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contribuent à assurer davantage l'indépendance des États auxquels elle est garantie.

En Droit commun, pour qu'il y ait neutralité, c'est-à-dire pour qu'il y ait un ensemble de droits et de devoirs que confère et impose la situation désignée sous ce nom, il faut qu'il y ait des belligérants. On est neutre par rapport aux belligérants. Lorsqu'une guerre éclate, tous les États qui constituent la personnalité internationale libre et indépendante peuvent y prendre part ou non. Selon le parti qu'on a choisi, on est belligérant ou neutre pendant la durée de la guerre, et, la paix étant rétablie, on perd l'une et l'autre de ces deux qualités.

La neutralité n'est pas toujours uniforme. Elle ne consiste point en un corps de droits et de devoirs dont la composition ne comprend ni plus ni moins. Il y en a un certain nombre absolument indispensable pour constituer la neutralité, tandis que l'exercice ou le non-exercice des autres constitue le caractère plus ou moins amical envers les puissances voisines belligérantes. On dira, d'après cela, que la neutralité est armée ou non armée, qu'elle est bienveillante, stricte ou même menaçante. L'idée essentielle de la neutralité est la non-participation à la guerre.

La neutralité, comme nous l'avons dit, est, de la part de chaque État, un acte purement volontaire. On a le droit de rester neutre ou de ne pas le rester, et de ne consulter pour cela que son propre intérêt. Les traités qui stipulent la neutralisation et qui la garantissent enlèvent cette faculté et portent en ce sens une restriction au libre exercice des droits souverains de l'État neutralisé. Mais en même temps la neutralisation constitue une situation privilégiée : elle confère à l'État garanti l'assurance non seulement que ses voisins ne pourront pas lui déclarer la guerre à leur grẻ, mais qu'ils ne pourront non plus agir dans les guerres survenues entre eux uniquement selon leur convenance en ce

qui concerne son territoire. La neutralisation confère à l'État neutralisé une situation extérieure fort modeste, en lui enlevant tous les moyens de propager son influence à l'étranger et en l'obligeant à se désintéresser de ce qu'on appelle la grande politique internationale. Mais en même temps elle lui procure la sécurité pour son existence et pour son libre développement intérieur; elle remet en outre dans des mains plus fortes la défense de ses intérêts légitimes à l'extérieur.

Cependant, ce n'est ni uniquement, ni principalement, l'intérêt de l'État garanti qui sert de cause déterminante à la neutralisation. Dans son discours du 20 novembre 1831, en défendant le traité de Londres du 15 du même mois, M. Thiers justifiait ainsi la neutralité garantie au nouvel État belge (1): « Les Alpes sont une des parties les plus importantes des frontières de l'Europe. L'Autriche, l'Allemagne, l'Italie, la France ne veulent les céder à aucune d'elles. Alors. on les a laissées en dépôt dans les mains d'un petit peuple brave et sage, qui les garde et n'en peut abuser... En Belgique, il y a aussi une portion des frontières que ni l'Angleterre, ni l'Allemagne, ni la France ne veulent se céder: ce sont les rivages de l'Océan et l'embouchure des principaux fleuves de l'Europe. » Le but principal de la neutralisation pour les puissances qui la garantissent consiste à s'éloigner réciproquement, à s'imposer l'une à l'autre une distance de certains points stratégiques fort importants qu'aucune d'elles n'est assez forte pour conquérir contre toutes les autres. Elles y placent et s'engagent à y conserver un État inoffensif dans les conditions qui présentent à tous les voisins la sécurité des frontières. La neutralisation d'un État joue ainsi un rôle éminemment utile en contribuant au maintien de l'équilibre général à ce double titre

qu'elle

(1) Discours parlementaires de M. Thiers, publiés par M. Calmon, t. Ier, p. 95.

s'oppose à la conquête de l'État neutralisé par ses voisins. plus forts et qu'elle limite le champ de bataille et augmente par là les forces défensives de chacun contre tous. La neutralité constitue en quelque sorte une barrière morale contre les invasions des puissances conquérantes, en leur fermant les routes militaires les plus avantageuses. En 1815, lorsqu'on garantissait la neutralité suisse, et en 1831, lorsqu'on donnait la même garantie au royaume belge, on avait agi plein de souvenirs du premier Empire. Le but poursuivi par les puissances dans ces deux cas était de prémunir l'Europe contre le retour des invasions françaises.

C'est précisément ce rôle de barrières joué par les États neutres qui s'oppose à ce qu'on augmente indéfiniment de pareilles créations. Les États souverains ont souvent besoin de se faire la guerre, les discussions qui s'élèvent entre eux étant souvent de nature à ne pouvoir être tranchées que par les armes. « Ce serait une utopie de vouloir établir entre tous les grands États un système complet de petits États neutres, parce que ce système serait en contradiction avec la nature et le caractère des États neutres (1). » Plus les terr toires neutralisés qui séparent deux grandes puissances sont étendus, et plus les frontières restées libres se trouvent moins vulnérables, plus la neutralité se trouve exposée à des violations. Les dernières discussions au sujet de la neutralité belge ont donné une démonstration suffisante de cette vérité.

