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CHAPITRE V

LA NEUTRALITÉ PENDANT LA GUERRE DE 1870

Le premier soin du gouvernement fédéral, aussitôt que le conflit pendant entre la France et la Prusse eut dégénéré en état de guerre, fut de rédiger une déclaration de neutralité, qui s'imposait à double titre à un pays de neutralité perpétuelle, puisqu'elle est déjà un devoir dans tous les pays étrangers à la lutte. Mais outre sa propre neutralité, la Suisse crut bon de rappeler celle qui lui était adjointe et couvrait une partie de la Savoie. Cette neutralité ne faisait aucun doute à ses yeux, malgré les protestations désespérées de 1860 où elle proclamait que, sous la domination française, un semblable état de droit disparaîtrait nécessairement. Elle était oubliée, la fougueuse circulaire aux puissances du 19 mars 1860, où le Conseil fédéral signalait le caractère inéluctable de cette solution. « On a aussi émis l'idée, disait-il alors, que les provinces neutralisées pourraient rester dans le statu quo dans le cas même où la Savoie tout entière serait cédée à la France. Le Conseil fédéral n'a certes pas besoin de discuter cette hypothèse et d'en démontrer l'impossibilité. Un état de chose qui peut avoir ses raisons vis-à-vis d'une puissance de second ordre, serait complètement irrationnel vis-à-vis

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d'une des plus grandes puissances militaires de l'Europe et serait également contraire à la dignité des deux Etats » (1). En dix ans le point de vue avait changé, la dignité » et la raison » helvétiques étaient devenues plus accommodantes, et se mettaient en harmonie avec la tournure qu'avaient prise les évenements et les intérêts éventuels de la Confédération. Aussi la déclaration de neutralité du 18 juillet 1870 vise-t-elle cet article 2 du traité de Turin, conclu le 13 mars 1860, dont la notification n'avait pu rassurer, à cette époque, le Conseil fédéral sur le sort de la neutralité savoyarde.

Ce qui semble d'ailleurs avoir été la préoccupation de la Suisse, en affirmant l'existence d'une neutralité en Savoie, c'était surtout le droit d'occupation qui en résultait pour les troupes fédérales. « Le Conseil fédéral croit devoir rappeler que la Suisse a le droit d'occuper ce territoire. Le Conseil fédéral ferait usage de ce droit si les circonstances lui paraissent l'exiger pour la défense de la neutralité suisse et de l'intégrité du territoire de la Confédération; toutefois, il respectera scrupuleusement les restrictions que les traités apportent à l'exercice du droit dont il s'agit, et il s'entendra à cet égard avec le gouvernement impérial français » (2). Ce texte n'est pas sans préter à quelques observations de principe. Partant d'un point juridique exact, le droit d'occupation helvétique dans la Savoie neutralisée, il dénature complètement les conditions d'exercice de ce droit. Sans doute les traités de 1815 n'imposent pas l'occupation, qui reste facultative.

(1) V. Feuille fédérale, 1860, t. I.

(2) Déclaration du Conseil fédéral du 18 juillet 1870, Arch. dipl., 1871-72, p. 188.

pour la Suisse, mais ils indiquent, à ne s'y pas méprendre, l'objet sur lequel la liberté d'appréciation de la Confédération doit s'exercer pour décider si elle occupéra. Et cet objet, malgré la confusion que les hommes d'Etat cherchèrent, dès l'origine, à créer à cet égard et qu'ils veulent renouveler en 1870, n'est nullement la sécurité du territoire suisse, mais celle du territoire savoyard neutralisé lui-même. C'est pour la sauvegarde de ce territoire que les Puissances l'ont incorporé à la neutralité helvétique. Et par conséquent, si « l'intégrité du territoire de la Confédération, ne paraissait pas, étant données les circonstances, menacée par la violation de la neutralité savoyarde, la Suisse ne pouvait pas se désintéresser de cette situation, comme les termes de la note du 18 juillet lui en réservaient le droit. Ne pas occuper la Savoie neutralisée, alors que celle-ci est ouvertement menacée d'invasion ennemie, c'est de la part de la Suisse mentir à l'esprit des traités. Voilà ce que nous avons cru devoir rappeler en cette occasion, après en avoir plus longuement exposé les raisons dans un chapitre précédent. Nous n'abandonnerons pas cette idée, seule exacte historiquement, la neutralité savoyarde, ce n'est pas la « Savoie dans l'intérêt de la Suisse », mais bien la « Suisse dans l'intérêt de la Savoie ».

