Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE IV

Obligation pour l'occupant de délivrer un reçu après l'exécution de la réquisition. Droit des habitants à indemnité.

§ I.

Obligation d'un reçu.

Les auteurs et les publicistes sont d'accord pour imposer à l'occupant l'obligation de délivrer un reçu constatant la livraison faite ou l'exécution des services demandés par voie de réquisition.

L'article 38 des Instructions de 1863 pour les armées en campagne des États-Unis stipulait à ce sujet que : « Si le propriétaire n'est pas en fuite, l'officier commandant lui fera délivrer un reçu qui puisse lui servir à obtenir une indemnité. »

Les proclamations du roi de Prusse et des commandants supérieurs des armées allemandes, en 1870, exigeaient aussi « des reçus officiels pour toutes les fournitures. »

En 1874, M. le baron Jomini avait proposé à la Conférence de Bruxelles un article ainsi conçu: « Pour toute réquisition, il sera accordé une indemnité ou délivré une quittance, pourvu qu'il y ait quelqu'un pour la recevoir. » Les derniers mots étaient une réminiscence de l'article 38 des Instructions américaines; ils furent effacés à la demande de M. le colonel fédéral Hammer, et on adopta en conséquence la rédaction suivante, devenue celle du paragraphe 2 de l'article 42 du projet de Déclaration « Pour toute réquisition, il sera accordé une indemnité ou délivré un reçu (1). »

Le Manuel des lois de la guerre sur terre de l'Institut de droit international est encore plus formel. Aux termes de l'article 60: « Les prestations en nature, quand elles ne sont pas payées comptant, sont

1. Protocole XVI, séance de la commission, 20 août 1874, loc. cit., p. 223 et 224.

constatées par des quittances. Des mesures doivent être prises pour assurer le caractère sérieux et la régularité de ces quittances. >

L'utilité des reçus consiste à pouvoir établir les droits des habitants pour le règlement d'une indemnité ultérieure; en outre, et comme l'observe le Manuel de droit international à l'usage des officiers de notre armée de terre, « l'occupant, tenu de laisser une marque écrite de ses exigences, commet moins d'abus et garde plus de modération (1). ► Enfin, si une localité a déjà été traversée par les troupes, la municipalité pourra, sur la présentation des reçus antérieurement délivrés, prouver plus facilement que les ressources existantes sont en partie épuisées, obtenir des réductions, et préserver la population des mesures de rigueur que l'occupant prendrait à son égard, s'il restait persuadé que l'inexécution totale ou partielle de la réquisition tient au mauvais vouloir des habitants.

Le reçu doit contenir les mentions et présenter les caractères qui permettent à la fois d'en vérifier l'authenticité et d'établir la valeur des choses requises. On ne saurait trop approuver les prescriptions suivantes du Manuel de droit international à l'usage des officiers de l'armée de terre : « Les officiers qui les délivrent doivent en écrire lisiblement le texte, y consigner explicitement les éléments essentiels qui déterminent la valeur marchande de la prestation, en marquer la date, joindre à leur signature l'indication de leur grade et du corps auquel ils appartiennent, et noter, s'il y a lieu, qu'ils agissent par délégation d'une autorité supérieure (2). »

Afin de faciliter la délivrance des récépissés, l'occupant rédigera un reçu en bloc pour la municipalité ou les notables chargés de l'exécution de la réquisition; le maire ou les notables dresseront ensuite les certificats destinés à chacun des habitants (3).

En cas de nourriture chez l'habitant, on délivre des reçus de journées ou de demi-journées de nourriture. C'est le meilleur moyen d'appréciation pour ce mode de réquisition où les espèces de denrées fournies sont très variables à cause des substitutions (4).

1. Manuel de droit international à l'usage des officiers de l'armée de terre, p. 127. 2. Ibid.

3. V. art. 20 de la loi du 3 juillet 1877 et 41 du décret du 2 août suivant. 4. Sic, art. 36, inst. du 30 août 1885 et art. 26, inst. du 12 avril 1889, déjà citées,

§ II.

Droit des habitants à une indemnité.

Les réquisitions faites par l'occupant obligent-elles à payer une indemnité aux habitants qui les ont supportées?

Diverses opinions ont été émises à ce sujet.

Suivant Loening: « l'ennemi ne saurait être tenu de payer une indemnité pour les objets par lui réquisitionnés. L'ennemi part de l'idée que la guerre a été injustement commencée ou continuée par son adversaire. Il élève par là même la prétention de faire supporter par ce dernier les frais de la guerre. C'est à celui-ci à payer entre autres les indemnités pour les réquisitions que l'ennemi a été forcé de faire sur son territoire. La question de savoir si cela se fait ou non appartient au droit public interne et non au droit des gens (1). » L'occupant ne doit aucune indemnité.

Bluntschli, dans la règle 655 de son Droit international codifié émet une opinion contraire : « Lorsque, » dit-il, « les livraisons régulières des vivres, vêtements, armes et munitions nécessaires à une armée viennent à faire défaut, et qu'on doit recourir aux contributions forcées, l'État qui a ordonné la réquisition est tenu d'indemniser les particuliers, et doit remettre aux propriétaires respectifs un récépissé des objets pris ou reçus. » Puis dans le paragraphe servant de développement à la règle, il accentue sa pensée en ces termes : « Il faut dédommager les propriétaires, et, d'après les principes du droit naturel, cette tâche incombe en première ligne à l'État qui saisit ces biens et les emploie à son profit. Si les réclamations dirigées contre cet État n'aboutissaient pas, l'équité exigerait que l'État sur le territoire duquel la réquisition a eu lieu fût rendu subsidiairement responsable. »

