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contraindre les colons à l'exécution du décret du 28 mars: tous, ils honorèrent leur captivité, leur infortune.

Chavanne étant sur le point d'ètre retiré de son cachot pour passer à un autre, apprit d'une sentinelle la prochaine arrivée d'Ogé qui devait y être mis à sa place : avant d'en sortir, il traça au charbon, sur le mur, quelques notes pour servir de renseignemens à son ami, à celui qu'il appelait son chef.

Noble cœur ! ce n'est pas le seul trait que nous ayons enregistrer en ton honneur!

En effet, ce caractère altier, cet esprit logique qui devançait son époque, par ses idées révolutionnaires qui lui faisaient entrevoir l'heureux noment où tous les hommes de la race noire, à Saint-Domingue, jouiraient de la liberté et de l'égalité; Chavanne adressa, du fond de son cachot, lui captif, deux lettres au gouverneur espagnol, l'une le 28 novembre, l'autre le 2 décembre, pour lui dire fièrement que le gouverneur n'avait pas le droit de le retenir aux fers; qu'il était venu, ainsi que ses compagnons, réclamer la protection de l'Espagne et un asile sur son territoire, contre les blancs français rebelles à la volonté de l'assemblée souveraine de la France.

Cette protestation honore la mémoire de Chavanne : la postérité doit lui en savoir gre. On ne peut refuser son estime, son admiration, à un homme, quel qu'il soit, qui, combattant pour les droits sacrés que l'espèce humaine tout entière a reçus de la nature, proteste contre l'injustice de ses ennemis, alors mème qu'il est vaincu. Et lorsqu'on sait encore que Chavanne, sur l'échafaud, a montré le courage du martyre, on ne peut que regretter, et regretter amèrement, que l'esprit méthodique de son célèbre et malheureux compagnon n'ait

pas saisi, comme le sien, l'avenir de sa race infortunée sur cette terre, où tant de victimes devaient être immolées avant que les décrets de l'éternelle Providence fussent accomplis.

Mais, peut-être fallait-il ce sacrifice humain pour sceller ces décrets. Dans l'enfantement de leur liberté, les peuples ne peuvent se soustraire à la nécessité de verser du sang; l'histoire de toutes les nations atteste cette vérité. Dans l'ordre des idées morales, la liberté est une religion politique qui veut des victimes pour s'asseoir et se développer. Le christianisme, qui a tant influé sur la liberté des hommes, a compté également de nombreux martyrs.

La chaleur et le dévouement que montrait Ogé, à Paris, pour la défense de la cause des hommes de couleur; les menaces, peut-être imprudentes, que ce caractère ardent y faisait, de se rendre à Saint-Domingue pour faire un appel aux armes à sa classe, avaient porté les colons du club Massiac, dès le mois de février 1790, à avertir ceux de la colonie de ses projets, pour l'arrêter et le tuer. Le 12 avril suivant, le baron de Cambefort, qui a commandé les troupes vainqueurs de la petite armée d'Ogé, écrivit au commandant de Monte-Christ pour le prier de l'arrêter, en cas qu'il y débarquât, et l'envoyer au Fort-Dauphin. Pareil avis, pareille réquisition furent adressés à tous les commandans des bourgades de la partie espagnole, sur les frontières, par d'autres autorités françaises. Elles les renouvelèrent aussitôt la prise d'armes de la Grande-Rivière et après la défaite d'Ogé. Le marquis de Rouvray, grand planteur de la paroisse du Trou, écrivit également à cet effet. Alors,

l'assemblée provinciale du Nord et le nouveau gouverneur de la partie française, le général Blanchelande, s'empressèrent d'écrire à Don Garcia, pour réclamer son extradition et celle de ses compagnons 1.

Blanchelande était au Port-au-Prince pendant l'insurrection en ce moment, il recevait les rênes du gouvernement colonial, des mains du comte de Peinier qui partit pour la France le 8 novembre. Sa lettre du 16 disait à Don Garcia, qu'elle lui serait remise par M. de Négrier, commandant de la corvette la Favorite, qui se rendait à Santo-Domingo pour recevoir à son bord ces mulâtres insurgés; elle lui parlait d'une autre, écrite par lui-même à ce gouverneur dont M. Desligneris, capitaine au régiment du Port-au-Prince, était porteur : c'était par cette dernière qu'il réclamait l'extradition des insurgés. Ainsi, Garran se trompe, faute de documens, quand il dit que ce fut l'assemblée provinciale qui fit cette réclamation, en prenant sur elle d'emprunter le nom du gouverneur. C'est à M. Desligneris que remise fut faite des prisonniers, au nombre de 26, le 21 décembre ce même jour, il signa un acte, après avoir prêté serment, par lequel il promit que l'on observerait les formes légales dans le procès à instruire contre eux.

