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DROIT ROMAIN

DE LA CONDITION JURIDIQUE

DU FILS DE FAMILLE A ROME

SPÉCIALEMENT EN MATIÈRE D'OBLIGATIONS

INTRODUCTION

Au point de vue purement philosophique, les droits de la puissance paternelle ont leur source dans les devoirs qui sont imposés à l'ascendant et qui consistent à protéger la faiblesse de ses descendants, à guider leur inexpérience, à se charger de leur éducation physique et morale. Ce pouvoir, qui appartient de préférence au père, peut, à défaut du père, être dévolu à la mère; il ne confère aux parents que les droits strictement nécessaires pour l'accomplissement de leur mission; il cesse lorsque l'enfant est parvenu à un âge où sa raison est assez développée pour qu'il se dirige lui-même, et, jusquelà, celui qui l'exerce ne saurait l'abdiquer.

A Rome, la puissance paternelle était organisée sur une idée toute différente; elle était conçue dans l'intérêt du père, ou plutôt de l'État, et nullement à titre de protection pour l'enfant. Elle n'était jamais donnée à une femme; l'ascendant paternel, chef de famille, seul l'exerçait. Aucun âge n'en libérait; le paterfamilias pouvait, au contraire, en faire sortir à toute époque de leur vie ceux qui y étaient soumis. Il était le dépositaire des croyances religieuses, le chef du culte de la famille, et ses enfants n'avaient pas de sacra qui leur fussent personnels. Toutes leurs acquisitions lui profitaient; elles se confondaient dans un seul patrimoine qu'il administrait et dont il disposait en maitre. Enfin il avait un pouvoir absolu et jusqu'à un

jus vitæ necisque, comme haut justicier, et à un droit de vente sur la personne physique de ses enfants. L'affection paternelle, le sentiment des devoirs qu'elle entraîne et dont les Romains ne se dissimulaient pas l'importance, étaient d'ailleurs un suffisant contrepoids pour empêcher la puissance si étendue du père de famille de devenir un pouvoir tyrannique. On s'était proposé, avec cette organisation, de conserver, par l'unité du culte privé, les croyances religieuses, par. l'unité de patrimoine, la fortune publique, et par la souveraineté d'une volonté unique, les mœurs et les traditions nationales. On ne peut méconnaître que le but ait été atteint.

D'ailleurs, si dans la famille, la personnalité du fils s'absorbait dans celle du détenteur de la puissance, il n'en était pas de même en ce qui concerne l'ordre politique. Le filiusfamilias, comme toute personne sui juris, était apte au service militaire, aux fonctions et aux dignités publiques. Il possédait le jus suffragii et le jus honorum. Hors du cercle de la famille, il restait indépendant.

Nous ne considérerons pas ici, dans son ensemble, la condition des fils de famille à l'origine et ses transformations dans la suite des temps. Nous nous bornerons simplement à examiner la capacité du filius familias en matière d'obligations. Nous devons pourtant remarquer que l'organisation de la patria potestas, longtemps appliquée dans sa rigueur primitive, subit peu à peu des transformations et finit par recevoir des modifications profondes. Les sacra, qui assuraient l'unité de culte, furent d'abord négligés, puis disparurent complètement avec le triomphe du christianisme. L'unité de patrimoine fut atteinte par la création et le développement des pécules castrense, quasi castrense, et des bona adventitia, qui assurèrent au fils en puissance un patrimoine distinct. Enfin, la suprématie d'une seule volonté se trouva eile-même très compromise par les restrictions apportées au pouvoir du père sur la personne de ses enfants.

Ces atténuations progressives ne donnent-elles pas lieu de penser qu'une marche parallèle a été suivie au sujet des obligations? Il semble logique d'admettre que le filiusfamilias, qui tout d'abord n'avait, pour ainsi dire, vis-à-vis de son père, de liberté ni pour sa personne, ni pour ses biens, ne devait pas jouir d'une plus grande latitude pour contracter. On peut d'ailleurs faire un rapprochement, en faveur de cette hypothèse, avec les esclaves. A l'origine et pendant longtemps ils n'étaient ni bien nombreux ni traités avec le mépris dont ils

furent l'objet plus tard. Rome ne pouvait encore imposer son joug d'une façon trop pesante; elle luttait pour s'agrandir, contre les habitants des territoires voisins, elle usait de ménagements envers le vaincu. On était donc loin de l'époque où Fabius Cunctator envoyait 30.000 esclaves de la seule ville de Tarente, Paul Emile, 150.000 de l'Épire. En outre, le bien-être, encore plus le luxe, étaient alors inconnus; chacun menait une vie austère. Les esclaves partageaient avec les maîtres la vie et le travail des champs. Chaque jour les réunissait, et faisait naître entre eux des rapports plus familiers et plus intimes. Ses propres efforts apprenaient au maître à ne pas surmener son esclave, à l'estimer, à se rendre compte de son utilité et de sa capacité. Initié aux événements les plus intimes de la vie de famille, participant au culte des dieux, partageant les joies et les douleurs de la famille, objet de l'affection des enfants depuis leur naissance et pendant toute leur vie, l'esclave était en réalité un membre de la famille, considéré et traité comme tel (1). » L'analogie entre lui et le fils de famille est si grande qu'on a pu dire, non sans raison, que pendant des siècles, la puissance paternelle fut, quant à son objet et à son caracère, la même que la puissance dominicale (2). L'incapacité devait donc être sensiblement la même pour toutes les personnes alieni juris, parce que pour toutes, elle dérivait du pouvoir absolu du chef de famille. A cette époque le filiusfamilias était sans doute comme l'esclave incapable de contracter et de devenir propriétaire.

Les remarques historiques tenant peu de place dans les écrits des jurisconsultes romains, on n'y trouve pas d'allusion directe à cette incapacité primitive que les premiers d'entre eux n'avaient guère pu cependant ignorer. Aussi les anciens commentateurs ne se sont-ils pas préoccupés de cette théorie qui est assez récente, mais qui commence à s'affermir (3) Nous n'avons pas l'intention de la reprendre ici tout entière; nous ne pouvions toutefois nous dispenser de la signaler, comme aussi nous avons cru devoir, chaque fois qu'un 1. Ihering, l'Esprit du Droit romain, livre II, 1re partie, titre II, § 36, 1. 2. Ibid, § 36, 2.

3. V. sur cette question: Voigt, Die zwölfen Tafeln, t. II, p. 264, n. 8; Mandry, Das gemeine Familiengüterrecht, t. I, §§ 36, 38, 45, 46; Esmein, Nouvelle revue historique 1887, p. 59. Courtes études. Comp. Souchon, de l'Incapacité des enfants de famille en matière d'obligations contractuelles dans le très ancien droit. Thèse de doctorat, Paris, 1889.

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