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le signal des « mesures énergiques ». Heureusement, une autre influence intervint. En vertu de la constitution suisse, le droit de disposer de l'armée n'appartient pas à l'Exécutif, mais à l'Assemblée fédérale. Les Chambres furent donc convoquées en session extraordinaire. Elles se réunirent le 28 mars et eurent bientôt fait de diminuer l'ardeur belliqueuse du Conseil fédéral. Contrairement à lui, elles estimèrent que la série des ressources diplomatiques n'était nullement épuisée; et l'article 2 du traité de Turin, que Tillos venait justement de communiquer à Berne, leur paraissait ouvrir des perspectives d'entente:

Il est entendu, disait cet article, que S. M. le roi de Sardaigne ne peut transférer les parties neutralisées de la Savoie qu'aux conditions auxquelles il les possède lui-même et qu'il appartiendra à S. M. l'empereur des Français de s'entendre à ce sujet, tant avec les puissances représentées au congrès de Vienne qu'avec la Confédération helvétique, et de leur donner les garanties qui résultent des stipulations rappelées dans le présent article.

Le Conseil fédéral avait demandé des pleins pouvoirs; les Chambres les lui accordèrent; mais elles en fixèrent d'avance l'usage et prescrivirent au gouvernement de poursuivre les négociations dans le calme avec la France et les autres puissances européennes.

V.

L'intervention de la diplomatie anglaise fait donc entrer l'affaire de Savoie dans une phase nouvelle. Avec le commencement du mois d'avril, les négociations à l'amiable entre Suisse et France sont devenues très difficiles; mais le Conseil fédéral, modéré par les Chambres, doit renoncer à l'attitude belliqueuse qu'il a prise un instant. Il en a appelé à l'Europe; désormais, sa seule ressource est de provoquer la réunion d'une conférence européenne qui discutera la question dans son ensemble et assurera peut-être à la Suisse les cessions territoriales que l'empereur Napoléon lui a, en fin de compte, refusées. C'est exactement ce que, dès le début de l'affaire, le gouvernement anglais attendait et désirait de la Confédération.

Il ne laisse d'ailleurs aucune trève au Conseil fédéral. Le 3 avril, Kern écrit que Cowley recommande d'envoyer une circulaire aux

puissances en vue d'une conférence; le 4, il télégraphie: << Accélérez note pour conférence, Russel le désire. » Des avis semblables arrivent de Londres et le gouvernement suisse s'exécute par des circulaires du 5 et du 11 avril, il demande la convocation d'une conférence, insiste pour que, en attendant la décision de l'Europe, le statu quo soit maintenu en Savoie et proteste contre toute votation qui ne donnerait le choix qu'entre le Piémont et la France. Thouvenel répond immédiatement dans des notes du 7 et du 16 avril, il discute les textes des traités cités par la Suisse, soutient que la Savoie du Nord n'a pas de valeur pour elle et qu'elle n'a d'ailleurs aucuns droits à invoquer sur les territoires neutralisés. Et la conversation continue1.

D'autre part, le Conseil fédéral donne l'ordre à ses agents, Kern à Paris, Tourte à Turin, de Steiger à Vienne, de faire leur possible, soit auprès du gouvernement, soit par leurs rapports avec les représentants d'États étrangers, pour provoquer la conférence. Il élargit son action à Londres, il a envoyé, dès la seconde moitié de mars, le professeur de la Rive, qui, depuis longtemps, dans ses lettres privées au chef du Département politique, insistait sur l'utilité d'une mission en Angleterre. A Berlin, c'est le conseiller national Dapples, de Lausanne, qui est délégué au commencement d'avril. Quant à Pétersbourg, le Conseil fédéral aurait voulu y accréditer l'illustre général Jomini, qui vivait près de Paris dans une retraite complète. Mais celui-ci refuse il est trop malade, trop vieux. C'est Dapples qui, sa mission à Berlin terminée, est chargé de pousser jusqu'en Russie. Ces agents reçoivent des instructions identiques intéresser l'Europe aux demandes de la Suisse, préparer la réunion d'une conférence.

