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EXPLICATION DES MAXIMES DES SAINTS.
AXIMES DES SAINTS.

d'expliquer. J'en attends la force non de moi, mais
de Dieu, qui se plaît à se servir du plus vil et du plus
indigne instrument. Ma doctrine ne doit point être
ma doctrine, mais celle de Jésus-Christ, qui envoie
les pasteurs. Malheur à moi si je disois quelque
chose de moi-même! Malheur à moisi, dans la fonc-
tion d'instruire les autres, je n'étois moi-même le

plus docile et le plus soumis des enfants de l'Eglise

catholique, apostolique et romaine!

Je commencerai l'exécution de ce plan par une exposition simple des divers sens qu'on peut donner au nom d'amour de Dieu, pour faire entendre nettement et précisément l'état des questions en cette matière ; après quoi le lecteur trouvera mes articles qui approuvent le vrai et condamnent le faux sur chaque point des voies intérieures.

EXPOSITION

DES DIVERS AMOURS

DONT ON PEUT AIMER DIEU.

4. On peut aimer Dieu, non pour lui, mais pour les biens distingués de lui, qui dépendent de sa puissance, et qu'on espère en obtenir. Tel étoit l'amour des Juifs charnels, qui observoient la loi, pour être récompensés par la rosée du ciel et par la fertilité de la terre. Cet amour n'est ni chaste ni filial, mais purement servile. A parler exactement, ce n'est pas aimer Dieu; c'est s'aimer soi-même, et rechercher uniquement pour soi, non Dieu, mais ce qui vient de lui.

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d'elle-même, établissant la fin de l'amour qu'elle
porte à Dieu en sa propre commodité, hélas! elle
commettroit un extrême sacrilege.... L'ame qui
n'aime Dieu que pour l'amour d'elle-même, elle
s'aime comme elle devroit aimer Dieu ;
Dieu comme elle devroit s'aimer elle-même. C'est
et elle aime
la fin pour laquelle j'aime Dieu; en sorte que l'a-
comme qui diroit: L'amour que je me porte est
mour de Dieu soit dépendant, subalterne, et in-
férieur à l'amour-propre..... Ce qui est une im-
piété non pareille.

5. On peut aimer Dieu d'un amour qu'on nomme d'espérance. Il n'est pas entièrement intéressé, car il est mélangé d'un commencement d'amour de Dieu pour lui-même. Mais le motif de notre propre intérêt est son motif principal et dominant. Saint François de Sales parle ainsi de cet amour': Je ne dis pas toutefois qu'il revienne tellement à nous, qu'il nous fasse aimer Dieu seulement pour l'amour de nous.... Il y a bien de la différence entre cette parole, J'aime Dieu pour le bien que j'en attends; et celle-ci, Je n'aime Dieu que pour le bien que j'en attends. Cet amour d'espérance est nommé tel, parce que le motif de l'intérêt propre y est encore dominant: c'est un commencement de conversion à Dieu, mais ce n'est pas encore la véritable justice. C'est de cet amonr d'espérance dont saint François de Sales a parlé ainsi 2: Le souverain amour n'est qu'en la charité; mais en l'espérance l'amour est imparfait, parce qu'il ne tend pas en la bonté infinie, en tant qu'elle est telle en elle-même, ainsi en tant qu'elle nous est telle.... Quoiqu'en vérité nul par ce seul amour ne puisse ni observer les commandements de Dieu, ni avoir la vie éternelle.

2. On peut, quand on a la foi, n'avoir aucun degré de charité. On sait que Dieu est notre unique béatitude, c'est-à-dire le seul objet dont la 4. Il y a un amour de charité qui est encore vue peut nous rendre bienheureux. Si en cet état mélangé de quelque reste d'intérêt propre, mais on aimoit Di u comme le seul instrument propre qui est le véritable amour justifiant, parce le moà notre bonheur, et par l'impuissance de trouver tif désintéressé y domine. C'est celui dont saint notre bonheur en aucun autre objet; si on regar-François de Sales parle dans l'endroit ci-dessus doit Dieu comme un moyen de félicité, qu'on rap- rapporté : Le souverain amour n'est qu'en la chaporteroit uniquement à soi, comme fin dernière, cet rité. Cet amour cherche Dieu pour lui-même, et amour seroit plutôt un amour de foi qu'un amour le préfère à tout sans aucune exception. de Dieu du moins il seroit contraire à l'ordre; car il rapporteroit Dieu en le regardant comme objet ou instrument de notre félicité à nous et à notre félicité propre. Quoique cet amour ne nous fit point chercher d'autre récompense que Dieu seul, il seroit néanmoins purement mercenaire, et de pure concupiscence. L'ame, comme dit saint François de Sales', qui n'aimeroit Dieu que pour l'amour

