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Juin 1804. marine. Cet accident, comme nous l'avons dit, ne signifiait rien. Cette chaloupe avait été arrimée sans précaution; l'artillerie avait été mal disposée, les hommes n'étaient pas assez exercés; et le poids mal réparti, joint au trouble de l'équipage, avait amené le naufrage.

Objections

de l'amiral

Ce n'était pas le défaut de stabilité que l'amiral Decrès Decrès contre redoutait. La flottille de Boulogne, manoeuvrant depuis deux

la flottille.

ans sous les plus fortes rafales, avait levé à cet égard toutes les incertitudes. Mais voici les objections qu'il adressait à l'Empereur et à l'amiral Bruix'. Certainement, disait-il, le boulet de 24, qu'il soit lancé par une chaloupe ou par un vaisseau de ligne, a la même force. Il cause les mêmes ravages, souvent davantage, décoché par un frêle bâtiment, qu'il est difficile d'atteindre, et qui vise à la ligne de flottaison. Ajoutez-y la mousqueterie, redoutable à petite distance, ajoutez-y le danger de l'abordage, et on ne peut méconnaître la valeur des chaloupes canonnières. Elles portent plus de trois mille bouches à feu de gros calibre, c'est-à-dire autant qu'une flotte de trente à trente-cinq vaisseaux de ligne, flotte qu'il est bien rare de pouvoir réunir. Mais où a-t-on vu ces chaloupes se mesurer contre les gros bâtiments des Anglais? En un seul endroit, c'est-à-dire près du rivage, dans des bas-fonds, au milieu desquels ces gros bâtiments n'osent

1 La correspondance intime de M. Decrès avec l'Empereur, tellement secrète qu'elle était entièrement écrite de sa main, existe aux archives particulières du Louvre. Elle est l'un des plus beaux monuments de ce temps, après celle de l'Empereur. Elle fait également honneur au patriotisme du ministre, à sa raison, et à l'originalité piquante de son esprit. Elle renferme des vues du plus grand prix sur l'organisation de la marine en France: elle devrait être lue sans cesse par les hommes de mer et par les administrateurs. C'est là que j'ai pu étudier cette profonde conception de l'Empereur, acquérir une nouvelle preuve de sa prévoyance extraordinaire, et la certitude de la réalité de ses projets. C'est dans une de ces lettres que se trouve l'opinion de l'amiral Decrès sur la flottille, opinion alors plutôt soupçonnée que connue, car Napoléon commandait le silence à tout le monde sur le côté fort ou faible de ses plans. Les opérations n'étaient pas, comme depuis, décriées d'avance par l'indiscrétion des agents chargés d'y concourir.

s'aventurer, pour suivre l'ennemi, faible mais nombreux, qui Juin 1804. est prêt à les cribler de ses coups. C'est comme une armée engagée dans un défilé, et assaillie, du haut de positions inaccessibles, par une nuée de tirailleurs adroits et intrépides. Mais, continuait l'amiral Decrès, supposez ces chaloupes dans le milieu du canal, hors des bas - fonds, et en présence de vaisseaux ne craignant plus de s'avancer sur elles; supposez en outre un vent assez fort, qui rendrait la manœuvre facile pour ces vaisseaux, difficile pour vos chaloupes, ne seraientelles pas en danger d'être foulées, noyées en grand nombre, par les géants avec lesquels on les aurait obligées à se battre? On perdrait, répondait l'amiral Bruix, cent bâtiments peut-être, sur deux mille; mais il en passerait dix-neuf cents, ce qui suffirait pour la ruine de l'Angleterre. — Oui, répliquait l'amiral Decrès, si le désastre de ces cent bâtiments ne jetait pas la terreur parmi les dix-neuf cents autres; si le nombre même de ces dix-neuf cents n'était pas une cause inévitable de confusion, et si les officiers de mer, leur sang-froid, ne tombaient pas dans un désordre d'esprit qui pourrait entraîner une catastrophe générale.