Mais, quelle que soit la peine que la plupart de ces hommes se donnent pour servir leur pays, leur action se réduit à peu de chose. C'est à Londres, au Foreign office, qu'aboutissent tous les fils de la négociation; le Conseil fédéral qui, depuis longtemps, subit l'influence des ministres britanniques, s'attache à eux d'un lien indissoluble jusqu'au moment où, l'affaire de Savoie ayant perdu toute importance aux yeux de ses puissants protecteurs, ceux-ci cherchent à bâcler une solution quelconque et préconisent

1. Ces notes ont été reproduites par les journaux de l'époque. Elles se trouvent dans la Feuille fédérale, 1860, t. I, p. 547 et suiv.; t. II, pièces annexes placées après la page 314.

exactement les procédés qu'ils ont empêchés d'aboutir au début.

La personnalité de l'agent de la confédération à Londres facilite la tâche du cabinet anglais. De la Rive est convaincu d'avance pour lui, c'est le gouvernement de la reine qui seul veut du bien à la Suisse; il faut le laisser faire en toutes choses, le suivre fidèlement. Dès ses premières lettres, il s'étend sur la bonne réception dont il a été l'objet, sur les faveurs dont le comblent les ministres. Mais c'est aussi la politique anglaise qu'il recommande; à la date du 25 mars, il écrit : « Il faut chercher à agir auprès de toutes les puissances signataires des traités de 1815 en employant pour cela les hommes et les moyens les plus propres à réussir auprès de chacune d'elles... » Le 31, après une conversation avec Russel, il déclaré que les quatre grandes puissances sont d'accord pour peser sur la France en vue de sauvegarder la neutralité helvétique. Le noble lord admet que la possession du Chablais et du Faucigny est indispensable à la Suisse; mais il faut marcher droit et se garder de toute concession : « Le ministre est revenu sur la manière fâcheuse dont, suivant lui, la Suisse aurait engagé l'affaire en s'adressant à la bienveillance de l'empereur pour obtenir un morceau du gâteau au lieu de rester appuyée sur son droit. » Cette attitude a, paraît-il, excité la mauvaise humeur des Anglais.

Le 3 avril, de la Rive, de plus en plus satisfait, constate que les dispositions à l'égard de la Suisse deviennent toujours meilleures. La reine fait chorus: « Il est impossible de témoigner des sympathies plus réelles et plus éclairées pour la Suisse que ne l'ont fait les deux personnes royales... » Le prince Albert recommande une attitude modérée, mais ferme. Russel est d'avis que la Confédération doit insister plus qu'elle ne l'a fait pour la conférence. Les quatre puissances l'approuvent; seule la Russie n'est pas absolument sûre.

Pourquoi le gouvernement anglais tenait-il si fort à cette procédure? La conférence présentait évidemment de grands avantages; elle reprendrait la question dans son ensemble, imposerait sans doute à la France des conditions ou des servitudes qui diminueraient la valeur de son acquisition nouvelle, et, surtout, elle serait un succès moral, elle prouverait la puissance de l'Angleterre qui fait aboutir toutes choses par les voies et moyens qu'elle a recommandés... Mais cette conférence était-elle probable?

Comme le prouve l'histoire diplomatique, des assises euro

péennes se réunissent, non pas pour trancher une difficulté, mais lorsque cette difficulté est déjà à peu près résolue. Elles supposent une entente préalable sur les points fondamentaux, car les grands États n'exposent pas leurs représentants à un échec dont les conséquences peuvent être fort graves. Or, rien de pareil n'avait été fait en 1860; des oppositions redoutables existaient entre plusieurs gouvernements; toute discussion sur les affaires courantes menaçait de faire surgir des divergences irréductibles. La conférence remettrait forcément en question des résultats acquis, mais elle serait aussi, par sa réunion même, comme la reconnaissance implicite d'un nouveau statu quo; elle ne devait donc tenter ni les États révolutionnaires ni les puissances conserva

trices.