Amour de Dieu, liv. 2, chap. 17.

Ce n'est que par cette préférence qu'il est capable de nous justifier. Il ne préfère pas moins Dieu et sa gloire à nous et à nos intérêts, qu'à toutes les créatures qui sont hors de nous. En voici la raison: c'est que nous ne sommes pas moins des créatures viles, et indignes d'entrer en comparaison avec Dieu, que le reste des êtres crées. Dieu, qui

Amour de Dieu, liv. 2, chap. 17.
Ibid.

ne nous a pas faits pour les autres créatures, ne | On n'aime plus Dieu, ni pour le mérite, ni pour

nous a point faits non plus pour nous-mêmes, mais pour lui seul.

Il n'est pas moins jaloux de nous que des autres objets extérieurs que nous pouvons aimer. A proprement parler, l'unique chose dont il est jaloux en nous, c'est nous-mêmes ; car il voit clairement que c'est nous-mêmes que nous sommes tentés d'aimer dans la jouissance de tous les objets extérieurs. Il est incapable de se tromper dans sa jalousie. C'est l'amour de nous-mêmes auquel se réduisent toutes nos affections. Tout ce qui ne vient pas du principe de la charité, comme saint Augustin le dit si souvent, vient de la cupidité. Ainsi c'est cet amour, unique racine de tous les vices, que la jalousie de Dien attaque précisément en nous. Tandis que nous n'avons encore qu'un amour d'espérance, où l'intérêt propre domine sur l'intérêt de la gloire de Dieu, une ame n'est point encore juste. Mais quand l'amour désintéressé ou de charité commence à prévaloir sur le motif de l'intérêt propre, alors l'ame qui aime Dieu est véritablement aimée de lui. Cette charité véritable n'est pourtant pas encore toute pure, c'est-à-dire sans aucun mélange: mais l'amour de charité prévalant sur le motif intéressé de l'espérance, on nomme cet état un état de charité. L'ame aime alors Dieu pour lui et pour soi; mais en sorte qu'elle aime principalement la gloire de Dieu, et qu'elle n'y cherche son bonheur propre que comme un moyen qu'elle rapporte et qu'elle subordonne à la fin dernière, qui est la gloire de son créateur. Il n'est pas nécessaire que cette préférence de Dieu et de sa gloire, à nous et à nos intérêts, soit toujours explicite dans l'ame juste. La foi nous assure que la gloire de Dieu et notre félicité sont inséparables. Il suffit que cette préférence si juste et si nécessaire soit réelle, mais implicite, pour les occasions communes de la vie. Il n'est nécessaire qu'elle devienne explicite que dans les occasions extraordinaires, où Dieu voudroit nous éprouver pour nous purifier. Alors il nous donneroit, à proportion de l'épreuve, la lumière et le courage pour la porter, et pour développer dans nos cœurs cette préférence. Hors de là il seroit dangereux de la chercher scrupuleusement dans le fond de nos cœurs.

