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reusement ils ont presque toujours été assez inconséquens pour agir comme s'ils n'y croyaient pas.

Un fait dont l'observation est très-importante, et qui tient de très-près à la question de la liberté, à cause de son influence sur les déterminations de notre volonté, c'est la manière dont nous sommes, en quelque sorte, modifiés par la répétition fréquente des mêmes actes, ou, ce qui est la même chose, par nos habitudes. « C'est une loi générale de tous nos mouvemens, dit le » C. Tracy, que plus ils sont répétés, plus ils deviennent > faciles et rapides, et que plus ils sont faciles et rapides, » moins ils sont perceptibles, c'est-à-dire, plus la per

ception qu'ils nous causent diminue, jusqu'au point » même de s'anéantir, quoique le mouvement ait toujours » lieu. » Cette observation seule suffit pour expliquer une foule de déterminations et de mouvemens dont la rapidité nous surprend chaque jour; elle nous donne, en quelque sorte, la clef de plusieurs faits qui autrement nous paraîtraient absolument incompréhensibles. « Elle > nous explique même pourquoi un homme dominé par > un desir devenu habituel, agit, pour le satisfaire, > contre les lumières les plus évidentes de la raison ; > c'est que, pendant qu'il porte avec réflexion quelques » jugemens sensés qu'il perçoit nettement, parce qu'il le's

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porte avec peine, il en porte en même tems un grand » nombre d'autres, dont il ne s'aperçoit presque pas, précisément parce qu'ils lui sont extrêmement fami»liers, et que, par cette raison là même, ils en excitent » une foule d'autres qui l'entraînent en sens contraire. » Sans doute, pour concevoir comment la chose peut se passer ainsi, il faut admettre qu'il s'accomplit instantanément dans notre faculté intellectuelle, une foule d'opérations très-compliquées ; qu'elle perçoit une foule de sensations, de souvenirs, de rapports, de jugemens, dans un moment presque indivisible; mais d'abord le fait est constant, et quelque merveilleuse que paraisse cette rapidité des mouvemens de notre intelligence, ce

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n'est pas là ce qui doit nous effrayer. Le merveilleux n'a rien en soi qui doive répugner à notre raison, si l'on entend par merveilleux, un fait ou une série de faits bien manifeste, dont la cause est inexpliquée, ou même inexplicable; mais ce qui doit la révolter, c'est l'absurde, c'est ce qui implique évidemment contradiction dans les termes; parce que ceux-ci n'ayant été inventés et admis que pour servir à distinguer, les unes des autres, nos sensations, nos idées ou nos conceptions, et leur usage étant le résultat d'une convention expresse, en quelque sorte, parmi les hommes qui parlent une même langue ; celui qui me présente comme une vérité, c'est-à-dire, comme une proposition éternellement et rigoureusement admissible, un tissu de mots qu'il emploie à la fois dans le sens généralement convenu, et dans un sens directement contraire à celui-là, est très-évidemment un insensé, ou un fourbe qui se joue insolemment de ma raison (1).

Encore une fois, il faut savoir beaucoup de gré au C. Tracy d'avoir traité avec autant d'étendue et de précision qu'il l'a fait, ce sujet important de nos habitudes, de leurs causes et de leurs effets; c'est-là qu'on trouve toute la théorie de l'éducation proprement dite, ou l'art de diriger les déterminations morales de l'homme, puisque les mœurs ne sont guères que les habitudes considérées sous un point de vue nn peu plus particulier; et qu'on peut prévoir avec certitude quelle sera, dans telle ou telle circonstance donnée, la volonté de l'homme dont on connaît les habitudes.

C'est de cette possibilité de modifier nos habitudes et de les diriger, que résulte celle d'un perfectionnement presque indéfini dans l'individu et dans l'espèce même; et il faut bien prendre garde que si l'influence de l'éducation sur les individus est incontestable, elle doit avoir

(1) Quoi, tu veux me donner pour des vérités, traître, Des contes que je vois d'extravagance outrés !

MOLIERE, Amphytrion.

une puissance tout autrement active, et une influence pour ainsi dire absolue, sur des masses d'individus ; d'où il est facile de conclure qu'un systême d'instruction publique bien organisé, et parfaitement en rapport avec toutes les parties importantes de la législation et de la constitution d'un peuple, tendrait rapidement à améliorer ses destinées et pourrait, sans aucune de ces secousses toujours si funestes à la liberté et au bonheur public, porter ses institutions elles-mêmes à un degré de perfection dont nous nous ferions difficilement une idée dans l'état actuel des choses autour de nous. Au reste, la perfectibilité de l'homme est un fait bien constaté, et en examinant les causes auxquelles tient cette merveilleuse propriété, on trouve qu'elle est moins le résultat des qualités propres et particulières à l'individu, que celui des moyens ou des facultés qu'il acquiert dans l'état de société.