conservant

Aussi avait-on supposé l'hypothèse d'un calme d'été ou d'une brume d'hiver, deux occasions également propices, car, dans le calme, les vaisseaux anglais ne pouvaient se porter sur nos bâtiments, dans la brume, ils étaient privés du moyen de les voir, et, dans ces deux cas, on évitait leur redoutable rencontre. Mais ces circonstances, quoique se présentant deux ou trois fois par chaque saison, ne procuraient pas une sécurité suffisante. Il fallait deux marées, c'està-dire vingt-quatre heures, pour faire sortir la flottille tout entière, dix ou douze heures pour passer, et, avec les pertes de temps toujours inévitables, environ quarante-huit heures. N'était-il pas à craindre que, dans cet intervalle de deux jours, un changement subit dans l'atmospère ne vint surprendre la flottille en pleine opération?

Juin 1804.

Toutes

les objections de l'amiral Decrès

l'hypothèse

d'une flotte française amenée dans la Manche.

Les objections du ministre Decrès étaient donc fort graves. Napoléon puisait ses réponses dans son caractère, dans sa confiance envers la fortune, dans le souvenir du SaintBernard et de l'Égypte. Il disait que ses plus belles opérations s'étaient accomplies malgré des obstacles aussi grands; qu'il fallait laisser au hasard le moins possible, mais lui laisser quelque chose. Cependant, tout en résistant aux objections, il savait les apprécier, et cet homme qui, à force de tenter la fortune, a fini par la rebuter, cet homme, quand il pouvait s'épargner un péril, ajouter une chance à ses projets, n'y manquait jamais. Téméraire dans la conception, il apportait dans l'exécution une prudence consommée. C'est pour parer tombant dans à ces objections qu'il ruminait sans cesse le projet d'amener, par une manœuvre imprévue, une grande flotte dans le canal. Si cette flotte, supérieure trois jours seulement à la flotte anglaise des Dunes, couvrait le passage de la flottille, tous les obstacles tombaient. L'amiral Decrès avouait que, dans ce cas, il n'y avait plus une seule objection à élever, et que l'Océan vaincu livrait la Grande-Bretagne à nos coups. Si même, ce qui était presque certain, la supériorité nous était acquise pendant plus de deux jours (car les avis ne pouvaient pas être assez rapidement transmis à la flotte anglaise qui bloquait Brest, pour qu'elle rejoignît immédiatement celle qui observait Boulogne), il y avait le temps nécessaire pour que la flottille, exécutant plusieurs fois le trajet, vint chercher de nouvelles troupes laissées dans les camps, dix ou quinze mille chevaux attendant sur le rivage de France des moyens de transport, et un supplément considérable de matériel. La masse des forces était si grande alors que toute résistance devenait impossible de la part de l'Angleterre.

Grande conception

De si prodigieux résultats dépendaient donc de l'arrivée de Napoléon soudaine d'une flotte dans la Manche. Pour cela il fallait une

pour

transporter combinaison imprévue, que les Anglais ne pussent pas dé

l'une de ses

flottes dans

la Manche. jouer. Heureusement la vieille amirauté britannique, puissante

surtout par ses traditions et par son esprit de corps, ne Juin 1894. pouvait lutter d'invention avec un génie prodigieux, occupé constamment du même objet, et dispensé de concerter ses plans avec une administration collective.

