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gleterre. Le traité de Berlin inaugura une troisième solution. Son point essentiel consistait à faire de l'AutricheHongrie une puissance balcanique destinée à former le centre de résistance contre toute nouvelle entreprise du grand empire slave.

Le traité de Berlin est un acte hostile à la Russie, dirigé dans son ensemble et dans ses détails contre l'influence russe en Orient. Le traité de Paris avait retabli l'équilibre à Constantinople, en détruisant la prépondérance russe acquise par la campagne de 1828-29. Le traité de Berlin rompait cet équilibre au détriment de la Russie, en établissant la prépondérance austro-allemande dans la Péninsule des Balhans. Le chemin de Constantinople est barré à la Russie par la Roumanie et par la Bulgarie. L'Angleterre, établie à Chypre, veille comme une sentinelle vigilante sur les mouvements des flottes russes et elle s'y trouve à portée de prévenir facilement une agression maritime tentée par la Russie. Au contraire toutes les précautions possibles furent prises à Berlin pour laisser à l'Autriche ouverte la route stratégique qui conduit de Sarayevo et de Novi-Bazar vers Salonique. Et ce n'est pas encore tout. Tandis que la principauté bulgare fut soustraite aux moyens d'action de la Russie, la Serbie et le Monténégro furent placés, par une série de dispositions, dans la dépendance économique et, par conséquent, politique de la monarchie austro-hongroise. N'a-t-on pas vu, ces dernières années, avec quel sans-gène les gouvernants bulgares pouvaient braver les volontés de la Russie, et n'a-t-on pas été frappé de constater, par contre, de quels ménagements et de quelle modération on était obligé d'user en Serbie pour consommer un simple changement ministériel ?

Cette nouvelle phase de la question orientale est une conséquence directe des événements de 1866 et de 1870, qui ont formé l'Empire Allemand et expulsé l'Autriche de l'Allemagne et de l'Italie. Tant que l'Autriche faisait partie

de la Confédération germanique et tant qu'elle jouait le premier rôle dans la Diète de Francfort, tout agrandissement de la puissance autrichienne excitait la jalousie de sa rivale allemande, la Prusse. Aujourd'hui l'empire des Habsbourgs a la face tournée vers l'Orient, et son ancienne rivale, devenue sa protectrice, la pousse en avant. Il y fraie non seulement la voie à l'industrie allemande et au commerce allemand, mais, ce qui est encore plus important, il s'y trouve en conflit permanent avec la Russie et ne peut pas songer à s'émanciper de la tutelle prussienne, ni à reprendre son ancienne place d'honneur dans les assises des États allemands.

L'avenir prochain nous montrera quels fruits l'Autriche recueillera de la « mission civilisatrice » en Orient qu'elle s'était adjugée au Congrès de Berlin. Nous ne discuterons pas ici les différentes probabilités annoncées par les publicistes. Mais qu'il nous soit permis de rappeler à cette place un souvenir du passé. Tant que l'Autriche était établie à Venise et à Milan, le mot d'ordre qui raliait les patriotes italiens, du Mincio jusqu'en Sicile, était guerre à l'Autriche, dehors les Autrichiens. De nos jours, nous voyons les régiments du royaume d'Italie tout prêts à courir à la défense de Vienne pour la défense des grands intérêts de l'équilibre existant. Il y aurait peut-être là un enseignement pour l'avenir.

Les résolutions du Congrès de Berlin ne sont pas de nature à inspirer une grande confiance aux États faibles dans la justice des États forts. Les grandes puissances n'ont tenu aucun compte de la volonté des populations dont le sort était entre leurs mains, et ne se sont préoccupées que de leurs convenances et de la satisfaction de leurs appétits. La nationalité serbe fut sacrifiée, en Bosnie et dans l'Herzégovine, aux convenances de l'Autriche, la nationalité roumaine en Bessarabie, aux convenances de la Russie, et la nationalité grecque, en Chypre, aux convenances de la GrandeBretagne.

III

LA VALEUR PRATIQUE DES TRAITÉS DE GARANTIE

Les traités de garantie, de même que toutes les autres conventions internationales, sont subordonnés dans leur exécution à la volonté des contractants. Les États souverains ne relèvent que de Dieu et de leur épée; ils sont leurs propres juges et décident, seuls, jusqu'à quel point leurs intérêts et leur honneur exigent l'exécution des engagements signés. Ce qui constitue le caractère distinctif du Droit international comparé au Droit civil ou pénal, c'est le défaut de sanction juridique. Les relations entre les États indépendants ne sont sanctionnées que par la morale ou par la force.