Tout pays ne se prête donc pas à la neutralisation perpétuelle; il faut, pour qu'elle puisse avoir lieu, la réunion de conditions toutes spéciales. Il faut, d'après ce que nous avons dit, qu'il s'agisse d'un pays petit et faible qui ne pourrait jamais aspirer à influer sur la marche de la politique générale; que ce pays soit placé entre les grands États dont les forces se balancent, mais sans être l'unique voie

(1) Funck-Brentano et Sorel, Précis du Droit des gens, p. 456.

ouverte à leurs armées; que l'État neutre soit fermement décidé à rester indépendant et neutre, résolu à se défendre contre toutes les tentatives d'annexion de la part de ses voisins, à ne point se mêler de leurs querelles et à garder une stricte et impartiale neutralité dans tous leurs conflits (1). Les premières neutralisations perpétuelles sous la garantie des puissances datent du commencement de notre siècle et sont sorties des grandes négociations de 1814 et 1815. Antérieurement, il y eut des projets qui ne furent pas réalisés et parmi lesquels nous ne citerons que celui de l'empereur Léopold II, qui voulait neutraliser la Pologne pour la préserver du second partage. Le récez général de l'empire germanique, publié à la suite du traité de Lunéville, le 25 février 1803, plaçait dans la neutralité perpétuelle les villes libres et immédiates Augsbourg, Lübeck, Nüremberg, Francfort, Brême et Hambourg; seulement cet acte n'avait de valeur que pour le Saint-Empire, et il ne contenait à aucun degré une garantie internationale. Les actes qui contiennent les neutralisations perpétuelles placées sous la garantie des puissances étrangères sont les suivants : l'art. 6 de l'Acte final de Vienne pour la petite république de Cracovie; la Déclation du 20 novembre 1815, émanant de l'Autriche, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie pour la Suisse; les traités de Londres, du 15 novembre 1831 et du 19 avril 1839, entre ces mêmes cinq puissances pour la Belgique, et le traité du 11 mai 1867 passé entre l'Autriche, la Belgique, la Confédération du Nord, la France, la Grande Bretagne, la Hollande, l'Italie et la Russie pour le grand-duché de Luxembourg (2). Tous ces traités sont garantis par plusieurs

(1) Tout récemment encore, à l'occasion du voyage de M. de Lesseps à Berlin, le projet de neutralisation de l'Alsace-Lorraine fut agité dans la presse. Le prince de Bismarck avait, dit-on, déclaré à cette occasion que, pour qu'un État pût être neutralisé, il fallait tout d'abord qu'il le voulût franchement, et que ce n'était pas le cas de l'Alsace-Lorraine.

(2) Au Congrès de Berlin, on avait agité la question de la neutralisation de

puissances, et la nature de la situation qu'ils créent, le but qui leur est assigné impliquent nécessairement la pluralité des garants.

Quelles sont les conséquences qui résultent de cette neutralité conventionnelle, et en quoi la situation du pays qui en jouit s'en trouve-t-elle affectée? La neutralité volontaire est une condition temporaire et relative des États qui ne participent pas à la guerre vis-à-vis des belligérants. La neutralité conventionnelle est à la fois un état continu et général, mais elle aussi est stipulée en vue de la guerre. Son but direct est de faire prendre à l'État neutralisé, par avance, pour toutes les guerres entre les puissances étrangères, la résolution de rester neutre, et en même temps de lui assurer que sa neutralité sera respectée par tous les belligérants. L'état neutre promet de ne pas faire la guerre, sauf le cas de légitime défense. Les puissances garantes promettent de leur côté de respecter son territoire et ses droits et de concourir à sa défense contre tout agresseur.

Cette neutralité doit être la plus stricte et la plus impartiale, car si, en Droit commun, les États peuvent donner à leur neutralité un caractère plus ou moins bienveillant envers l'un ou l'autre des belligérants, les belligérants ont, de leur côté, la pleine liberté de considérer leurs actes comme incompatibles avec la neutralité et de les traiter en ennemis. L'État neutre conventionnellement doit s'abstenir de tout acte qui pourrait donner à un des belligérants un prétexte légitime

la Roumanie. On discute encore sur la nécessité de neutraliser l'Égypte, que beaucoup d'esprits distingués considèrent comme une condition indispensable de la neutralisation efficace du canal de Suez. La conférence de Berlin, de 18841885, relative à la question du Congo, avait décidé que si un État africain de celte contrée jugeait à propos de proclamer sa neutralité, soit permanente soit temporaire, les puissances signataires de l'Acte général de Berlin respecteraient cette neutralité sous la réserve de l'observation corrélative des devoirs qu'elle comporte. Cette offre de la garantie de neutralité vise spécialement l'État libre du Congo. Tant qu'elle ne serait pas retirée, elle constitue, de la part des puissances signataires de l'Acte de Berlin, un engagement strict.

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