5. On peut aimer Dieu d'un amour qui est une charité pure, et sans aucun mélange du motif de l'intérêt propre. Alors on aime Dieu au milieu des peines, de manière qu'on ne l'aimeroit pas davantage, quand même il combleroit l'ame de consolation. Ni la crainte des châtiments, ni le desir des récompenses, n'ont plus de part à cet amour.

la perfection, ni pour le bonheur qu'on doit trouver en l'aimant. On l'aimeroit autant, quand même, par supposition impossible, il devroit ignorer qu'on l'aime, ou qu'il voudroit rendre éternellement malheureux ceux qui l'auroient aimé. On l'aime néanmoins comme souveraine et infaillible béatitude de ceux qui lui sont fidèles; on l'aime comme notre bien personnel, comme notre récompense promise, comme notre tout. Mais on ne l'aime plus par ce motif précis de notre bonheur, et de notre récompense propre. C'est ce que saint François de Sales a exprimé avec la plus exacte précision, par ces paroles': C'est chose bien diverse de dire, J'aime Dieu pour moi; et de dire, J'aime Dieu pour l'amour de moi.... L'une est une sainte affection de l'épouse..... l'autre est une impiété, etc. Il parle encore ainsi ailleurs : La pureté de l'amour consiste à ne vouloir rien pour soi, à n'envisager que le bon plaisir de Dieu, pour lequel on seroit prêt à préférer les peines éternelles à la gloire. L'ame désintéressée dans la pure charité attend, desire, espère Dieu, comme son bien, comme sa récompense, comme ce qui lui est promis, et qui est tout pour elle. Elle le veut pour soi, mais non pour l'amour de soi. Elle le veut pour soi, afin de se conformer au bon plaisir de Dieu, qui le veut pour elle. Mais elle ne le veut point pour l'amour de soi, parce que ce n'est plus le motif de son propre intérêt qui l'excite.

Tel est le pur et parfait amour, qui fait les mêmes actes de toutes les mêmes vertus que l'amour mélangé; avec cette unique différence, qu'il chasse la crainte aussi bien que toutes les inquiétudes, et qu'il est même exempt des empressements de l'amour intéressé.

Au reste, je déclare que pour éviter toute équivoque dans une matière où il est si dangereux d'en faire, et si difficile de n'en faire aucune, j'observerai toujours exactement les noms que je vais donner à ces cinq sortes d'amour, pour les mieux distinguer.

4° L'amour des Juifs charnels, pour les dons de Dieu distingués de lui, et non pour lui-même, peut être nommé l'amour purement servile. Mais comme nous n'aurons aucun besoin d'en parler, je n'en dirai rien dans cet ouvrage.

2o L'amour par lequel l'on n'aime Dieu que comme le moyen ou l'instrument unique de félicité, que l'on rapporte absolument à soi, comme

Amour de Dieu, liv. 2, chap. 17.

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fin dernière, peut être nommé l'amour de pure | dents pour connoître où est le véritable bien : mais concupiscence.

3o L'amour, dans lequel le motif de notre propre bonheur prévaut encore sur celui de la gloire de Dieu, est nommé l'amour d'espérance.

4° L'amour où la charité est encore mélangée d'un motif d'intérêt propre, rapporté et subordonné au motif principal, et à la fin dernière, qui est la pure gloire de Dieu, devroit être nommé l'amour de charité mélangée. Mais comme nous aurons besoin à tout moment d'opposer cet amour à celui qu'on appelle pur ou entièrement désintéressé, je serai obligé de donner à cet amour mélangé le nom d'amour intéressé, parce qu'en effet il est encore mélangé d'un reste d'intérêt propre, quoiqu'il soit un amour de préférence de Dieu à

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il est contre l'ordre essentiel de la créature, et il ne peut être un commencement réel de véritable justice intérieure. Au contraire, l'amour de préférence, quoique intéressé, peut justifier une ame, pourvu que l'intérêt propre y soit rapporté et subordonné à l'amour de Dieu dominant, et que sa gloire soit la fin principale; en sorte que nous ne préférions pas moins sincèrement Dieu à nousmêmes qu'à tout le reste des créatures. Cette préférence ne doit pas néanmoins être toujours explicite, pourvu qu'elle soit réelle; car Dieu, qui connoît la boue dont il nous a pétris, et qui a pitié de ses enfants, ne leur demande une préférence distincte et développée que dans les cas où il leur donne par sa grace le courage de porter les épreuves où cette préférence a besoin d'être explicite.

