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Le temps est donc arrivé où les Haïtiens eux-mêmes doivent s'efforcer de découvrir dans leurs traditions nationales, dans le peu de documens qu'ils possèdent, la filiation des événemens qui ont influé sur les destinées de leur patrie. En dégageant la vérité de l'erreur, par des appréciations raisonnées sur les choses et sur les hommes, ils auront fait une œuvre d'utilité publique. De cet examen approfondi doivent résulter des enseignemens propres à cimenter l'union entre les citoyens, à exciter en eux un plus grand dévouement à cette patrie. C'est en dirigeant leur esprit vers les moyens d'atteindre ce but généreux, qu'ils s'animeront de plus en plus du désir de contribuer à sa prospérité, à sa civilisation, et qu'ils intéresseront à son existence les vrais philanthropes, qui n'admettent aucune différence entre les hommes. En se recommandant ainsi à la considération de ces amis de l'humanité, ils les porteront à aider, par leurs lumières et leur influence, à la complète émancipation des infortunés qui gémissent encore dans les liens de la servitude, ou qui subissent l'effet des absurdes préjugés qu'elle engendre.

Des circonstances qu'il est inutile de mentionner ici, m'ont amené à m'occuper de l'histoire de mon pays, dans la capitale de cette grande nation qui en avait fait la plus florissante de ses colonies. Jouissant de cette sécurité que tous les étrangers sont toujours assurés d'y trouver, de la sérénité d'esprit que son hospitalité bienveillante me laisse loin de ma patrie, je croirais manquer à la haute estime que m'inspire la France, si mon travail devait se ressentir de la moindre gêne, lorsque j'ai à dévoiler les fautes commises à Saint-Domingue par ses

gouvernemens antérieurs. Ces gouvernemens n'ont pas seulement commis des fautes; ils ont été injustes envers les hommes de la race noire dont je fais partie. Des crimes, imputables surtout aux colons qui ont méconnu leurs vrais intérêts, ont produit les révolutions qui ont amené la séparation, l'indépendance absolue de cette ancienne colonie de sa métropole. Je les signalerai, peutêtre avec quelque chaleur, mais sans rancune, sans haine.

La France, d'ailleurs, a noblement réparé toutes ces injustices. Sous le règne d'un monarque éclairé et juste, sous le ministère d'un homme d'Etat dont la loyauté est connue de tous, la France a compris que ce jeune peuple, que ses principes et ses idées avaient appelé à la liberté, était digne aussi du respect qu'elle porte à toutes les nationalités. Elle a compris que ce pays, où elle a déposé le germe de sa civilisation avancée, méritait qu'elle l'aidât à développer la sienne encore dans l'enfance. Elle a reconnu ses droits à l'indépendance et à la souveraineté politique.

En agissant différemment, la France eût manqué à sa mission dans le monde. Depuis 1789, n'est-elle pas en quelque sorte le phare de la liberté pour les peuples?

Elle a fait plus encore: elle est entrée dès lors dans cette voie de protection généreuse qu'en digne émule de l'Angleterre, elle accorde aussi à la race africaine; et sa dernière révolution a porté la liberté dans ses colonies.

En disant ce que je crois être vrai sur les anciens procédés de la France, je ne puis donc me proposer qu'une chose relativement à elle : c'est de démontrer la convenance, l'utilité du maintien des bonnes relations existantes entre Haïti et elle, parce qu'elles sont en harmonie

avec les grands desseins de la Providence, qui ne peut vouloir que les hommes éternisent entre eux les querelles et les animosités de races; car elle les a créés tous pour s'aimer. La loi naturelle les y oblige.

J'espère parvenir à prouver cette nécessité morale, quand j'arriverai à parler du rétablissement des relations entre la France et Haïti, après dix années de séparation. Je réussirai peut-être à démontrer que le gouvernement républicain qui dirigeait mon pays à cette époque, comprit lui-même qu'il devait au peuple qui lui avait confié ses destinées, de rétablir de bons rapports avec la nation dont ce peuple tirait son origine, pour qu'il profitât des lumières de son ancienne métropole, en obtenant de sa part le grand acte de justice qui en a fait désormais deux pays amis, liés par des intérêts qui ne peuvent que s'accroître avec le temps.