Le plus étonnant, sans contredit, comme le plus puissant de ces moyens acquis, la plus admirable invention de l'homme en société, c'est celle qui lui sert à exprimer ses idées d'une manière incomparablement plus parfaite qu'aucune autre espèce d'animaux ne peut le faire. On s'est beaucoup occupé, dans ces derniers tems, de recherches sur l'origine, la nature et l'utilité ou l'inconvé nient des signes de nos idées; mais il faut avouer que personne n'a encore traité cette importante question avec autant de netteté, de précision, et l'on pourrait dire même, avec autant d'étendue que le C. Tracy. Les deux chapitres qu'il y a consacrés ne sont assurément pas moins intéressans et les moins instructifs de son ouvrage. « Les signes de nos idées, dit-il, sout de diverses es» pèces : nous en avons qui s'adressent à la vue et au » tact, etc.; mais les plus généralement usités, parce qu'ils sont les plus commodes et les plus susceptibles » de perfection, sont ceux qui partent de l'organe vocal » et s'adressent à l'organe de l'ouïe.

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» Tout systême de signes peignant directement nos idées, est une vraie langue ou un langage.

» Tous nos systêmes de signes, toutes nos langues, sont » presque entièrement de convention, pour peu qu'ils » soient perfectionnés ; mais ils ont tous pour base com>> mune les actions que nous font faire nécessairement » nos pensées, et qui par cela même les manifestent et » en sont les signes naturels. »

Passant de ces idées fort simples, puisqu'elles ne sont que des faits constatés par l'expérience et le sentiment habituel de chaque individu, l'auteur examine les effets, les avantages et les inconvéniens des signes. Non-seulement ils servent à la communication de nos pensées ; mais ils nous aident à combiner nos idées élémentaires, à en former des idées composées, et à les fixer dans notre mémoire. En effet, il n'y a dans notre entendement que des idées abstraites et généralisées, et elles n'y ont pas d'autre soutien que le signe qui les représente.

L'explication que le C. Tracy donne de cet effet des signes, est très-ingénieuse, et nous paraît approcher beaucoup de la vérité. « Nos perceptions purement intellec»tuelles étant très-légères, et par là même très-fugitives, >> parce que les mouvemens internes par lesquels elles » s'opèrent, ébranlent très-peu le systême nerveux ; le » signe qui s'y joint les fait participer à l'énergie de la >> sensation dont il est la cause; ils constate et fixe le » résultat d'opérations intellectuelles dont le sentiment » disparaît; il devient une formule que nous nous rap» pelons facilement, parce qu'elle est sensible, et que >> nous employons dans des combinaisons ultérieures, quoi» que nous ayons oublié le mode de sa formation. Ainsi, » ajoute, le C. Tracy nous sommes aussi réellement >> conduits par les mots dans nos raisonnemens, que l'al»gébriste par les formules dans ses calculs. Si le résultat » n'est pas complettement le même dans les deux cas, » la différence tient à la nature des idées, mais le mé» canisme est pareil.

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Il résulte de tout ceci, non pas que les signes nous sont nécessaires pour avoir des idées, car il est bien

évident que l'idée doit précéder le signe institué pour la représenter; mais qu'à mesure que nous faisons de nouvelles combinaisons de nos idées, le nombre de nos signes augmente, et que plus nous sommes parvenus à fixer, par leur moyen, les nuances diverses et les plus délicates de nos idées, plus nos analyses deviennent fines

et exactes.

Les signes ont aussi la propriété d'accroître les effets, bons et mauvais, qui résultent en nous de la fréquente répétition des mêmes opérations intellectuelles, et tels sont leurs avantages et leurs inconvéniens principaux, comme moyens de former nos idées. Comme moyens

de communication, il est évident que nous leur devons toutes nos relations sociales, et la possibilité de jouir de toutes les connaissances accumulées par les siècles et par les individus ; mais souvent aussi elles nous sont présentées d'une manière bien incomplette et bien peu exacte. De plus, comme nous apprenons le plus souvent les signes avant de connaître par nous-mêmes les élémens des idées qu'ils représentent, nous composons d'abord ces idées d'une manière fausse ou peu précise, quelquefois même nous perdons de vue, dans un autre tems, quelques-uns des élémens que nous y avons fait entrer, même avec raison d'où il arrive " ou que nous nous trompons nous-mêmes dans l'usage que nous en faisons, ou que nous n'entendons pas les autres.

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L'auteur observe lui-même que les signes peuvent donner lieu encore à un grand nombre d'autres considérations importantes, et il se propose d'y revenir en traitant de la grammaire et de la logique. Nous avons tout lieu de croire que l'accueil qu'a déjà reçu cette première partie de son travail, de la part des hommes qui s'occupent de ce genre de spéculations, et le succès qu'il ne saurait manquer d'avoir auprès de tous les bons esprits, le détermineront à completter les applications qu'il a dessein de faire de sa doctrine aux parties les plus intéressantes des sciences morales et politiques. Le livre que

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