Mais la morale elle-même perd beaucoup de sa rigueur quand elle est appliquée au Droit international. « Apprenez bien, monsieur le philosophe, écrivait Frédéric, qu'il ne faut pas avoir la conscience trop étroite, lorsqu'on a la prétention de gouverner le monde. » Tout le monde accepte, en effet, que dans la politique internationale le succès justifie bien des procédés. La ruse diplomatique est classée parmi les plus grandes vertus des hommes d'État. M. de Bismarck qui, d'habitude, ne tient pas grand compte des reproches que lui adressent les membres du Parlement, fut touché au cœur, lors de la discussion de sa politique dans l'affaire schlesvig

holsteinoise, quand on l'accusa de se conformer trop au traité de 1852. « Si nous faisions la politique que vous nous supposez, disait-il, il faudrait que nous nous placions avant tout au point de vue du traité de Londres en disant une convention est une convention, il n'y a pas moyen de s'en désister. Nous ne laisserions pas une porte ouverte, comme nous le faisons. » (Séance du 18 décembre 1863.)

Lorsque la convention se rapporte au règlement des intérêts matériels des sujets des États contractants, ces intérêts présentent généralement, dans leur ensemble, un caractère fixe et les avantages stipulés sont réciproques. Si l'une de ces conventions cessait de répondre aux besoins de l'un de ses signataires, et si la durée pour laquelle elle avait été stipulée s'opposait à la dénonciation immédiate, les intérêts lésés ne seraient pas assez graves pour que la violation de l'engagement fût jugée avantageuse. Voilà pourquoi de pareilles obligations sont toujours respectées, et voilà pourquoi elles trouvent de nos jours des applications de plus en plus nombreuses.

Dans les traités politiques l'avenir et l'existence même des États sont mis en jeu. Une alliance ou une garantie obligent souvent les États qui les ont contractées à exposer toutes leurs forces pour la défense d'autrui et à solidariser leur propre existence avec celle de leur allié ou du garanti. On serait coupable d'une grande naïveté, si on se faisait illusion sur l'exécution d'un tel engagement, dans le cas où l'État qui l'avait promis aurait à s'exposer à sa ruine en l'exécutant, et surtout si quelque nouvelle combinaison pouvait donner une protection suffisante à ses intérêts. Frédéric le Grand écrivait dans l'Introduction de ses Mémoires ces paroles remarquables qui résument la théorie des traités politiques entre les États: « La postérité lira avec surprise dans ces Mémoires le récit des traités faits et rompus, et, bien que ce soit là une chose commune, elle n'en excuserait pas l'au

teur, s'il n'y avait pas de meilleures raisons pour justifier sa conduite. L'intérêt de l'État doit servir de règle au souverain; c'est là la loi suprême et inviolable à laquelle le prince peut sacrifier des relations dont le maintien serait préjudiciable. Quelquefois, l'intérêt de l'État, la nécessité, la sagesse, la prudence obligent un souverain à violer les traités quand il n'y a pas d'autres moyens de salut. Un particulier doit être obligé à maintenir sa parole quand même il l'aurait donnée inconsidérément; et s'il y manquait, on pourrait recourir à la protection des lois; mais les inconvénients qui en peuvent dériver ne nuisent qu'à lui seul, tandis que l'accomplissement de la parole du souverain peut nuire à l'État, et, dans ce cas, quel est celui qui serait assez fou pour soutenir qu'un souverain est obligé à maintenir sa parole?»><

Aujourd'hui, les traités d'alliance ne se contractent plus que pour une durée très courte et en vue de certaines éventualités bien déterminées. Il est, au contraire, bien singulier qu'après les expériences si nombreuses de la fragilité des garanties perpétuelles, on ait vu encore, au Congrès de Berlin, et même de nouveau ces dernières années, la Roumanie implorer des puissances cette faveur. « La Roumanie serait heureuse et reconnaissante, lisons-nous dans le Mémorandum des délégués roumains envoyés au Congrès, de voir couronner ses efforts qui ont manifesté son individualité par un bienfait européen; ce bienfait serait la garantie réelle de sa neutralité qui la mettrait en mesure de montrer à l'Europe qu'elle n'a d'autre ambition que de rester la fidèle gardienne de la liberté du Danube à son embouchure, et de se consacrer à l'amélioration de ses institutions et au développement de ses ressources. »

La garantie perpétuelle! Mais la garantie donnée à l'intégrité danoise et celle qu'on accordait à l'intégrité de l'Empire Ottoman n'étaient point limitées à une durée déterminée, et cela n'a pas empêché la Prusse d'enlever au Danemark le

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