Page images
PDF
EPUB

neur général des îles du vent, y arriva en même temps avec les troupes confiées à son commandement; mais il en partit aussitôt pour se rendre à la Martinique.

On a déjà vu que Polvérel était connu de plusieurs des membres de l'ancienne assemblée de Saint-Marc qui voulurent, en 1790, lui confier la défense de cette assemblée, accusée devant la constituante. Le blâme qu'il donna alors de ses actes, et les écrits qu'il publiait à Paris, le rendaient suspect aux yeux des colons d'ètre favorable à l'émancipation des esclaves. Il en était de même de Sonthonax, pour les écrits qu'il avait publiés et qui avaient motivé la répugnance du ministre Lacoste, dévoué aux préjugés coloniaux.

Nommés tous deux par l'influence de Brissot et des Girondins, ils avaient été dénoncés dès lors dans la colonie par Page et Brulley, commissaires de l'assemblée coloniale en France, par les membres du club Massiac, par Moreau de Saint-Méry, par ce CougnacMion que nous avons vu partir pour Londres, aussitôt que la loi du 4 avril eut été rendue. Tous ces colons les représentaient comme placés sous l'influence des Amis des noirs, comme des jacobins forcenés, venant à Saint-Domingue pour préparer l'affranchissement général des esclaves.

Ainsi, Polvérel et Sonthonax arrivaient dans la colonie, et ils étaient accueillis par les colons, avec les préventions les plus défavorables: ils le savaient. Ils avaient, comme secrétaire de la commission civile, Delpech, citoyen de Bordeaux, membre de la société des Amis de la constitution de cette ville, c'est-à-dire de la société correspondante du club des Jacobins de Paris; et l'on sait que la ville de Bordeaux était détestée des co

lons pour ses opinions toujours favorables aux mulâtres et nègres libres.

Nous ne disons rien du commissaire Ailhaud, homme d'un caractère faible, d'un esprit timide, un de ces êtres nuls et passifs, incapables de jouer un rôle important dans les temps de révolution: il n'offusquait point les colons.

Dès le 25 août, étant à bord du vaisseau l'América, par le 26° degré de latitude nord et le 35° de longitude, les commissaires civils avaient rédigé des instructions pour Delpech', dans le but de l'envoyer au Cap sur un aviso, afin d'y annoncer leur arrivée et de sonder le terrein, tant ils craignaient une résistance de la part des assemblées de cette ville, composées de colons : les instructions du roi prévoyaient cette résistance. Mais cette précaution, indiquée par la prudence, devint presque inutile: Delpech fut bien accueilli. Ces assemblées elles-mêmes, avisées de l'approche de la flotte et n'étant pas en mesure de résister, envoyèrent une députation complimenter les commissaires civils. Elle était composée de Raboteau, Jouette et De Pons, membres de l'assemblée coloniale, de quelques membres de l'assemblée provinciale, de la municipalité et de la garde nationale. On conçoit facilement que leur but était de pressentir eux-mêmes ce que les colons avaient à attendre de ces nouveaux agens de la métropole.

Le 20 septembre, une séance solennelle eut lieu dans la grande église du Cap, pour l'installation des com

1 Nous avons en notre possession l'original même de ces instructions, signé des trois commissaires, que nous avons trouvé dans les archives de SantoDomingo. Nous avons aussi l'original d'un certificat de civisme délivré à Delpech, le 12 juillet 1792, par la société de Bordeaux dont il était membre. Nous ignorons comment ces deux documens ont pu s'y trouver.

missaires civils. Daugy, président de l'assemblée coloniale, leur adressa un discours insidieux où il supposait que les commissaires arrivaient avec des instructions secrètes pour préparer l'affranchissement des esclaves. Il y déclarait toutefois que le décret constitutionnel du 24 septembre 1791, en réservant la décision de cette question à l'assemblée coloniale, lui en donnait le droit à elle seule; et il prétendit justifier l'esclavage des noirs, comme indispensable à la prospérité de la colonie et de la métropole. Ce discours est un chef-d'œuvre de l'astuce coloniale. Daugy mettait évidemment en usage cette tactique adroite, pour forcer les commissaires à s'expliquer sur ce sujet important.

<< Nous sommes, dans vos mains, dit-il, comme le vase d'argile que vous pouvez briser à l'instant même; c'est donc aussi l'instant, et peut-être le seul, de vous faire connaître une vérité importante, mal connue de MM. les commissaires nationaux civils vos prédéces

seurs.