1

Parler ainsi, c'est parler sans s'éloigner en rien de la doctrine du saint concile de Trente, qui a déclaré contre les protestants que l'amour de préférence, dans lequel le motif de la gloire de Dieu est le motif principal, auquel celui de notre intérêt propre est rapporté et subordonné, n'est point un péché. Il condamne ceux qui assurent que les justes pèchent dans toutes leurs œuvres, si, outre le desir principal que Dieu soit glorifié, ils envisagent aussi la récompense éternelle, pour exciter leur paresse, et pour s'encourager à courir dans la carrière. C'est parler comme saint François de Sales, et comme toute l'école suivie par les mystiques.

ARTICLE I.

FAUX.

L'amour de pure concupiscence, ou entièrement mercenaire, par lequel on ne desireroit que Dieu, mais Dieu pour le seul intérêt de son propre bonheur, et parce qu'on croiroit trouver en lui le seul instrument propre à notre félicité, seroit un amour indigne de Dieu. On l'aimeroit comme un avare aime son argent, ou comme Tout amour intéressé, ou mélangé d'intérêt un voluptueux aime ce qui fait son plaisir propre sur notre bonheur éternel, quoique rapen sorte qu'on rapporteroit uniquement Dieu à porté et subordonné au motif principal de la gloire soi, comme le moyen à la fin. Ce renversement de de Dieu, est un amour indigne de lui, dont les ames l'ordre seroit, suivant saint François de Sales', ont besoin de se purifier, comme d'une véritable un amour sacrilége, et une impiété non pareille. souillure ou péché. On ne peut pas même se servir Mais cet amour de pure concupiscence, ou entiè- de l'amour de pure concupiscence, ou purement rement mercenaire, ne doit jamais être confondu mercenaire, pour préparer les ames pécheresses avec l'amour que les théologiens nomment de pré-à leur conversion, en suspendant par-là leurs férence, qui est un amour de Dieu mélangé de passions et leurs habitudes, pour les mettre en notre intérêt propre, et dans lequel notre propre état d'écouter tranquillement les paroles de la intérêt se trouve toujours subordonné à la fin prin- foi. cipale, qui est la gloire de Dieu. L'amour de pure concupiscence, ou purement mercenaire, est plutôt un amour de soi-même qu'un amour de Dieu. Il peut bien préparer à la justice, en ce qu'il fait le contre-poids de nos passions, et nous rend pru

'Amour de Dieu, liv. 2, chap. 17.

Parler ainsi, c'est contredire la décision formelle du saint concile de Trente, qui déclare que l'amour mélangé, où le motif de la gloire de Dieu domine, n'est point un péché. De plus, c'est contredire l'expérience de tous les saints pasteurs, qui voient

Sess. 6, chap. 41.

souvent les conversions solides préparées par l'a- | chaste qui demeure au siècle des siècles. De

mour de concupiscence, et par la crainte purement servile.

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:

Il y a trois divers degrés, ou trois états habituels de justes sur la terre. Les premiers ont un amour de préférence pour Dieu, puisqu'ils sont Justes; mais cet amour, quoique principal et dominant, est encore mélangé de crainte pour leur intérêt propre. Les seconds sont, à plus forte raison, dans un amour de préférence mais cet amour, quoique principal et dominant, est encore mélangé d'espérance pour leur intérêt, en tant que propre. C'est pourquoi saint François de Sales dit que la sainte résignation a encore des desirs propres, mais soumis. Ces deux amours sont renfermés dans le quatrième, que j'ai appelé amour intéressé dans mes définitions 2.

1

même, l'espérance, loin de se perdre, se perfectionne par la pureté de l'amour. Alors c'est un desir réel et une attente sincère de l'accomplissement des promesses, non-seulement en général et d'une manière absolue, mais encore de l'accomplissement des promesses en nous et pour nous, suivant le bon plaisir de Dieu; mais par ce motif unique de son bon plaisir, sans y mêler celui de notre intérêt propre. Ce pur amour ne se contente pas de ne vouloir point de récompense qui ne soit Dieu même. Tout mercenaire purement mercenaire, qui auroit une foi distincte des vérités révélées, pourroit ne vouloir point d'autre récompense que Dieu seul, parce qu'il le connoîtroit clairement comme un bien infini, et comme étant lui seul sa véritable récompense, ou l'unique instrument de sa félicité. Ce mercenaire ne voudroit dans la vie future que Dieu seul; mais il voudroit Dieu comme béatitude objective ou objet de sa béatitude, pour le rapporter à sa béatitude formelle, c'est-à-dire à soimême, qu'il voudroit rendre bienheureux, et dont il feroit sa dernière fin. Au contraire, celui qui aime du pur amour, sans aucun mélange d'intérêt propre, n'est plus excité par le motif de son intérêt. Il ne veut la béatitude pour soi qu'à cause qu'il sait que Dieu la veut, et qu'il veut que chacun de nous la veuille pour sa gloire. Si, par un cas qui est impossible à cause des promesses pu

