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ayant attribué aussi au préfet de la Haute-Savoie des démarches de ce genre, à la suite d'une décision unanime qu'aurait prise son Conseil général, s'attira le 10 novembre une lettre formelle et presque indignée de démenti. Le préfet, M. Jules Philippe, un Savoyard, considérait qu'il y allait de sa dignité et de celle de ses compatriotes de relever l'assertion énoncée. « L'opinion de la majorité dans le département est que toute démarche entreprise par la Savoie pour obtenir l'occupation armée ou seulement une garantie de neutralité. serait contraire à la dignité du pays; nous semblerions dans ce cas vouloir nous soustraire aux devoirs que nous avons envers la France malheureuse, et nous détourner de ce pays au moment où il a le plus besoin du concours de tous ses enfants pour le défendre. » Tel était le passage principal du document où le préfet d'Annecy exprimait son opinion, basée sur des considérations toutes sentimentales, auxquelles venaient se joindre des éléments de fait, pour éloigner la Déléga tion de Tours d'une négociation avec la Suisse sur la neutralité.

La France n'avait jusqu'alors tenu aucun compte de cette institution dans les opérations se rapportant en Savoie à la guerre. Le bataillon des mobiles de Haute-Savoie avait été formé et équipé à Annecy, puis expédié par la ligne de Culoz vers le plateau de Langres, au mépris absolu de la neutralité territoriale. Il en avait été de même pour les troupes concentrées à Chambéry, les volontaires des Alpes et les mobiles de Savoie, qui rejoignirent l'armée de l'Est par l'angle neutralisé que traverse le chemin de fer de Culoz. On était évidemment mal venu à réclamer des Prussiens, fut-ce par l'intermédiaire de la Suisse, le respect d'une neutralité que l'on

avait soi-même violée. Ce devait être jusqu'au bout le sort du territoire neutre de Savoie, que d'être assimilé à toute autre région française, car en février 1871, au moment où les hostilités furent reprises entre Bourbaki et Manteuffel, un corps de l'armée de l'Est, après avoir traversé Morez, les Rousses, la vallée des Dappes, le col de la Faucille, Gex et le pont de Culoz, se replia sur Chambéry par Aix-les-Bains. Normalement, ayant pénétré sur le territoire neutre entre Culoz et Aix-les-Bains, ces troupes auraient dù trouver après le pont de Culoz une force de surveillance qui les eut désarmées et internées. Mais à défaut de l'occupation suisse ou d'un régime équivalent, le corps en retraite ne s'était pas détourné, tandis qu'il aurait pu prendre la route de Saint-Claude par Septmoncel ou celle de Nantua par Châtillon-de-Michaille (1).

En définitive, si rien n'avait été fait pour préserver éventuellement la Savoie neutralisée de l'invasion allemande, cela tenait pour sa part à la Suisse qui, bien que les traités de 1815 eussent incorporé la Savoie du Nord à la neutralité helvétique, avait mis aussi peu d'ardeur à en préparer la sauvegarde, que la France à la faciliter. C'est que, dans les sphères dirigeantes de la Confération, les doutes avaient reparu sur la portée véritable de la neutralité savoyarde. De même qu'à l'origine de l'institution, bien des gens se rendaient compte à Berne qu'en réalité ce qu'on avait déclaré en 1860 et au début de la guerre ètre un droit avantageux pour la Suisse, pourrait bien être pour elle une charge gênante. La France ni l'Allemagne n'avaient l'air de vouloir pénétre sur le sol helvétique, tandis qu'on ne savait pas ce qui pourrait arriver en Savoie, sur une terre de souveraineté étrangère, le jour où la thèse aurait (1) Lameire, loc cit., p. 148.

triomphé, que c'était pour la Suisse une obligation internationale, de rendre effective la neutralité du territoire savoisien.

La doctrine officielle de 1860, suivant laquelle l'occupation de la Savoie devait assurer la sécurité de la Confération, le cas échéant, avait toujours ses partisans, mais enfin elle était discutée, même au sein de l'assem blée fédérale. A telles enseignes qu'à la séance du 19 décembre 1870, un député, M. Segesser, partant de cette idée que le droit d'occupation présentait pour la Suisse plus d'inconvénients que d'avantages, et que les stipulations des traités étaient un non-sens depuis l'annexion de la Savoie à la France, formulait une proposition dans le sens de la disparition de la neutralité savoyarde. « Le Conseil fédéral, portait le projet de résolution, est chargé de déclarer par une note circulaire aux puissances garantes des traités de Vienne, que la Suisse est disposée à renoncer à son droit éventuel d'occuper le Chablais et le Faucigny (1), mais qu'elle désire en mème temps que par une déclaration collective on la dégage formellement de toute obligation qu'on pourrait ou voudrait faire découler des dispositions des traités en vertu desquels les provinces de la Savoie du Nord sont comprises dans la neutralité suisse » (2).

La motion fut retirée par son auteur, elle venait trop

(1) La campagne de 1860 a porté ses fruits. La neutralité invoquée alors par les annexionnistes seulement sur le Chablais et le Faucigny, pour les besoins de leur cause, ne couvre dans l'opinion courante en Suisse, que ces provinces de Savoie, alors que ses limites sont tout autres, nous le savons.

(2) Journal de Genève du 21 décembre 1870.

près de l'agitation de 1860 pour avoir des chances d'aboutir. Elle témoigne cependant que l'esprit des ancêtres de 1815, qui protestaient déjà contre la neutralité de la Savoie, comme constituant pour la Suisse une servitude onéreuse en faveur de la Sardaigne, revivait à Berne. Et la conséquence fut la même qu'alors dans les cas de ce genre, pour le gouvernement fédéral, la consigne est de se taire. Il se garda donc soigneusement de soulever de longtemps la discussion, sur une matière aussi controversée dans son propre pays.

U. — 11

CHAPITRE VI

LES INCIDENTS DE 1883

Les troupes françaises à Annemasse.

Après la guerre de 1870, la question de la Savoie neutralisée était retombée dans le bienheureux repos des affaires oubliées, quand tout à coup elle vint reprendre devant l'opinion une place un instant importante. En 1883 la presse genevoise s'avisa un beau jour que des symptômes inquiétants se manifestaient sur les confins du canton de Genève, dans la région voisine de la Savoie. Au cours de manoeuvres de régiment, le 30° de ligne, en garnison à Annecy, avait été amené à opérer non loin de la frontière jusque vers le pont d'Etrembières sur l'Arve, auprès d'Annemasse, et à bivouaquer dans cette dernière localité. Cet humble épisode de la vie militaire eut cependant un effet surprenant sur la proverbialement calme ville de Genève.

Le fait que l'on avait pu voir, du territoire genevois, des baïonnettes françaises scintiller au clair soleil, fut le point de départ d'une campagne, qui ne devait pas tarder à prendre une considérable extension, en Suisse et dans les journaux dévoués à la politique de Bismarck, qu'on appelait alors la presse reptilienne, en Allemagne, en Italie et en Autriche.

Le passage des troupes s'était produit à Annemasse au

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