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LITTÉRATURE.

VOYAGE A MONTBAR, contenant des détails très-intéressans sur le caractère, la personne et les écrits de BUFFON; par Hérault de Séchelles. A Paris, chez Solvet, libraire, rue du Coq-Honoré, N° 123.

L'on vient de réimprimer, en une petite brochure, cette production très-piquante, publiée il y a plusieurs années dans le Magasin Encyclopédique. On y a réuni quelques autres morceaux du même ; savoir, des réflexions sur la déclamation, sur la conversation, un éloge d'Athanase Auger et des pensées détachées.

Nous passerons rapidement sur le Voyage à Montbar, que la Décade fit connaître dans le tems (1). Ceux qui ne se le rappelleraient pas, imagineront bien qu'un jeunehomme d'esprit et d'ambition, qui avait dans le monde la considération attachée à une grande charge, à une fortune considérable et aux dons naturels les plus brillans, allant, en 1785, visiter Buffon, pour l'étudier dans la solitude, sous tous les rapports, et ayant pris le soin d'écrire tout ce que cet homme illustre fui a inspiré de sentimens ou fourni d'observations, doit procurer une lecture intéressante, et ils recourront à la brochure. Pour completter le compte que la Décade philosophique en a rendu, nous citerons seulement quelques traits assez remarquables qui furent omis: l'un est l'opinion de Buffon sur deux grands écrivains de son tems et sur le petit nombre d'hommes de génie, de livres capitaux dont il pense qu'on doive faire une étude habituelle. Il conseille de ne lire, pour se former, « que les principaux ouvrages, mais dans tous les genres, dans toutes les sciences, parce qu'elles sont parentes, comme le dit Cicéron, et que les vues de l'une peuvent s'appliquer

(1) Numéros 7 et 8 de l'an 5.

જન્મ

à l'autre, quoiqu'on ne soit pas destiné à les exercer
toutes. Ces ouvrages capitaux, qui embrassent tous les
genres
il les réduit, sans les désigner pourtant, à en-
viron cinquante; et les plus grands génies, dont il recom-
mande la lecture assidue, à cinq, qui sont Bacon, Newton,
Leibnitz, Montesquieu et lui Buffon. Cette réduction qui
paraîtra peut-être excessive, aurait dû amener quelques
questions de la part d'Hérault de Séchelles et des expli-
cations sur les anciens qui semblent tout à fait mis de
côté, même sur quelques modernes qu'on pourrait aussi
regretter de voir omis dans ce triage; mais il n'est fait
à ce sujet aucupe observation. Quant aux poëtes qui ne
sont point admis par Buffon dans ce premier ordre
d'hommes de génie, l'on sait qu'il ne les aimait pas et
l'on doit s'étonner moins de l'oubli qu'il en fait : il pousse
celte aversion fort loin, car il prétend qu'il est impossible
d'écrire dans notre langue quatre vers de suite, sans blesser
ou la propriété des termes ou la justesse des idées et il
va jusqu'à prendre des exemples dans Racine, entre
autres ce vers si connu :

Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.
L'on ne peut, dit-il, comparer le jour avec un fond.

Il aimait le génie de Montesquieu, mais non pas son style, qu'on est pourtant convenu, ce me semble, de regarder comme une portion de ce même génie : il le trouvait trop écourte et manquant de développement. Ce défaut tenait, selon lui, au physique du célèbre président, qui était presqu'aveugle et si vif que la plupart du tems il oubliait ce qu'il voulait dicter, en sorte qu'il était obligé de se resserrer dans le moindre espace possible.

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J. J. Rousseau de même, quoique Buffon reconnût son rare talent d'écrire, n'échappait point à sa sévérité: il avait, disait-il, tous les défauts de la mauvaise éducation, l'interjection, l'exclamation en avant, l'apostrophe continuelle. Du reste, c'était toujours à son admirable discours de réception à l'Académie française, que Buffon renvoyait

Hérault de Séchelles pour connaître sa théorie de l'art d'écrire. Celui-ci voulant savoir, pour son propre compte, l'opinion d'un si grand maître, qui d'ailleurs lui avait demandé à voir de son style et l'avait déjà encouragé par un éloge, lui soumit le morceau qu'on va lire et qu'il composa dans ce dessein. Il s'enferme un soir, prend l'Emile et les vues sur la nature, lit alternativement une page de l'un et une page de l'autre, écoute les impressions qu'il en reçoit et écrit le parallèle de Rousseau et de Buffon. Peser J. J. et l'historien de la nature, sous les yeux de celui-ci, avec la connaissance de son caractère, c'était une entreprise hardie ou une flagornerie indigne d'être transmise. Le jeune avocat-général s'en tira avec dignité, en montrant un talent qui étonna Buffon, et qu'aucun de nos lecteurs, peut-être, n'aurait soupçonné.

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« En lisant dans le dessein de comparer les morceaux philosophiques du célèbre Rousseau et de l'illustre au»teur de l'histoire naturelle, voici le parallèle que j'ai » cru pouvoir établir entre ces deux grands écrivains. » Rousseau a l'éloquence des passions; Buffon la parole » du génie.

