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miné le bienfaiteur, il s'ensuit que le sentiment que nous avons du démérite d'une action est un sentiment composé, qui renferme une sympathie directe pour les sentiments de la personne qui agit, et une sympathie indirecte pour la gratitude de la personne que l'action de l'autre oblige.... Le sentiment du démérite d'une action est comme celui de son mérite, un sentiment composé qui renferme une antipathie directe pour les motifs de celui qui agit, et une sympathie indirecte pour le ressentiment de celui sur lequel on agit. (Ibid., part. 2, sect. 1, ch. 5.)

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Lorsque nous jugeons le mérite ou le démérite de nos actes et non plus de ceux d'autrui, ce jugement fait naître en nous la joie ou le remords. Smith, confondant ici comme ailleurs le fait de juger avec le fait de sentir, ne s'inquiète que de l'origine des plaisirs ou des peines de la conscience ; et c'est encore le sentiment sympathique qui l'aide à la fixer. Dans sa pensée nos remords sont le résultat d'une sorte de sympathie qui nous fait partager l'horreur que nous inspirons à tout le monde, d'un mouvement de pitié pour notre victime, et de la crainte des châtiments que nous réservent la personne offensée et la société. Il compte dans le phénomène de nos joies de conscience les éléments suivants : d'abord une sympathie plus ou moins vive pour l'approbation du spectateur de notre action, puis le plaisir que nous sentons à voir un de nos semblables heureux par notre fait, enfin l'espoir de jouir de la reconnaissance de cet homme et de l'estime générale. « Le coupable, dit Smith, devient pour lui-même un objet d'effroi, par une espèce de sympathie pour l'horreur qu'il inspire à tout le monde. Le sort de la personne qui a été victime de son crime lui fait connaître malgré

lui la pitié. Il déplore les funestes effets de sa passion. Il sent qu'ils le rendent l'objet de l'indignation publique...

Les actions vertueuses nous inspirent tout naturellement les sentiments opposés. L'homme qui par des motifs raisonnables a fait une action généreuse sent, en pensant à celui qui en est l'objet, qu'il doit obtenir son amour et sa reconnaissance, et que la sympathie pour Ces sentiments lui assure l'estime générale. Lorsqu'il revient sur les motifs de sa conduite, il les approuve de nouveau, et il s'applaudit lui-même par sympathie pour l'approbation de ceux qui en seraient les juges désintéressés. » (V. Ibid., part. 2, sect. 2, chap. 2.)

A son explication de l'idée du mérite et du démérite, et des plaisirs et des peines de la conscience, Smith rattache la distinction de deux vertus, la bienfaisance et la justice, tout comme il avait rattaché à sa théorie sur l'idée du bien et du mal une classification des vertus aimables et des vertus respectables. Il se demande d'abord si la bienfaisance et la justice excitent la reconnaissance des personnes pour qui l'on est bienfaisant ou juste, et celle des spectateurs à qui ces personnes transmettent leurs sentiments par la sympathie. Il répond affirmativement à cette question pour la bienfaisance, et négativement pour la justice. Il examine ensuite si le manque de bienfaisance donne lieu au ressentiment, et il trouve que c'est le propre de l'injustice seulement d'y être exposée. En conséquence, et par une suite des principes qui le portent à conclure de la reconnaissance ou du ressentiment des hommes au mérite ou au démérite des actions qui en sont l'objet, il caractérise la bienfaisance et la justice en accordant le mérite à l'une, en le refusant à l'autre, et en ajoutant qu'on ne démérite que par l'in

justice et non par le manque de bienfaisance. Smith prononce quelquefois le mot d'obligation morale dans son chapitre sur la bienfaisance et la justice; mais il ne fait presque pas usage, à moins que ce ne soit par inadvertance, de l'idée que ce mot exprime, pour distinguer une conduite juste d'une conduite bienfaisante, et, en général, les devoirs strictement obligatoires de ceux qui ne le sont pas. « Les actions dont le but est bienfaisant et le motif convenable, dit-il, sont les seules qui semblent appeler une récompense, parce qu'elles seules sont reconnues dignes de reconnaissance, et capables d'exciter une sympathique gratitude dans l'âme du spectateur. »

« Les actions dont le but est de nuire, et dont les motifs sont vicieux, paraissent seules mériter une punition, parce qu'elles sont les seuls objets qui méritent le ressentiment, et qui excitent une indignation sympathique dans l'âme du spectateur.» (Part. 2, sect. 2, chap. 1.)

