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tant, après avoir construit une foule d'édifices publics, élevé des monumens dans l'intérêt général. Mais il devint odieux à la plupart des comptables et à ceux qui profitaient de leur mauvaise gestion. Sa rigidité si louable, autant que la réunion des deux conseils supérieurs en un seul, contribua à lui valoir cette haine de la part des colons, ceux du Nord surtout, qui l'obligèrent à quitter Saint-Domingue.

Les corps populaires, municipalités, assemblées provinciales et assemblées coloniales, qui s'emparèrent alors de la direction des affaires, ne tardèrent pas à occasionner un gaspillage affreux des deniers publics. En septembre 1792, après trois années d'agitations et de troubles, il avait été déjà tiré, sur la métropole, des traites pour la valeur de 60 millions de livres.

On conçoit facilement que les événemens si graves qui s'accomplirent durant la période révolutionnaire, étaient peu propres à inspirer de l'intégrité aux administrateurs financiers de la colonie. La plupart d'entre eux s'en esquivèrent sans rendre aucun compte.

Ces données économiques nous suggèrent diverses observations.

D'abord, une chose qui frappe au premier coup-d'œil, c'est la disproportion qui existait dans la classe blanche, entre les hommes et les femmes, de même que parmi les esclaves, tandis que les deux sexes étaient presqu'en nombre égal dans la classe des affranchis: de là l'accroissement rapide de cette dernière classe, puisque les blancs étaient obligés d'y prendre des compagnes ou des femmes noires esclaves dont les enfans, nés de cette habitude, augmentaient la classe intermédiaire. Et si le régime

colonial n'avait pas défendu et avili l'union légitime des blancs avec les femmes de la race noire, cette classe se serait accrue davantage; car on sait toute l'influence du mariage sur la population. C'est ce résultat prévu qui y mit obstacle, indépendamment du préjugé : système qui condamne également les vues étroites et l'injustice du gouvernement de la métropole, et la jalousie et l'égoïsme des colons. Et quant aux esclaves, on sait que la cause de l'inégalité entre les deux sexes était dans l'insatiable désir des colons de produire une plus grande quantité des denrées cultivées dans les colonies, les hommes introduits par la traite y étant plus propres que les femmes.

En second lieu, nous remarquons que l'immense production de la partie du Nord, ses richesses, sa population agglomérée sur une surface plus circonscrite, y ayant occasionné une plus grande sociabilité et plus de politesse que dans l'Ouest et le Sud, et excité une rivalité de la part de ces deux provinces, le germe des dissensions intestines que nous verrons éclater plus tard se trouvait dans cette disposition des esprits, parmi la population blanche d'abord, et ensuite dans la population colorée, par l'effet naturel des traditions locales.

Qu'on ne croie pas, cependant, que le Nord fût exempt lui-même de jalousie contre l'Ouest et le Sud. Ce sentiment naquit à la fondation du Port-au-Prince, ville créée pour être la capitale de la colonie, à cause de sa position centrale; elle devint dès lors le siége du gouvernement, jadis fixé au Cap, bien que le Petit-Goave et Léogane eussent eu tour à tour le nom de capitale, avant l'établissement du Port-au-Prince. Ni l'une ni l'autre de ces petites villes de l'Ouest ne pouvaient avoir l'avenir de prospérité qu'offrait le Port-au-Prince, par sa proximité

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de la riche plaine du Cul-de-Sac de là cette jalousie du Cap et de tout le Nord. Et la preuve de cette assertion, c'est que si, par des considérations qui tenaient à la défense militaire de la colonie, les gouverneurs généraux devaient habiter le Cap en temps de guerre maritime, il leur était néanmoins enjoint, recommandé par l'autorité ministérielle, d'y passer au moins quatre mois dans l'année pendant la paix '. La jalousie du Nord était la cause de ces instructions. Elle éclata plus particulièrement à la suppression de son conseil supérieur dont les membres, riches et influens sur l'opinion, étaient obligés d'aller siéger au Port-au-Prince: disposition absurde que prit le gouvernement royal, alors que la prospérité de la colonie eût dû faire sentir, au contraire, la nécessité de la création d'un nouveau conseil supérieur aux Cayes, pour rapprocher la justice des administrés.