Blanchelande adressa également, le 18 novembre, la lettre suivante, écrite tout entière de sa main, au commandant de Las Caobas. Nous la transcrivons pour donner une idée à nos lecteurs, des sentimens de ce gouverneur qui servit si bien les passions des colons, dans cette circonstance et dans tant d'autres. Nous copions textuellement :

1 Nous possédons ces lettres originales que nous avons prises dans les archives de Santo-Domingo.

Au Port-au-Prince, le 18 novembre 1790.

« A Don Arrata, commandant a Caoba.

>> Monsieur,

>> J'apprends que le nommé Ogé, chef des brigands qui ont manifestés une révolte dans la partie française du Nord et que l'assistance de nos bons voisins ont fait arrêter, est encore avec quelques-uns de ses complices dans les prisons de Banica ou vous commandés; j'écris, Monsieur, au juge ou alcade de Banica pour le prier d'acheminer ces brigands pour San-Domingo; j'ay fait partir une corvette du Roy et j'ay envoyé un officier a San-Domingo pour réclamer auprès de son Excellence le gouverneur de la partie espagnole tous ces révoltés pour en faire bonne justice. J'ay l'honneur de vous prier, Monsieur, de vouloir bien donner protection et escorte pour faire arriver a San-Domingo ces criminels le plutôt qu'il sera possible. Sans cette précaution, je craindrais fort que ceux des complices de ces brigands qui sauroient qu'ils sont encore a Banica n'aillent en force pour les délivrer, ce qui seroit très désagréable pour vous, Monsieur, et encore plus pour la tranquillité de la partie françoise de l'isle, je compte beaucoup sur votre prudence et vos bons secours.

» J'ay l'honneur d'être avec beaucoup de considération et une parfaite estime,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

BLANCHELANDE.

» Je vous prieray, Monsieur, de permettre lorsque je sauray tous nos brigands rendus à San-Domingo, que je fasse addresser une recompense aux troupes et personnes qui les auront escortés. >>

Ne commentons pas cette lettre de Blanchelande; car les colons, pour prix de sa condescendance à toutes leurs cruautés, l'ont accusé auprès des terroristes et fait tomber sa tête sur l'échafaud où tant d'illustres victimes ont péri en 1793.

Cependant, Don Garcia, qui exigea un serment et

une déclaration écrite de M. Desligneris, qu'on observerait les formes légales envers les prisonniers, employa lui-même des formes avant de les livrer il soumit la question de l'extradition à l'examen des personnages qui devaient concourir avec lui à en juger.

:

Le 19 décembre, le fiscal oidor (procureur du roi) émit une opinion motivée et conclut à la remise des prisonniers il se nommait Fonserada. Cette opinion se fondait sur l'intérêt qu'avaient les puissances qui ont des colonies, à ne pas favoriser les prétentions des hommes de couleur de devenir les égaux des blancs; elle réclamait aussi l'application du traité de police passé entre la France et l'Espagne, pour l'extradition des criminels.

Le 20, Vicente Antonio de Faura, avocat, assesseur du gouverneur, lui remit aussi une opinion motivée, concluant à ne pas livrer les prisonniers et à attendre les ordres de la cour d'Espagne, à qui rapport en serait fait. Cette opinion, fondée sur les plus hautes considérations politiques (en raison des circonstances où se trouvait la colonie française, et de la grande révolution survenue en France qui avait modifié et restreint l'autorité royale), mettait en doute la question de savoir si la cour d'Espagne voudrait maintenir le traité de police, de 1777, contracté avec le roi de France, pour l'extradition des criminels de l'une et l'autre colonie.

Elle rappelait au gouverneur Garcia, qu'en fait, le traité n'était déjà plus observé dans la colonie voisine, puisqu'en une circonstance récente on avait vainement réclamé des criminels espagnols, qui y avaient trouvé refuge. Faura faisait encore remarquer que la réclamation faite contre Ogé et ses compagnons portait qu'ils

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