc être la propriété de tous. Dès ce moment il n'appartient à personne, pas plus à notre gouvernement qu'à un knèze, un fonctionnaire, un marchand, un villageois, de les entourer de palissades, le terrain enclos ne renfermât-il que dix arbres, ni d'en interdire le libre usage aux gens des autres villages ou districts. »

Ainsi Miloch ne se contentait pas de résoudre les problèmes politiques qui se posent lors de la fondation de tout État nouveau. Il abordait résolument dans la constitution de 1835 les problèmes sociaux les plus délicats. Il reste à examiner si, pour avoir voulu embrasser un grand nombre de questions, il ne donna pas de quelques-unes une solution erronée, s'il n'ajourna pas la solution de quelques autres, en un mot si le statut de Miloch et de son secrétaire répondait d'une manière satisfaisante aux vrais besoins de la Serbie. Chose étrange! Dans le discours qu'il fit lire par Davidovitch à l'assemblée, lors de la promulgation de la constitution nouvelle, Miloch semble avoir entrevu tous les écueils contre lesquels il est venu échouer. La constitution nouvelle, disait en substance le prince, doit être l'objet de mûres réflexions. Rien ne serait plus dangereux dans un État naissant que de s'exposer par des actes irréfléchis à revenir sur ses pas, par des paroles imprudentes, à se démentir. Quand la fondation des États actuels avait demandé des siècles, l'on était certes en droit de se demander si une année pouvait suffire à l'organisation définitive de la Serbie. Et Miloch ajoutait en terminant: « Le peuple serbe a plusieurs particularités nationales qu'il faut d'abord tâcher d'adapter à la civilisation et aux lumières de l'Europe, si nous voulons prendre peu à peu une place honorable dans ses rangs ».

Ce que le législateur déclarait si indispensable, c'était précisément ce qu'il avait oublié. On ne gouverne pas une nation encore à demi barbare comme un peuple initié depuis longtemps aux raffinements de la civilisation. Qu'on se figure un utopiste assez aveugle pour importer subitement dans une ile sauvage de l'Océanie l'attirail compliqué de nos lois! Quels désordres, quels troubles n'en seraient pas la conséquence nécessaire et immédiate! L'économie des transitions dans la marche des États ne va point sans de terribles secousses. Si l'Angleterre est un des pays de l'Europe qui ont eu le moins à souffrir des révolutions, c'est que, chaque fois qu'il s'est agi de modi

fier ou de supprimer une institution, elle l'a fait sans brusquerie, en veillant toujours à ce que la chaîne des antiques traditions demeuràt ininterrompue. De même, en Serbie, il eût fallu régulariser l'ancienne organisition du pays, concilier avec les vieilles coutumes les institutions complexes par lesquelles on prétendait arriver à la fois au bon ordre et à la liberté. Au lieu de cela, on ne songea qu'à tailler dans le grand, à imiter l'Europe occidentale: on créa des ministres, des conseillers d'État, qui bientôt, enflés de leurs titres, se crurent devenus. d'aussi grands personnages que ceux qui portaient ces mêmes titres en France ou en Autriche. L'amour des habits brodés, des brillants uniformes devint une manie. Ce fut pendant quelques mois une mascarade nationale. Tant il est vrai que de mauvaises lois sont susceptibles d'engendrer de mauvaises mœurs! Ainsi le premier défaut de la constitution serbe de Davidovitch, ce fut de ne pas être du tout appropriée aux nécessités du moment, d'être à la fois trop perfectionnée pour le pays et trop précoce pour l'époque.

Ce défaut capital était loin d'être le seul. Toute considération extérieure laissée de côté, la constitution de 1835 était infectée d'un certain nombre de vices internes qui devaient nuire à sa durée. Signalons tout d'abord l'énormité des pouvoirs du conseil d'État. Il était presque permis de croire que le prince qui travaillait avec Davidovitch, s'était ingénié à créer en face de lui une oligarchie puissante, à instituer une sorte de directoire exécutif pour avoir l'occasion de montrer ses talents de polémiste. Après avoir institué un soviet trop fort, on essaya, il est vrai, de le rendre moins dangereux en plaçant à côté de lui un tribunal suprême, qui rendait dans une certaine mesure le pouvoir judiciaire indépendant du conseil; mais le remède était insuffisant, car jamais les attributions de ces deux corps ne furent si clairement déterminées, que le soviet ne s'érigeât parfois en haute cour de justice.