La jalousie du Sud contre le Nord, étendue contre l'Ouest, trouva un nouvel aliment dans les plaintes des habitans du Cap à l'égard du Port-au-Prince. Chacune de ces trois provinces en était arrivée au point de considérer, qu'elles avaient pour ainsi dire des intérêts distincts, oubliant alors que Saint-Domingue, colonie française, était nécessairement soumis à cette loi, à ce principe d'unité qui a constitué la force de sa métropole. Cette fermentation des esprits était arrivée à son apogée, lorsque survinrent en France les premiers troubles révolutionnaires. La formation de l'assemblée générale de Saint-Marc, composée des planteurs les plus influens, contribua à arrêter ce mouvement désordonné des esprits. Mais ce fut aux dépens de la métropole que cette assem

1 Moreau de Saint-Méry, tome 1er, page 494.

blée reconstitua l'union entre les trois provinces de la colonie. Sous prétexte de la réforme des abus du gouvernement colonial, elle ne visait qu'à la direction politique de Saint-Domingue en dehors de toute influence de la métropole, et même à son indépendance de la France, à l'instar des anciennes colonies anglaises de l'Amérique septentrionale.

Dès ses premiers pas dans cette voie, elle heurta tous ceux qui profitaient des abus de l'ancien régime. L'assemblée provinciale du Nord, siégeant au Cap, étant composée principalement des gens de justice, des employés du gouvernement et des commerçans, fut effrayée des tendances des planteurs. Par une lettre du 24 décembre 1789, elle les avait bien excités à prendre une position indépendante de l'assemblée nationale constituante; mais elle ne sut aucun gré à l'assemblée générale de prétendre à réformer les abus existans dans l'ordre judiciaire, dans l'administration des finances; ou plutôt, elle comprit que les planteurs ne justifieraient point leurs prétentions à cet égard. Une scission éclata entre ces deux corps populaires. Le gouvernement colonial saisit habilement cette circonstance et appuya l'assemblée provinciale du Cap. Celles de l'Ouest et du Sud, où dominaient d'autres planteurs, se dévouèrent entièrement aux vues de l'assemblée générale qui, croyant à la puissance de cet appui, ne mit aucune borne à ses prétentions.

De ce conflit, de cette division des esprits, résultèrent des mesures militaires de la part du gouvernement colonial, pour appuyer la dissolution de l'assemblée générale qu'il ordonna. Une simple démonstration suffit pour porter 85 de ses membres à s'embarquer pour se

rendre en France et former leurs plaintes à l'assemblée nationale constituante.

Mais avant de se dissoudre, l'assemblée générale avait fait un appel à tous les habitans propriétaires. Ce furent ceux du Sud surtout qui se hâtèrent d'y répondre, en se confédérant avec quelques paroisses de l'Ouest, en se portant en armes jusqu'à Léogane, où ils apprirent le départ des membres de l'assemblée générale. De là, ils notifièrent au gouverneur, comte de Peinier, une sorte de protestation formulée en articles, contenant leurs conditions et leurs réserves. La modération de cet officier général, appuyée toutefois de la menace qu'il leur fit de diriger des forces contre eux, les porta à dissoudre leur armée; mais ils maintinrent le principe de leur confédération.

En remontant aux premiers temps de la colonie, on pourrait expliquer cette facilité, cette promptitude à s'armer, à se révolter contre le gouvernement colonial, de la part des habitans de ces localités, par les précédens qui eurent lieu lors de la révolte contre la compagnie monopoleuse des Indes, et à propos de la formation. des milices, sous le prince de Rohan.

Eh bien! en observant encore le cours des événemens, ne voit-on pas naître de cette idée de confédération armée, dite de Léogane, le conseil de sûreté et d'exécution de la Grande-Anse, vraie confédération armée entre les paroisses de cette partie du Sud, organisée contre l'autorité nationale, suivant les erremens des planteurs de l'assemblée générale de Saint-Marc, et livrant la ville de Jérémie aux Anglais, en 1793 1?

1 Voyez le 2e volume du Rapport de Garran, p. 517, sur la tendance du Sud à l'isolement.

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