Toutefois on ne pouvait qu'applaudir, en France, à la réserve exprimée par le Conseil fédéral, quand il annonçait qu'il ménageait une entente avec la France, au sujet de l'occupation de la Savoie. Ce fut l'impression de notre ministre des affaires étrangères, M. de Grammont, qui répondit le 25 juillet à la note helvétique que, ne pouvant rouvrir la discussion sur la neutralité dans les circonstances présentes, il espérait trouver chez le gouvernement fédéral la délicatesse naturelle à la situation. « Il nous suffit de

savoir, disait le duc de Grammont en terminant, que si les circonstances qu'il le Conseil fédéral) a en vue venaient à se produire. il n'adopterait aucune mesure sans une entente préalable avec le gouvernement de l'Empereur (4). Mais les termes de cette communication éveillèrent les susceptibilités à Berue et le président de la Confédération chargea le ministre suisse à Paris, M. Kern, de préciser la portée de la déclaration du 18, car il voyait dans l'interprétation française une équivoque. « M. de Grammont semble partir de l'idée, dit la dépêche du 12 août, que le Conseil fédéral aurait promis de ne prendre aucune mesure sans entente préalable avec le gouvernement français... Ce n'est point sur le droit lui-mème ou sur l'usage de ce droit dans un cas spécial que le Conseil fédéral a fait mention d'une entente préalable, mais sur le mode de procéder relatif à l'exécution de ce droit » (2).

En d'autres termes, la Suisse voulait se réserver exclusivement le droit d'apprécier l'opportunité d'une occupation. Seulement, en réalité, le contrôle de la France devait forcément s'exercer à cet égard, car le gouvernement helvétique se déclarait toujours décidé à informer, au cas d'une prochaine occupation, le gouvernement français, assez à temps pour que celui-ci pùt retirer ses troupes et procéder à une entente sur l'exercice des pouvoirs civils et militaires « auxquels la Suisse ne saurait prétendre en ce qui la concerne ».

Or la France, si elle ne pouvait nier la neutralité, pouvait en discuter le régime, en l'absence d'un accord précis sur ce point. Et tant que cet accord n'était pas intervenu,

(4) Arch. diplom., 1871-72, p. 263.

(2) Arch. dipl., 1871 72. p. 354.

l'occupation suisse contre le gré de la France, aurait ressemblé à une véritable agression, comme le reconnaissait en 1883 un des plus importants organes de l'opinion helvétique. Toutes les Puissances pouvaient donc avoir accueilli sans observation la déclaration suisse de neutralité, où la question de Savoie était mentionnée avec la thèse de l'occupation, la Suisse ne devait pas, décem ment, faire la guerre hors de ses frontières, pour y revendiquer un droit de protection. Et puis elle allait avoir assez à faire à garder son propre territoire de souveraineté, pour ne pas songer à s'imposer un déploiement de troupes sur un territoire, neutre aussi de la neutralité helvétique, mais étranger, aussi longtemps du moins que la guerre en était éloignée.

Il se produisit d'ailleurs en Suisse, dès le mois de septembre, un mouvement d'opinion au sujet de la Savoie, qui devait rendre impossible le consentement de la France à l'intervention fédérale, juqu'à la fin de la guerre. Le 18 septembre, le bruit se répandit à Genève que le Conseil d'État avait tenu une séance secrète, sans procès-verbal, ayant trait à l'annexion éventuelle de la Savoie. Peu après la Sonntags-Post de Berne, comme pour faire écho à ce bruit, lança l'idée de demander, au prochain traité de paix, l'annexion à la Suisse des provinces neutralisées de Savoie et du pays de Gex. Et pour justifier cet acte de piraterie, la feuille bernoise disait se fonder sur « un droit qui prime tous les autres, celui qu'a chaque peuple de s'assurer une existence vraiment indépendante, et à l'abri de toute menace extérieure ». On irait loin avec une semblable théorie, qui remettrait sans cesse en question les accords internationaux et les limites des Etats. Néanmoins le Bund, journal officieux du

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