Les troisièmes, incomparablement plus parfaits que les deux autres sortes de justes, ont un amour pleinement désintéressé, qui a été nommé pur; pour faire entendre qu'il est sans mélange d'aucun autre motif que celui d'aimer uniquement en ellemême et pour elle-même la souveraine beauté de Dieu. C'est ce que tous les anciens ont exprimé en disant qu'il y a trois états: le premier est des justes qui craignent encore, par un reste d'esprit d'esclavage. Le second est de ceux qui espèrent encore pour leur propre intérêt, par un reste d'es-rement gratuites, Dieu vouloit anéantir les ames prit mercenaire. Le troisième est de ceux qui méritent d'être nommés les enfants, parce qu'ils aiment le Père sans aucun motif intéressé, ni d'espérance ni de crainte. C'est ce que les auteurs des derniers siècles ont exprimé précisément de même sous d'autres noms équivalents. Ils ont fait trois états: le premier est la vie purgative, où l'on combat les vices par un amour mélangé d'un motif intéressé de crainte sur les peines éternelles. Le second est la vie illuminative, où l'on acquiert les vertus ferventes par un amour encore mélangé d'un motif intéressé pour la béatitude céleste. Enfin, le troisième est la vie contemplative, ou unitive, dans laquelle on demeure uni à Dieu par l'exercice paisible du pur amour. Dans ce dernier état on ne perd jamais, ni la crainte filiale, ni l'espérance des enfants de Dieu, quoiqu'on perde tout motif intéressé de crainte et d'espérance.

La crainte se perfectionne en se purifiant; elle devient une délicatesse de l'amour, et une révérence filiale qui est paisible. Alors c'est la crainte

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des justes au moment de leur mort corporelle, ou
bien les priver de sa vue, et les tenir éternelle-
ment dans les tentations et les misères de cette
vie, comme saint Augustin le suppose, ou bien leur
faire souffrir loin de lui toutes les peines de l'enfer
pendant toute l'éternité, comme saint Chrysostome
le suppose après saint Clément; les ames qui sont
dans ce troisième état du pur amour ne l'aime-
roient ni ne le serviroient pas avec moins de fidé-
lité. Encore une fois, il est vrai que cette supposi-
tion est impossible à cause des promesses, parce
que Dieu s'est donné à nous comme rémunéra-
teur nous ne pouvons plus séparer notre béati-
tude de Dieu aimé avec la persévérance finale :
mais les choses qui ne peuvent être séparées du
côté de l'objet peuvent l'être très réellement du
côté des motifs. Dieu ne peut manquer d'être la
béatitude de l'ame fidèle; mais elle peut l'aimer
avec un tel désintéressement, que cette vue de
Dieu béatifiant n'augmente en rien l'amour qu'elle
a pour lui sans penser à soi, et qu'elle l'aimeroit
tout autant s'il ne devoit jamais être sa béatitude.
Dire que cette précision de motifs est une vaine

subtilité, ce seroit ignorer la jalousie de Dieu et celle des saints contre eux-mêmes: c'est traiter de vaine subtilité la délicatesse et la perfection du pur amour, que la tradition de tous les siècles a mis dans cette précision de motifs.

