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rain propice qui ne se présenta finalement pas, après la paix de Zurich. Or les annexions du Piémont dans l'Italie centrale, rendaient de plus en plus probable l'abandon de la Savoie à la France, un instant éloigné par le maintien de la Vénétie sous la domination autrichienne, contrairement aux prévisions de Plombières. Il s'agissait, pour la Suisse, en demandant la Savoie du nord, d'établir non pas seulement l'existence chez elle d'un vif désir de s'agrandir, mais encore la légitimité de ce désir. La perspective de voir la France devenir en Savoie la voisine de Genève comme elle l'était déjà à Gex, était sans doute souverainement déplaisante à l'opinion helvétique. Déjà en 1815 nous relevons ce passage dans une note adressée le 24 septembre aux puissances par l'envoyé de la Confédération à Paris, Pictet de Rochemont: « Le soussigné considère comme une circonstance heureuse pour la Confédération helvétique que la très grande partie de la Savoie occupée par les Français soit rendue à son ancien souverain et que la Suisse se retrouve ainsi avec le roi de Sardaigne dans des relations dont elle a toujours eu à se louer» (1). Le sentiment demeurait le même en Suisse au commencement de 1860, mais ceci ne constituait point encore un argument juridique contre le changement de souveraineté en Chablais et en Faucigny au profit de la France. La présence sur la frontière de douaniers français, à la place des douaniers sardes, ne devait pas influer sur le commerce d'importation ou d'exportation de la Suisse. Quant à la disparition de la ligne des douanes entre la Savoie et la France, on ne pouvait s'en plaindre plus que s'il y avait eu établissement du libre échange,

(1) Edm. Pictet, loc. cit., p. 279.

toujours facultatif entre deux pays. Le voisinage du territoire français sur deux côtés au lieu d'un, ne devait d'ailleurs rien changer aux facilités d'approvisionnement de Genève, ni à ses communications avec la Suisse, toujours réduites par terre à l'étroite bande de Versoix. La seule crainte sérieuse, que Genève était peut-être excusable d'avoir, était qu'en devenant en quelque sorte une enclave au milieu de terres françaises, il ne se produisît dans son sein un parti poussant à l'union avec la France. Mais, à cet égard, le protestantisme constituait pour la cité de Calvin un fossé assez profond l'éloignant d'un pays catholique, pour que les craintes fussent vaines.

Cette même différence de religion, aggravée du souvenir de luttes longues et sanglantes, était aussi une des causes principales qui amenait chez les populations de la Savoie du Nord une vive répugnance à ce que leur neutralité se transformàt en annexion à Genève ou à la Suisse. Ces deux solutions devaient aboutir en fait au même résultat, les livrer entièrement à l'influence genevoise. « Il faudrait qu'on célèbre avec les Genevois la fête de « l'escalade >> où leurs pères ont été les bourreaux de trois cents des nôtres », disait-on en Savoie.

Cette fête nationale y rappelait le douloureux épisode d'une attaque de Genève par les troupes savoyardes, après l'échec de laquelle trois cents prisonniers furent pendus par la cité dissidente, au début du XVIe siècle. Les ruines encore debout, qui témoignaient des déprédations com mises en Chablais par les Bernois et les Genevois, ne contribuaient pas non plus à augmenter les sympathies de la province pour les confédérés. A la propagande des comités formés dans le canton de Genève, principalement par les originaires de Savoie qui s'y étaient établis et dont

les intérêts commerciaux auraient eu à bénéficier de l'extension de leur marché, pour l'annexion de la Savoie du Nord à la Suisse, on répondait en évoquant l'antagonisme longtemps si apre entre les territoires qu'on voulait unir. La cause de cet antagonisme demeurait entière dans la différence persistante de confession religieuse, et la terre de saint François de Sales retrouvait son antipathie profonde pour la ville de Calvin, à relire les leçons de l'histoire. On ne pouvait effacer du passé ce tableau sinistre que nous donne pour l'année 1530, un auteur contemporain (1), et qui fut jusqu'au début du xvne siècle trop souvent renouvelé. « En 1530, à Genève, les mauvais garçons se tenaient sur les murailles pour regarder le feu et la fumée des châteaux et églises qui brusloient à l'entour, car combien que l'air fust clair et beau, néant moins il étoit offusqué par la grande fumée ». Quant au passage des Bernois, les traditions populaires en avaient conservé une impression d'épouvante et d'horreur pour leur période de conquête, et leur administration n'avait guère laissé de moins mauvais souvenirs que dans le pays de Gex, où la « justice de Berne » désigne proverbialement un acte d'injustice et de violence.

