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Savoie, au complet mépris du traité d'alliance qui le liait à Louis XIV, négocia secrètement avec l'Autriche, dès la fin de 1702, où celle-ci était en guerre ouverte contre la France, et avec l'Angleterre et la Hollande, qui se disposaient à entrer en campagne. Louis XIV acquit la certitude à de nombreux indices, que son allié allait se tourner contre lui. Il ordonna à son général en Lombardie, le duc de. Vendôme, de prendre une mesure préventive radicale, pour répondre à la défection préparée, le désarmement des troupes piémontaises sous ses ordres au camp de SaintBenoît. Cela fut exécuté le 29 septembre 1703. La colère et le dépit de Victor-Amédée furent grands. Vendôme espérait le contraindre encore à réduire l'effectif de ses troupes et à donner à la France des places de sûreté, mais le duc fit emprisonner l'ambassadeur français à Turin, Phélippeaux. Louis XIV ordonna de garder à vue l'am bassadeur de Savoie Vernon, la guerre devint inévitable. Et tandis que le Maréchal de Tessé quittait Fontainebleau pour prendre le commandement de l'armée du Dauphiné, Victor-Amédée n'ignorait pas la conséquence habituelle. et fatale, de la rupture avec la France, la perte des États de sa Maison situés au delà des Alpes. C'est pourquoi, la frontière de Savoie étant la plus menacée il voulut tenter l'ancien expédient pour la mettre à couvert des invasions de la France. Au lendemain mème des événements de Saint-Benoit, il fit partir pour la Suisse l'intendant Mellarède. Les cantons, quand la lutte s'était ouverte entre Louis XIV et la coalition, s'étaient empressés de proclamer, suivant leur habitude, leur neutralité, ce qui leur évitait de devenir le champ de bataille de l'Europe. Le seul moyen de sauver la Savoie, avait pensé Victor-Amédée, était d'obtenir qu'elle fût comprise dans la neutralité helvétique.

Mission de Mellarède.

Et pour arriver à ce but, Mellarède, dans ses instructions du 4 octobre 1703, recevait l'ordre d'épuiser tous les moyens : « Nous vous avons choisi, porte le texte signé par le duc, pour vous envoyer au canton de Berne, pour négocier avec ce canton, dans l'état présent des affaires, pour procurer que ce canton, conjointement avec celui de Zurich, entre dans nos intérêts, au moins pour mettre à couvert la Savoye des invasions de la France. »>

Le duc allait fort loin dans le désir de se concilier la Suisse puisqu'il consentait à ce que les cantons agrègent nos dits Etats de Savoye au Louable Corps helvétique, disait-il, et dez qu'ils y auront consenti nous ferons assembler les trois États du pays pour passer les promesses et capitulations nécessaires, et de se charger et obliger de contribuer leur contingent suivant les maximes et les règles du Corps dont nos dits États seront à l'avenir membres inséparables »> (1).

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On s'est beaucoup étonné de cette réapparition des États de Savoie, qui constitue à cette date presque un anachronisme, étant donné le temps prolongé depuis lequel ils n'avaient plus été réunis, malgré d'ailleurs les réclamations des habitants. Mais cela montre combien la situation paraissait désespérée à Victor-Amédée, car cette mention des États est une preuve de la sincérité de l'offre qu'il faisait au Corps helvétique. En effet, loin de constituer un moyen dilatoire destiné à retarder l'annexion, la réunion des États généraux, que le désir de la tranquillité

(1) Voir aux documents annexes, pièce no 1, reproduite d'après Carutti, loc. cit., p. 165.

eut probablement rendus alors favorables aux cantons, était indiquée comme l'organisme correspondant, en Savoie, aux assemblées locales des autres cantons helvétiques et devait faciliter la conservation de l'autonomie du pays. Au cas où cette proposition ne serait pas accueillie avec faveur, Mellarède devait obtenir que le duché fût compris dans la neutralité suisse, comme le Corps helvétique l'avait obtenu pour les pays auprès du lac de Constance en faisant «des représentations au Roi Très-Chrétien».