Parler ainsi, c'est parler précisément comme toute la tradition générale du christianisme, depuis les plus anciens Pères jusqu'à saint Bernard, comme tous les plus célèbres docteurs de l'école, depuis saint Thomas jusqu'à ceux de notre siècle; enfin comme tous les mystiques canonisés ou approuvés de toute l'Église, malgré les contradictions qu'ils ont souffertes; il n'y a rien dans l'Église de plus évident que cette tradition, et rien ne seroit plus téméraire que de la combattre, ou de la vouloir éluder. Cette supposition du cas impossible dont nous venons de parler, loin d'être une supposition indiscrète et dangereuse des derniers mystiques, est au contraire formellement dans saint Clément d'Alexandrie, dans Cassien, dans saint Chrysostome, dans saint Grégoire de Nazianze, dans saint Anselme et dans saint Augustin, qu'un très grand nombre de saints ont

suivi.

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Il y a un amour si pur, qu'il ne veut plus la récompense, qui est Dieu même. Il ne la veut plus en soi et pour soi, quoique la foi nous enseigne que Dieu la veut en nous et pour nous, et qu'il nous commande de la vouloir comme lui pour sa gloire.

Cet amour porte son désintéressement jusqu'à consentir de haïr Dieu éternellement, ou de cesser de l'aimer; ou bien il va jusqu'à perdre la crainte filiale, qui n'est que la délicatesse de l'amour jaloux; ou bien il va jusqu'à éteindre en nous toute espérance, en tant que l'espérance la plus pure est un desir paisible de recevoir, en nous et pour nous, l'effet des promesses selon le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire, sans aucun mélange d'intérêt propre; ou bien il va jusqu'à nous haïr nous-mêmes d'une haine réelle, en sorte que nous cessons d'aimer en nous pour Dieu son œuvre et son image, comme nous l'aimons par charité en notre prochain.

Parler ainsi, c'est donner, par un terrible blasphème, le nom de pur amour à un désespoir brutal et impie, et à la haine de l'ouvrage du créateur. C'est, par une extravagance monstrueuse, vouloir que le principe de conformité à Dieu nous rende contraires à lui. C'est vouloir, par un

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Il faut laisser les ames dans l'exercice de l'amour, qui est encore mélangé du motif de leur intérêt propre, tout autant de temps que l'attrait de la grace les y laisse. Il faut même révérer ces motifs qui sont répandus dans tous les livres de l'Écriture sainte, dans tous les monuments les plus précieux de la tradition, enfin dans toutes les prières de l'Église. Il faut se servir de ces motifs pour réprimer les passions, pour affermir toutes les vertus, et pour détacher les ames de tout ce qui est renfermé dans la vie présente.

Cet amour, quoique moins parfait que celui qui est pleinement désintéressé, a fait néanmoins dans tous les siècles un grand nombre de saints; et la plupart des saintes ames ne parviennent jamais en cette vie jusqu'au parfait désintéressement de l'amour; c'est les troubler et les jeter dans la tentation, que de leur ôter les motifs d'intérêt propre, qui, étant subordonnés à l'amour, les soutiennent et les animent dans les occasions dangereuses. Il est inutile et indiscret de leur proposer un amour plus élevé auquel elles ne peuvent atteindre, parce qu'elles n'en ont ni la lumière intérieure ni l'attrait de grace. Celles mêmes qui commencent à en avoir ou la lumière ou l'attrait sont encore infiniment éloignées d'en avoir la réalité. Enfin celles qui en ont la réalité imparfaite

sont encore bien loin d'en avoir l'exercice uni

forme, et tourné en état habituel.

Ce qui est essentiel dans la direction, est de ne faire que suivre pas à pas la grace avec une patience, une précaution et une délicatesse infinies. Il faut se borner à laisser faire Dieu, et ne porter jamais au pur amour que quand Dieu, par l'onction intérieure, commence à ouvrir le cœur à cette parole, qui est si dure aux ames encore attachées à elles-mêmes, et si capable ou de les scandaliser, ou de les jeter dans le trouble. Encore même ne faut-il jamais ôter à une ame le soutien des motifs intéressés, quand on commence, suivant l'attrait de sa grace, à lui montrer le pur amour. Il suffit

de lui faire voir en certaines occasions combien Dieu est aimable en lui-même, sans la détourner jamais de recourir au soutien de l'amour mélangé.

Parler ainsi, c'est parler comme l'esprit de grace et l'expérience des voies intérieures feront

1 Quatrième amour. Voyez pag, 7.

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