On pouvait ajouter à cela que les industries les plus importantes au nord de la Savoie, l'élevage du bétail, la fabrication des fromages, l'exploitation des bois et l'horlogerie, avaient en Suisse leurs similaires fort développées, tandis qu'elles devaient trouver sur le marché français un débouché assuré. On conviendra donc que les considérations de convenance et d'intérêt étaient nombreuses, qui

(1) Magnin, Histoire de l'établissement de la Réforme à Genève, cité par A. Puget, lettre à la Patrie, du 4 mars 1860.

militaient, aux yeux des gens éclairés, en Faucigny et en Chablais, contre les visées helvétiques.

Aussi fut-ce en Savoie un « tolle» général quand, en janvier 1860, le bruit se répandit à Paris qu'après avoir reçu le duché des mains du roi de Sardaigne, Napoléon III en détacherait le Chablais, le Faucigny et le Genevois jusqu'aux Usses, pour en gratifier la Confédération helvétique. C'était, disaient les journaux suisses, une dette de reconnaissance que l'Empereur payerait au gouvernement suisse pour l'hospitalité que celui-ci avait persisté à donner en 1838 au châtelain d'Arenemberg, malgré les menaces de Louis-Philippe. Il est de fait que cette corde avait été habilement touchée auprès de Napoléon, probablement par le général Dufour, dont il avait été l'élève et pour lequel il professait une haute considération. C'était là pour les Genevois un moyen plus sûr d'arriver à leurs fins, qu'en essayant de les atteindre de haute lutte, en jouant de la neutralité. Mais on trouvait en Savoie que malgré la beauté de la vertu de reconnaissance, l'Empereur en prendrait par trop librement avec la volonté d'un pays entraîné vers la France, en lui rognant deux superbes provinces et cent quatre-vingt mille habitants, pour obéir à l'élan de son cœur. Et malgré les sympathies françaises les mieux établies, le sentiment général ne tarda pas à être celui qu'une personnalité de Chambéry exprimait le 20 janvier, dans une lettre au Courrier de Lyon: « Si mon vote pour l'annexion de la Savoie à la France devait avoir pour conséquence fatale le démembrement de mon pays, je voterais contre l'an

nexion. »

Il convient maintenant de nous reporter à l'action parallèle que le Conseil fédéral avait engagée dès le

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milieu de 1859 sur le terrain diplomatique, en s'appuyant surtout sur les textes de 1815 qui établissaient la neutralité d'une partie de la Savoie. Cette action avait surtout été active auprès du gouvernement anglais, dont la jalousie pour la France faisait un auxiliaire bienveillant. tout désigné aux ambitions helvétiques. Le 1" juillet 1859 déjà, le capitaine Harris, ministre d'Angleterre à Berne, rendant compte d'une entrevue avec le président de la Confédération, écrivait à son gouvernement: « Le président a dit qu'il désirait que je fisse comprendre au gouvernement de la Reine combien il importait à la sécurité et à l'indépendance de la Suisse que la Savoie et surtout la Haute-Savoie ne fût jamais annexée à la France : que cette annexion découvrirait complètement la Suisse de ce côté et que Genève ne tarderait pas à avoir le même sort que la Savoie » (1). Le gouvernement anglais répondit. qu'il entrait complètement dans ces vues et une série de dépèches du Conseil fédéral lui exposèrent ensuite l'importance que revêtait aux yeux de la Suisse, comme condition de sa sûreté, la neutralité de la Savoie.

Lord Cowley, ambassadeur d'Angleterre à Paris, comme suite à ces démarches, demanda à M. Walewski ce qu'il fallait croire des bruits d'agrandissement de la France en Savoie. Le ministre français, en niant tout engagement sur ce point avec la Sardaigne, déclara dans sa réponse qu'une considérable extension de ce royaume aurait sans doute pour contre-partie une concession territoriale à la France. Ce fut le signal d'une série de plaintes et de remontrances du gouvernement anglais, qui rappelait sans trève à l'Empereur la proclamation de Milan.

(1) Livre bleu, publié au début de mars 1860, dépèche no 1.

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