Ces dispositions ne donneraient pourtant pas d'une manière complète l'opinion de Bluntschli, si on ne les rapprochait de la règle

1. Læning, loc. cit., Revue de Droil international, 1872, p. 645.

653 d'après laquelle : « l'armée qui occupe le territoire ennemi a le droit d'exiger que les habitants contribuent gratuitement à l'entretien et au transport des troupes et du matériel de guerre, si ces contributions étaient consacrées par l'usage dans le pays et ne sont pas contraires aux lois de la guerre. » Et après avoir indiqué au nombre des contributions en nature ou réquisitions d'objets matériels le logement, les vivres, le chauffage, l'habillement, les chevaux et voitures pour les transports, il ajoute dans le paragraphe 5: « Toutes les contributions (réquisitions) que nous venons d'énumérer donnent, suivant les circonstances, droit à des dédommagements. Il faut distinguer:

a) Les prestations que l'on peut réclamer gratuitement de la population à titre d'impôt ou de contribution de guerre. La nature et l'espèce de ces contributions sont déterminées par l'usage ou les lois du pays.....

b) Les réquisitions qui dépassent les limites posées sous litt. a) et dont, en droit naturel, les contribuables doivent dès lors être dédommagés (1). »

Ce système, qui donne à l'occupant le droit de prélever gratuitement les mêmes choses que l'armée nationale (2) ne nous semble pas équitable. Nous l'avons déjà repoussé quant à l'étendue à donner au droit de réquisition. Nous le rejetterons ici encore pour des raisons identiques: les habitants ne peuvent être astreints aux mêmes sacrifices envers l'ennemi que vis-à-vis de l'armée qui combat pour la défense de leur patrie; il est injuste de prétendre qu'ils n'auront droit à aucune indemnité chaque fois que l'État, s'il avait exercé luimême la réquisition, ne les aurait pas dédommagés. Que d'abus d'ailleurs le système engendrerait-il dans la pratique? Bluntschli est bien obligé de le reconnaitre puisqu'il ajoute à la fin de l'alinéa, litt. a), qui précède : « Il va sans dire que beaucoup de points de détail dépendent toujours plus ou moins de l'arbitraire du commandant des troupes. »

Nous laisserons donc de côté cette distinction pour nous demander si l'occupant ne devrait pas payer dans tous les cas une indemnité.

1. V. dans le même sens, ce que dit encore Bluntschli, dans l'Introduction, de son Droit international codifié, p. 41 et 42.

2. Sic. Rouard de Card. loc. cit.,p. 167.

Nous inclinons pour l'affirmative. Et, en effet, l'ancien adage: la guerre nourrit la guerre, a disparu pour faire place à cet autre principe aujourd'hui incontesté : les personnes paisibles et les propriétés privées doivent être respectées. Par conséquent, l'occupant exige-t-il des habitants la livraison d'objets matériels ou l'exécution de services, il ne peut y prétendre qu'en vertu d'une expropriation ou d'un contrat forcé de louage de services, tous deux fondés sur une nécessité supérieure qui exige, en échange, une indemnité. Il y a là une analogie avec ce qui se passe dans le droit public interne des pays qui, après avoir consacré le principe de l'inviolabilité de la propriété, admettent, comme corollaire, l'expropriation pour cause d'utilité publique, sous la garantie d'une indemnité équitable. Si d'ailleurs, ainsi que le remarque très bien M. Moynier (1) on rejetait cette opinion, « les mots qui se trouvent en tête de l'article 40 de la Déclaration de Bruxelles: « La propriété privée doit être respectée », ne seraient qu'une inconséquence, car ils reviendraient à dire que, puisque la propriété est inviolable, on peut s'en emparer. L'indemnité dans la limite du possible est réclamée par l'opinion publique. On n'est en droit de demander à des populations paisibles que des avances remboursables qui, vu leur caractère obligatoire, peuvent être comparées à des emprunts forcés. » (2) A s'en tenir à l'enchaînement rigoureux des principes, une indemnité serait donc due par l'occupant (3).

1. V. rapp. de M. Rolin-Jaequemyns sur le projet de Déclaration de la Conférence de Bruxelles, loc. cit., p. 502.

[ocr errors]

2. M. le colonel Staff, délégué de la Suède, avait déjà exprimé à la commission de la Conférence de Bruxelles l'idée de considérer les contributions comme des avances remboursables. (Protocole XVI, séance du 20 août 1874, loc. cit., p. 216.) M. le colonel fédéral Hammer, délégué de la Suisse, y voyait aussi des emprunts forcés. M. le général de Voigts-Rhetz, délégué de l'Allemagne, objectait que cette thèse n'était pas applicable aux pays où fonctionne le régime constitutionnel et où les emprunts forcés ne peuvent avoir cours sans l'autorisation des Chambres. Si l'on accorde cette faculté à l'ennemi et que le Gouvernement vaincu soit obligé d'en tenir comple, c'est donner à l'ennemi le droit d'imposer ses lois dans un pays étranger. (Protocole XVI, loc. cit,p. 221), M. le colonel Hammer répondit en précisant le sens de sa déclaration : « Son Gouvernement ne proposait pas de dire que les réquisitions sont des emprunts forcés, mais seront envisagées comme tels; cela revient à dire que les habitants ont donné quelque chose, sans le vouloir, malgré eux, mais sous réserve de restitution ou de dédommagement. C'est un prêt auquel on ne peut pas se soustraire. Il ne s'ensuit pas qu'il faudrait l'assentiment des États en cause. >> (loc. cit., p. 222.)

3. V. les observations de M. le baron Lambermont, délégué de la Belgique, qui a été l'un des meilleurs défenseurs de cette opinion. Protocole XVI, loc. cit., p. 214 et suiv.

« PreviousContinue »