Pétion devait marcher dans la même voie qu'a suivie Washington. Car, les intérêts qui rapprochent Haïti de la France sont fondés sur ce qu'il y a de plus puissant parmi les nations: - conformité de religion, de langage, d'idées, de principes, de législation, de mœurs, d'usages, outre le goût conservé pour les produits français. Car, enfin, Haïti procède de la France, comme l'Union américaine procède de l'Angleterre. Haïti est née de la révolution de 1789. C'est de la Bastille qu'est partie cette fière Liberté qui a réveillé de la torpeur sa population qu'un joug affreux tenait dans les fers. Si ce flambeau du Génie français a embrasé Saint-Domingue, ce n'est point à la Liberté qu'on doit le reprocher : c'est au contraire au régime inique qui y existait, à l'Esclavage dont les colons voulurent toujours le maintien.

Toutefois, en retraçant les événemens de l'histoire de

mon pays, si je reste dans le vrai quant à leurs causes, si je loue l'énergie de nos pères, je ne dissimulerai pas néanmoins les actions criminelles qui ont accompagné la conquête de leurs droits. Je ne les justifierai pas, parce que la morale réprouve une telle justification, et que les crimes n'ennoblissent jamais la cause de la Liberté. Mais je les expliquerai, je les excuserai peut-être, en raison des atrocités qui les provoquèrent.

Au tribunal de l'Histoire comme à celui de la Justice, l'excuse peut faire absoudre; elle ne fait pas acquitter. Mais l'Histoire, de même que la Justice, prend toujours en considération l'état intellectuel et moral des hommes, pour les juger équitablement.

Je ne redoute point son jugement pour mon pays.

On connaîtrait bien imparfaitement l'histoire d'Haïti, on saisirait bien difficilement les causes de ses diverses révolutions, de ses guerres intestines, si l'on ignorait quelle était, en 1789, l'organisation politique de SaintDomingue, sous le rapport de la société et du gouvernement. Cette société et ce gouvernement ont exercé une influence immense sur l'ordre de choses qui a prévalu en ce pays. Ainsi les Etats-Unis sont devenus ce qu'ils devaient être, d'après le régime qui existait dans ces anciennes colonies anglaises. Ainsi encore de toutes les anciennes colonies espagnoles en Amérique.

Tout s'enchaîne, en effet, dans l'existence des peuples : ils subissent plus ou moins, et quoi qu'ils fassent, l'influence des traditions antérieures.

Haïti éprouve encore bien des embarras que lui a légués le funeste régime établi à Saint-Domingue.

Une revue rétrospective à ce sujet entre donc dans

l'objet que je me propose. Elle me donnera licu d'expliquer, sinon de justifier, bien des faits et des actes de nos gouvernans, depuis le commencement de nos luttes jusqu'à ces derniers temps. Elle expliquera nos mœurs, les habitudes de notre société nouvelle érigée sur les ruines de l'ancienne société coloniale. Peut-être pourrai-je alors mieux défendre mon pays contre les accusations insensées de certains auteurs étrangers, qui semblent avoir fait abstraction de tous les antécédens, pour accabler le peuple haïtien de leurs reproches injustes et malveillans.

1.

Voyons d'abord comment était constituée la société coloniale.

On sait que les hommes de la race blanche ou européenne dominaient à Saint-Domingue par leur pouvoir et leurs priviléges, tandis que ceux de la race noire ou africaine étaient courbés sous le joug de l'esclavage le plus dur, ou sous celui des préjugés humilians que leur attirait la couleur de leur peau.

Le temps avait consacré cependant, avec le progrès des richesses de la colonie, des distinctions de rangs et de classes, dans l'une et l'autre race, chaque classe ayant des intérêts différens.

Ainsi, parmi les blancs, on distinguait :

1° Tous les agens supérieurs et inférieurs dans l'ordre militaire, tous les fonctionnaires publics dans l'ordre civil. Cette classe était particulièrement intéressée au maintien du gouvernement colonial et de l'autorité de la métropole.

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