» Cette vérité, sentie à la fin par l'assemblée constituante, c'est qu'il ne peut point y avoir de culture à Saint-Domingue sans l'esclavage; c'est qu'on n'a point été chercher et acheter à la côte d'Afrique cinq cent mille sauvages esclaves pour les introduire dans la colonie, en qualité et au titre de citoyens français; c'est que leur existence comme libres y est physiquement incompatible avec l'existence de vos frères européens...

>> Nous avons déclaré, par un décret du mois de mai dernier, que l'esclavage des noirs était irrévocablement maintenu dans les colonies, etc. »>

Les commissaires civils se virent donc, en quelque sorte contraints, dans la séance même, de donner le dé

menti le plus formel au projet qu'on leur imputait. Polvérel prononça ces paroles :

« Je vous déclare, au nom de mes collègues, sans » crainte d'en être désavoué, je vous déclare en mon » nom, que si, par impossible, l'assemblée nationale >> changeait quelque chose à l'état de vos propriétés mobi» lières, j'abdiquerais sur-le-champ toute mission, et remet» trais entre les mains de la nation tous les pouvoirs qu'elle m'a confiés, plutôt que de me rendre complice » d'une erreur aussi funeste à la colonie. »

[ocr errors]

Sonthonax et Ailhaud donnèrent les mêmes assurances sur leurs intentions personnelles. Sonthonax déclara « que jamais l'intention de l'assemblée nationale » n'avait été d'abolir l'esclavage, et que si cette assem» blée égarée en provoquait l'abolition, ils juraient de s'y » opposer de tout leur pouvoir. »

Ces déclarations prouvent que, loin de menacer les colons, les commissaires redoutaient une résistance de leur part.

Dès ce début, Polvérel et Sonthonax laissent voir la différence qui existait dans leur caractère et dans leurs idées cette différence a été remarquée encore plus dans la suite, et a influé sur leurs actes particuliers. Polvérel promet bien d'abdiquer sa mission, de remettre ses pouvoirs, plutôt que de concourir à une mesure qu'il considérerait comme une erreur de l'assemblée nationale, préjudiciable aux intérêts des colons. Mais Sonthonax va plus loin; il jure que si cette assemblée tombait dans cet égarement, si elle provoquait l'abolition de l'esclavage, il s'y opposerait de tout son pouvoir. Dans les paroles de Polvérel, on reconnaît un homme consciencieux qui ne voudrait pas contribuer

à ce qu'il estimerait être un mal; mais il ne dénie pas à l'assemblée nationale le droit de prendre une telle mesure et d'en ordonner l'exécution. Dans celles de Sonthonax, on reconnaît le fougueux proconsul qui n'hésiterait pas, s'il Y avait lieu, à se révolter contre l'autorité de la métropole et à se ranger du côté des colons, pour conserver ce qu'il semble considérer comme un de leurs droits.

:

On conçoit le langage de Polvérel; car, qu'un fonctionnaire public ne veuille pas concourir à l'exécution d'une mesure du gouvernement et qu'il donne sa démission, il doit en avoir la faculté, puisqu'il suit les inspirations de sa conscience, éclairée par son esprit. Mais, qu'il ose déclarer qu'il s'y opposera de tout son pouvoir, c'est ce qui est insolite admettre une telle faculté, ce serait établir l'anarchie dans l'administration, dans le gouvernement des États. Le fonctionnaire qui professe de pareilles doctrines porte en lui-même le germe du plus affreux despotisme. Défiez-vous-en, car la bonne opinion qu'il a de lui-même, de sa capacité à mieux juger que le gouvernement qu'il sert, des mesures propres à la prospérité de son pays, le rendra un vrai despote, si jamais le pouvoir passe en ses mains. Il ne souffrirait pas alors qu'on contestât la convenance des mesures qu'il prendrait.

Nous aurons occasion de faire remarquer, dans la suite de notre histoire, la différence que nous signalons dès à présent entre le caractère et les idées de Polvérel et de Sonthonax. Nous verrons Polvérel indulgent pour beaucoup de fonctionnaires qui ne partagèrent pas ses vues, tandis que Sonthonax fut sévère, acerbe, envers ceux qui désapprouvèrent les siennes. Ce fut surtout à l'occasion

« PreviousContinue »