On vient de voir comment Smith résout dans le phénomène de la sympathie, et dans les circonstances qui accompagnent ce phénomène, la notion du bien et du mal, celle du mérite et du démérite, et enfin un certain nombre de vertus qu'il définit à mesure qu'il rend compte de la première ou de la seconde de ces notions. On aura une connaissance complète des principales opinions de Smith, si l'on y joint l'idée d'une bienveillance universelle qu'il voudrait voir régner entre les hommes, et qui formerait entre eux le lien d'une espèce de société sympathique aussi nombreuse que genre humain luimême. Cette idée pleine de charme domine dans tout son livre, et en rend la lecture extrêmement attachante. Il l'a exprimée particulièrement dans son chapitre 5, part. 1, sect. 1, et dans le chap. intitulé: De la Bienfaisance universelle (part. VI).

le

Je ne terminerai pas cette longue exposition de la philosophie morale de Smith, sans parler des conséquences psycologiques qu'il a tirées du principe de la sympathie. Elles se rencontrent à chaque page de son ouvrage. Mêlées au développement systématique d'une mocale assez compliquée, elles y répandent un vif intérêt, malheureusement compensé par un peu de lenteur et par quelques fautes de méthode, résultat inévitable de cette multitude de digressions. L'auteur poursuit partout, dans la littérature, dans l'art, dans l'histoire, dans la description des passions humaines, les traces de la sympathie; et il les retrouve avec un discernement merveilleux, qui fait regretter que d'autres philosophes n'aient pas appliqué une observation aussi pénétrante à l'histoire des autres penchants de la sensibilité. Il serait trop long de détailler tous les faits dans lesquels Smith croit découvrir un mélange de sympathie. Je me contenterai d'en rapporter trois. Ce ne sont peut-être pas ceux dans l'analyse desquels il a le mieux marqué la justesse de son esprit; mais ils sont propres du moins à témoigner de la patience avec laquelle il a étudié toutes les formes possibles de la sympathie.

que

D'où vient certains hommes convoitent avec tant d'ardeur les richesses et le pouvoir? C'est, répond Smith,

qu

'ils veulent obtenir la sympathie de leurs semblables. Il croit qu'en général nous sympathisons plus volontiers avec le bonheur qu'avec l'infortune, et de cette singulière opinion il tire la conséquence que nous ne poursuivons le pouvoir et les richesses que comme un moyen de satisfaire notre penchant pour la sympathie d'autrui. «D'où naît, dit-il, cette ambition de s'élever, qui tourmente toutes les classes de la société? Où est le véhicule de la passion commune à toutes les âmes humaines, qui

est d'améliorer sans cesse la situation où l'on se trouve ? C'est qu'on veut être remarqué, être considéré, être regardé avec approbation, avec applaudissement, avec sympathie, et obtenir tous les avantages qui suivent ces divers sentiments. » (Part. 1, sect. 3, chap. 2.) Cette manière de voir, à la prendre à la rigueur, pourrait être fortement contestée. On objecterait à Smith que les hommes qui travaillent à s'emparer du pouvoir ou à grossir leur fortune, obéissent à un instinct tout autre que le désir de la sympathie, et beaucoup plus énergique. Mais il s'agit moins de critiquer Smith en ce moment que de montrer le parti qu'il a tiré de son principe. Je ferai donc remarquer qu'il y a quelque chose de vrai dans son opinion. La preuve, c'est qu'on voit des hommes pour lesquels le pouvoir et la richesse ne sont qu'un plaisir de vanité; leur bonheur est d'attirer les regards sympathiques du public; ils veulent se faire admirer, se faire rechercher, se faire aimer; et l'un autre côté, qui sait si cette manière d'envisager la richesse et le pouvoir ne se cache pas sous la forme d'un besoin secondaire dans le cœur de bien des gens ?

La décence et la bienséance dépendent aussi, d'après Smith, du désir d'exciter la sympathie. Il faut voir dans son livre les détails qu'il consacre à cette question avec une intarissable complaisance. Je n'ai le temps ni de les reproduire, ni de les réfuter. Je dirai seulement que si le fondement le plus ordinairement reconnu des habitudes de décence et de bienséance est ou un instinct spécial dont plusieurs philosophes admettent l'existence, ou bien une certaine délicatesse que des raisons morales nous font observer dans le développement de nos passions, néanmoins la bienséance et la décence tiennent aussi dans plus d'une occasion au désir que

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