Les conseillers fédéraux, plutôt novices en diplomatie, pouvaient se faire illusion; mais comment admettre que les hommes d'État anglais, de vieux routiers de la politique comme Palmerston et Russel, aient pu s'y tromper? la conférence restait très problématique; si, par hasard, elle se réunissait, son programme serait limité de telle sorte que rien d'important n'en sortirait jamais.

Mais si, en lui-même, le projet n'avait pas grande valeur, au point de vue parlementaire, il assurait aux ministres anglais de précieux avantages; le compte-rendu des séances suffit à le prouver. Pendant le mois de mars, la question de Savoie provoque dans les deux Chambres, et surtout aux Communes, d'incessantes discussions. Peu à peu l'opposition fait dévier son attaque. Au lieu de soutenir que l'annexion de la Savoie par la France est un malheur pour l'Angleterre, ce qui ne devait pas être très facile à démontrer! — elle insiste sur le préjudice que vont subir les traités existants; la Suisse étant désormais ouverte à la France, l'équilibre européen est menacé et le gouvernement qui, aveuglé par sa francophilie, laisse perpétrer des attentats pareils, est infidèle à son devoir et néglige les intérêts anglais. Les ministres s'efforcent de diminuer l'importance du dommage; ils témoignent de leur vigilance et proclament en termes excellents leur intérêt pour la Suisse. Ils se sentent cependant sur un mauvais terrain, et, à plus d'une reprise, évitent le débat.

Le 23 mars, un changement se marque: Lord John Russel, qui a connaissance de la circulaire fédérale du 19 et peut croire

par là même que la Suisse a définitivement adopté le point de vue anglais, le prend de beaucoup plus haut. L'affaire de Savoie, dit-il, est devenue matière à négociation entre les puissances; le gouvernement ne s'expliquera pas davantage.

Trois jours après, répondant à une interpellation de M. Horsman, Lord John Russel développe sa thèse : la Suisse en a appelé à l'Europe; tout s'arrangera avec l'assentiment des puissances. Il faut attendre les renseignements qui viendront de Berlin, Vienne et Pétersbourg. Le ministre juge assez sévèrement l'attitude ambitieuse de Napoléon; mais il affirme que l'Angleterre saura veiller à ce que cette ambition ait des limites et à ce que la paix européenne soit maintenue.

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Le 23 avril, la même argumentation reparaît. L'Angleterre n'a pu empêcher un arrangement particulier entre Napoléon III et Victor-Emmanuel, il faudrait pour cela risquer une guerre; - mais elle veille sur les intérêts généraux de l'Europe et s'occupe de la Suisse, dont les légitimes revendications seront satisfaites. La conférence qui se réunira très probablement saura concilier les faits accomplis avec les traités de Vienne. Quant au programme qu'elle suivra, le gouvernement ne peut rien en dire, sous peine de manquer à son devoir.

Même discours, à peu de chose près, le 27 avril. Le ministère est de nouveau maître de la situation.

Malheureusement, cette haute protection de l'Angleterre ne laissait pas que d'être pesante. Le Conseil fédéral y perdait toute liberté d'action; il passait à l'état d'instrument et se voyait obligė de repousser les propositions quelles qu'elles fussent qui pouvaient lui venir d'ailleurs; les ministres anglais ne badinaient pas sur ce point.

A la date du 9 avril, en effet, le président Frey Hérosée déclare dans une note déposée aux archives que Harris lui a montré une dépêche de Russel disant que le Foreign office a eu connaissance d'une négociation directe entre Kern et Thouvenel et que, si pareille chose se reproduit, l'Angleterre abandonnera la Suisse à son sort.

Frey Hérosée lui répond qu'il y a malentendu, que le gouvernement fédéral ne désire que la conférence. Mais il paraît que l'alerte a été chaude, car, le 11 avril, de la Rive en fait le principal objet d'une lettre :

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