Naturellement les arguments de l'envoyé savoyard devaient être empruntés au danger que la présence des Français en Savoie constituerait pour les cantons. « La guerre dans laquelle nous entrons, disaient les instructions, pourrait procurer aux François le moyen, en s'emparant de la Savoye, d'environner et de serrer de plus près le corps helvétique et principalement le canton de Berne, et les genner par ce moyen dans cette liberté que leur valeur leur a acquise et conservée jusqu'à présent » (1). Au cas cependant où la considération que les bords du lac de Constance et de la Savoie « sont deux endroits également jalous pour leur liberté n'aurait pas suffi à convaincre les Suisses, le duc prévoyait trois autres moyens de les fléchir. Deux n'étaient pas d'une actualité bien brûlante, c'étaient l'abandon définitif des droits de la Maison de Sa voie sur Genève et le pays de Vaud et l'obtention du consentement de l'Empereur, non encore accordé, au changement de domination sur ces terres impériales. Quant au dernier moyen préconisé, il faisait honneur aux connaissances psychologiques de Victor-Amédée « au cas qu'il ne s'agisse que de l'argent, vous découvrirés à qui

(1) Carutti, loc. cit., pièce no 4, aux documents annexés.

il faut en donner pour venir à notre but, ce qui est la première corde que vous toucherés. »

Mellarède au cours de cette longue négociation, qu'il poursuivit à travers la Suisse pendant près d'un an, se montra un diplomate de tout premier ordre. L'art consommé avec lequel il sut presser les cantons par des mémoires habiles, la persévérance qu'il mit à les tenir en éveil, eussent sans doute abouti à leur faire adopter chaleureusement la cause de la neutralité, réclamée par Victor-Amédée pour le duché de Savoie. Mais l'envoyé du duc devait rencontrer en Suisse un adversaire digne de lui, l'ambassadeur de France à Soleure, M. de Puisieux, dont l'éloquence et l'habileté furent à la hauteur de la situation et qui mit, à combattre la neutralité, autant d'ardeur que Mellarède sut en déployer pour la pròner près du Corps helvétique. Cette disproportion apparente entre l'effort dépensé par deux hommes de grand talent et le but à atteindre peut surprendre à première vue. En réalité l'importance que fit revêtir à ce moment, sur le terrain mouvant de la politique helvétique, le dévouement et l'énergie des deux diplomates en présence, à la neutralité qui était en jeu, permet d'étudier plus facilement la question et les intérêts qu'elle mettra toujours en présence dans la suite. C'est véritablement, avant sa réalisation juridique, la seule époque, où la neutralité fut discutée à fond, où son rôle et ses conséquences furent mûrement envisagés.

Plus d'un siècle s'est passé depuis lors, jusqu'à la consécration de l'idée par les faits, mais l'enseignement résultant de ce travail premier ne doit pas ètre perdu pour

nous.

A Zurich, où il se rend d'abord, Mellarède fait, le 23 oc

tobre, une importante communication au gouvernement de ce canton, pour se jeter de suite au coeur de sa négociation. Il montre le Corps helvétique entouré de presque tous les côtés par la France ou par l'Espagne. « Il ne vous reste que la Savoye qui vous sert encore de rempart et à vos plus chers alliés. » Tel est le thème sur lequel il entre en matière. L'envoyé de Savoie comptait beaucoup sur l'inquiétude de ces chers alliés », <«< chers alliés », qui n'étaient autres que les Genevois, pour faire aboutir ses propositions auprès des cantons. Agliomby, ministre résident d'Angleterre en Suisse, avait transmis la nouvelle de ce qui se passait au marquis d'Arzilliers, agent officiel britannique à Genève, qui s'empressa de la communiquer au premier syndic. Dans la séance du Conseil du 30 octobre, l'idée de la neutralité rencontra des partisans convaincus. On demanda qu'une démarche fût faite auprès des gouvernements alliés de Berne et de Zurich pour les engager à « moyenner la neutralité de la Savoye (1). La combinaison offrait à la « Ville et République de Genève » un intérêt évident. Si elle aboutissait, c'en était fait du perpétuel cauchemar que lui causait l'ambition toujours inconsolée de la Maison de Savoie, qui regrettait encore la perte de la ville transfuge, aux heures où des périls plus pressants ne demandaient pas toute son attention. La protection du Corps helvétique, devenu le gardien de la Savoie, était assurée à la ville alliée avec toute son efficacité, et la communication par le Chablais serait libre pour Genève avec les cantons, en dehors desquels elle était jusqu'alors maintenue enclavée, entre les terres de France et de Savoie. Le Conseil néanmoins repoussa la

(1) Henri Fazy. Les Suisses et la neutralité de la Savoie, p. 31.

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