Napoléon avait à Brest une flotte de 18 vaisseaux, qui allait bientôt s'élever à 24; une seconde de 5 à Rochefort, une de 5 au Ferrol, un vaisseau en relâche à Cadix, enfin 8 vaisseaux à Toulon, qui allaient être portés à dix. L'amiral anglais Cornwallis bloquait Brest avec 15 ou 18 vaisseaux, et Rochefort avec 4 ou 5. Une faible division anglaise bloquait le Ferrol. Enfin Nelson, avec son escadre, croisait aux îles d'Hyères pour observer Toulon. Tel était l'état des forces respectives, et le champ qui s'offrait aux combinaisons de Napoléon. Sa pensée était de dérober l'une de ses flottes, et de la porter par une marche imprévue dans la Manche, afin d'y être quelques jours supérieur aux Anglais. Lorsqu'il devait agir en hiver, c'est-à-dire dans le mois de février précédent, il avait songé à diriger la flotte de Brest vers les côtes d'Irlande, pour y déposer les 15 ou 48 mille hommes dont elle était chargée, et à la faire ensuite apparaitre soudainement dans la Manche. Ce plan hardi n'avait de chances qu'en hiver, parce que dans cette saison le blocus continu de Brest étant impraticable, on pouvait profiter d'un mauvais temps pour mettre à la voile. Mais en été, la présence des Anglais était si constante, qu'il était impossible de sortir sans combat; et des vaisseaux encombrés de troupes, voyant la mer pour la première fois, devant des vaisseaux exercés par une longue croisière, et légèrement chargés, couraient de grands dangers, à moins d'une immense supériorité de forces. Dans cette saison les facilités de sortir étaient plus grandes du côté de Toulon. En juin et juillet de fortes brises de mistral, soufflant assez fréquemment, obligeaient les Anglais à s'aller abriter derrière la Corse ou la Sardaigne. Une escadre profitant de ce moment pouvait appareiller à la chute du jour, gagner

Juin 1804. vingt lieues dans une nuit, tromper Nelson en faisant fausse route, et, en lui inspirant des alarmes sur l'Orient, l'attirer peut-être vers les bouches du Nil; car, depuis que Napoléon lui avait échappé en 1798, Nelson était constamment préoccupé de la possibilité pour les Français de jeter une armée Égypte, et il ne voulait pas être surpris une seconde fois. Napoléon imagina donc de confier la flotte de Toulon au plus chargé de par hardi de ses amiraux, à Latouche-Tréville, de la composer tir de Toulon,

Latouche

Tréville,

de tromper de 10 vaisseaux et plusieurs frégates, de former un camp

les Anglais

en faisant

la Manche

après avoir rallie l'escadre

de Rochefort.

fausse route, aux environs, afin de donner l'idée d'une nouvelle expédition et de se rendre d'Égypte, de ne prendre en réalité que peu de troupes, et de faire sortir cette flotte par une bouffée de mistral, en lui assignant la route suivante. Elle devait d'abord naviguer vers la Sicile, puis, redressant sa marche à l'ouest, se diriger vers le détroit de Gibraltar, le franchir, recueillir en passant le vaisseau l'Aigle réfugié à Cadix, éviter le Ferrol, où Nelson serait tenté d'accourir quand il saurait que les Français avaient passé le détroit, s'enfoncer dans le golfe de Gascogne, pour y rallier la division française de Rochefort, et enfin, se plaçant au sud des Sorlingues, au nord de Brest, profiter du premier souffle de vent favorable pour se porter dans la Manche. Cette flotte, forte de 10 vaisseaux à son départ, renforcée de 6 autres pendant sa navigation, et en comptant 16 à son arrivée, devait être assez nombreuse pour dominer quelques jours le pas de Calais. Tromper Nelson était très - praticable, car ce grand homme de mer, plein du génie des combats, n'avait pas toujours un jugement parfaitement sûr, et, de plus, il avait l'esprit sans cesse troublé par le souvenir de P'Égypte. Éviter le Ferrol, pour venir devant Rochefort rallier l'escadre qui s'y trouvait, était très-praticable encore. Le plus difficile était de pénétrer dans la Manche, en passant entre la croisière anglaise qui gardait les avenues de l'Irlande, et la flotte de l'amiral Cornwallis qui bloquait Brest. Mais l'escadre de Ganteaume, toujours tenue à la voile, avec son

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