» Rousseau analyse chaque idée; Buffon généralise la » sienne et ne daigne particulariser que l'expression.

» Rousseau démêle et réunit les sensations qu'un objet » fait naître ; Buffon ne choisit que les plus grandes et » combine pour en comparer de nouvelles.

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» Rousseau n'a rien écrit que pour des auditeurs ; Buf» fon que pour des lecteurs. Dans les belles amplifications >> auxquelles s'est livré Rousseau, on voit qu'il s'enivre de »sa pensée; il s'y complaît et tourne autour d'elle jusqu'à ce qu'il l'ait épuisée dans les plus petites nuances; » c'est un cercle qui dans l'onde la plus pure s'élargit » souvent au point de disparaître : Buffon, lorsqu'il pré» sente une vue générale, donne à ses conceptions le » mouvement qui naît de l'ordre, et ce mouvement plus » il est mesuré, plus il est rapide; semblable à une py» ramide immense dont la base couvre la terre et dont le

sommet va se perdre dans le ciel, sa pensée audacieuse > et assurée recueille les faits, saisit leur chaîne invisible, les suspend à leurs origines, élève toutes ces >> origines les unes sur les autres, et se resserrant au lieu de croître, s'accélère en montant, et ne s'arrête qu'au point où elle embrasse et domine tout.

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» Rousseau, par une suite de son caractère, se fait presque toujours le centre de ses idées; elles lui sont plus personnelles qu'elles ne sont propres au sujet, et l'ouvrage ne produit ou plutôt ne présente que l'ouvrier. » Buffon par une connaissance de plus du sujet et de l'art » d'écrire, rassemble toutes les opérations de l'esprit pour » révéler les mystères et développer les oeuvres de la » nature. Son style formé d'une combinaison de rapports, » devient alors un style nécessaire, il grave tout ce qu'il peint, et il féconde en écrivant.

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Enfin Rousseau a mis en activité tous les sens que » donnent la nature; et Buffon, par une plus grande activité, semble s'être créé un sens de plus.

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L'on croira facilement que Buffon fut enchanté du parallèle. « C'était, disait-il, une page à mettre entre Rousseau et lui. >>

Le voyage à Montbar est semé de détails de cette nature, qu'on lit avec empressement, comme tout ce qui est personnel aux hommes illustres, parce que la gloire les consacre, peut-être aussi dans l'espérance d'y trouver les élémens de leur célébrité. Il est certain qu'il n'y a jusqu'ici qu'Hérault de Séchelles qui ait fait connaitre la vie privée du premier écrivain français, ce qui donne un assez grand prix à la brochure que nous an

nonçons.

Les réflexions de Hérault de Séchelles sur la déclamation ont cela de particulier qu'on peut les regarder comme le résultat de ses propres études pour l'exercice de sa charge et de son talent. Elles sont mêlées d'observations et d'anecdotes relatives au sujet, sur ceux qui se sont le plus distingués à la scène et au barreau. On

y trouve aussi quelques aperçus bien pensés. En général la manière de l'écrivain, dans cet opuscule, ainsi que dans les réflexions sur la conversation, est piquante et a une sorte d'originalité. On en pourra juger par la citation suivante :

« J'ai rencontré dans le monde plusieurs hommes célèbres. Chacun avait une tournure d'esprit différente, et cette différence se faisait sentir dans leur conversation. Je les ai beaucoup observés, car je suis entré jeune dans la société, et j'ai fait long-tems le rôle d'écouteur. Aujourd'hui que je me rends compte de ces observations, il m'a semblé que l'on aurait un prodigieux avantage, soit comme homme du monde, soit comme orateur, si l'on était venu à bout de réunir:

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» Le ton tantôt éloquent et fort, tantôt fin et délié, toujours retenu de M. Thomas. L'air inspiré, l'expression enthousiaste et poëtique de l'abbé Arnaud. La tournure piquante, élégante, académique de l'abbé Delille. - La voix forte et måle, le port noble, colère, le geste majestueux, la beauté, la franchise fière et bonne de Larive. L'affabilité gaie et chevaleresque du comte de Mer... Les pinces mordicantes de l'esprit de Chamfort. — La liberté, Paisance, la grâce théâtrale et sociale de Molé. Le ton noble et poli, l'esprit de justice de Ducis. La répartie piquante et soudaine de madame de Mongl... L'attitude et la voix politique, soutenue, royale, de mademoiselle Clairon. L'accent bas, calme, profond, gascon et léger, le ton de découverte, l'oeil roulant ou fixe, la manière de lever la tête, de plier le front de Garat. La conversation analogique, métaphysique et haute, l'existence rustique, désabusée, maritime, patiente, provoquante, à projets, l'égoisme littéraire de M. de la S... La parole diviseuse, précise, vouée à de grands objets, soit politiques, soit gracieux de M. Cérutti. L'air d'un homme à part, isolé, le ton bon homme qui conte des histoires et sème les vérités de M. de Buffon. Les manières sensibles, naturelles

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