Si les attributions du soviet étaient trop considérables, en revanche celles de la skoupchtina n'étaient point assez étendues. Il existait bien une disposition qui soumettait les arrêtés du soviet, en matière législative, au vote de l'assemblée, mais ce vote était purement illusoire. Nous avons vu en effet que les députés votaient par district sous la surveillance du serdar. Ce serdar était en général un homme plus instruit que la majorité des représentants qui composaient son groupe : il arrivait donc à les dominer sans trop de peine et à dicter leurs résolutions. Mais lui-même était, en sa qualité de fonctionnaire public, sous la dépendance du conseil qui pouvait le destituer à son gré. Ainsi les serdars conduisaient la skoupchtina et étaient eux-mêmes conduits par le soviet. On peut juger par là si l'assemblée serbe était capable

d'indépendance. L'eût-elle été, qu'il lui eût été difficile de manifester sa volonté. Elle se réunissait en effet une seule fois chaque année et pendant quelques jours à peine. De plus, la constitution semblait d'avance avoir rendu son rôle dérisoire. Pareille au Corps législatif français institué par la constitution de l'an VIII, la skoupchtina devait voter en silence, sans pouvoir présenter aucune observation sur les projets qui lui étaient soumis.

Le prince est presque aussi passif que la skoupchtina. Sa résistance, nous l'avons vu, se borne à reculer de quelques semaines l'entrée en vigueur des mesures qui lui déplaisent. Ainsi le soviet peut oser presque tout sans rencontrer pour ainsi dire d'obstacle: le prince, les députés, sans oublier les simples citoyens, sont à la merci d'une poignée d'hommes, qui d'un jour à l'autre est susceptible de devenir en Serbie ce que le conseil des Dix était autrefois à Venise.

Si la constitution de 1835 était, pour les anciens chefs de la guerre de l'indépendance, un encouragement à la sédition contre Miloch, d'un autre côté en édictant que les forêts des villages et leurs pâturages seraient désormais un bien commun, elle proclamait je ne sais quel communisme patriarcal d'où le communisme révolutionaire devait infailliblement sortir. Le statut de Davidovitch pouvait très bien, à ce point de vue, avoir des effets analogues à ceux que les lois agraires produisirent dans l'ancienne Rome. De l'un et de l'autre côté de l'Adriatique la situation, malgré la différence des temps, était presque identique. Le prolétariat serbe, comme la plèbe romaine jadis, ne réclamait rien; en lui accordant quelque chose, on risquait de faire naître en lui des espérances exagérées. L'amour de la popularité était d'ailleurs la seule bonne raison que Miloch pût invoquer à l'appui de sa réforme sociale. Ces forêts, ces pâturages des montagnes, dont la constitution faisait un domaine commun, avaient passé des spahis, les anciens maîtres, à des agriculteurs serbes, qui avaient payé leurs titres. Il y avait des droits consacrés : les propriétaires possédaient sinon en vertu de parchemins réguliers, du moins à la suite d'une longue prescription acquisitive. Que la transmission des biens déclarés publics eût été souvent irrégulière, qu'il fût nécessaire de reviser bien des choses, de réformer bien des abus, cela était incontestable; mais dépouiller d'un trait de plume tous les possesseurs légitimes ou illégitimes, lâcher le peuple à travers ces domaines sous prétexte de communauté fraternelle et patriarcale, c'était donner le signal de la guerre civile. Le gouvernement s'aperçut un peu plus tard de son imprudence. On vit des villages entiers envahis par les habitants des villages voisins, obligés de défendre à main armée leur territoire. Ainsi la Serbie avait forgé les armes dont elle se déchirait elle-même.

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