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on préfère la troisième méthode. Le ministre anglais, qui connaît les intentions du Conseil fédéral et auquel de la Rive ne laisse trêve ni repos, admet que la conférence est encore le meilleur moyen de terminer l'affaire; mais il recommande une singulière procédure: la Suisse s'entendra directement avec la France, et la conférence ne fera que donner au résultat obtenu la haute sanction de l'Europe1.

Le Conseil fédéral, qui procède maintenant avec une logique admirable, veut rester fidèle à sa ligne de conduite et remettre toute la question aux représentants des puissances.

L'évolution de Lord John Russel se marque aussi dans les séances du Parlement. Le projet de conférence continue à lui rendre des services; il en parle aussi longtemps qu'il le croit nécessaire pour l'édification de la Chambre, puis, brusquement, il laisse tout tomber. Les propositions françaises arrivent juste à temps au ministre pour réfuter, le 23 juin, une assertion de Sir Robert Peel, qui reproche au gouvernement de ne plus rien faire pour la Suisse. Le 10 juillet encore, répondant à M. Griffith, qui demande si l'Angleterre pourra soutenir son point de vue devant la conférence ou si la France a exclu d'avance tout débat sur des remaniements territoriaux, Russel déclare que la discussion pourra porter sur tous les sujets. Mais, le 13 juillet, il constate que, si le gouvernement de la reine admet la conférence, la France et les autres puissances ne bougent pas. Les ministres français estiment que la seule chose à faire est de concilier l'article 92 du traité de Vienne avec le récent traité de Turin, et l'Angleterre admet ce point de vue. Enfin, le 3 août, Russel déclare que la Russie et l'Autriche s'opposent à la conférence; donc tout reste en suspens. Et la Chambre, aussi lasse sans doute que le ministre, ne proteste plus.

En ce moment, d'ailleurs, l'affaire de Savoie pouvait être considérée comme close. Dès le commencement du mois de juillet, le Conseil fédéral avait reçu de ses représentants des avis si décourageants que, pour persévérer dans la même voie, il lui aurait fallu une obstination allant jusqu'à l'aveuglement.

Le 2 juillet, Tourte écrit que, dans un dîner, Cavour a parlé de la conférence comme d'un mythe. Le 5, il dit qu'il n'y a

1. Cf. les lettres du 23 et du 30 juin et celle du 4 juillet.

plus rien à faire; Hudson lui-même conseille, en présence de la prostration de l'Europe, de « carguer les voiles et louvoyer jusqu'à l'heure du règlement des comptes ». De la Rive reconnaît, le 12, que la conférence se heurte à une mauvaise volonté regrettable. Dapples, de retour de sa mission, se présente, le 17 juillet, dans une séance du Conseil fédéral et ne peut que confirmer les rapports plutôt pessimistes qu'il a envoyés de Berlin et de Pétersbourg. Enfin, le 19, de Steiger déclare au président de la Confédération que les divergences entre la Suisse et la France sont trop fortes pour que la conférence se réunisse. Sur toute la ligne, l'Europe se dérobe, il n'y a plus rien à attendre d'elle.

D'autre part, il est trop tard pour revenir à la France. Les propositions du mois de juin paraissent avoir épuisé la bonne volonté du gouvernement impérial, et, dans tous les milieux où l'on fait de la politique, on manifeste un vif mécontentement à l'égard de la Suisse. Le 19 juin, Kern écrit que Thouvenel, avec qui il vient de s'entretenir, se plaint vivement de ce que le Conseil fédéral ait divulgué dans une circulaire à ses agents les offres confidentielles qui lui sont venues par la voie de Londres; cela rend, dit le ministre, les rapports avec la Confédération très difficiles. La publication du Blue book anglais, qui eut lieu quelques semaines plus tard, ne fit qu'augmenter cette mauvaise humeur; elle révélait, en effet, de la part du gouvernement français, des concessions aussi inattendues qu'inutiles. Enfin, un singulier incident s'était produit. Il paraît qu'au début de son séjour à Londres, de la Rive, un peu imprudemment peut-être, aurait dit à l'ambassadeur d'Autriche, Apponyi, que l'attitude de la France aurait pour effet de jeter la Suisse dans les bras de l'Allemagne1. De là une démarche du gouvernement autrichien qui proposa officiellement de mettre la neutralité suisse sous le couvert de la Confédération germanique. Cette offre, qui aurait eu pour effet de réduire la souveraineté helvétique à ce qu'elle était avant le traité de Westphalie, fut repoussée d'emblée; mais les journaux en parlèrent et la France y vit un acte d'hostilité à son égard.

D'ailleurs, rien ne permet de supposer que le Conseil fédéral ait eu, ne fût-ce qu'un instant, la pensée de renouer avec le gou

1. Cet incident tient une assez grande place dans la correspondance entre le Conseil fédéral et de la Rive. Dans des lettres du 16 et du 19 mai, l'envoyé suisse déclare qu'on a dépassé sa pensée et qu'il n'a jamais parlé d'alliance.

vernement français les négociations qu'il avait rompues sur le conseil, pour ne pas dire sur l'ordre, des ministres anglais. Quand il fut bien persuadé de l'échec de sa campagne diplomatique, il procéda avec correction et sagesse et décida, dans sa séance du 19 juillet, de laisser tomber l'affaire pour le moment', tout en chargeant le département politique de ne pas la perdre de vue. Il est juste d'ajouter que, soit les sociétés patriotiques, soit les journaux suisses acceptèrent cette décision tranquillement et ne songèrent pas à en augmenter l'amertume par des reproches inutiles.

IX.

Ainsi, toute cette campagne, au cours de laquelle la Suisse avait rompu avec ses traditions de prudence et d'effacement pour parlementer avec les grandes puissances, ordonner des mesures militaires et concentrer un instant sur elle l'attention générale, aboutissait à un échec complet. En eût-il été autrement si la Confédération, persévérant dans sa conduite première, avait tout attendu de la bienveillance de Napoléon III? C'est possible sans être certain. Par contre, et ceci n'est que trop certain, elle n'obtint rien de l'appui intermittent de l'Angleterre et de la tiédeur de l'Europe.

Je ne reviens qu'en peu de mots sur les erreurs du gouvernement suisse et les contradictions de l'empereur des Français. Si les honorables conseillers fédéraux se livrèrent à un examen de conscience, ils durent reconnaître qu'ils étaient les premiers responsables de cette fâcheuse aventure. Partis d'une base insuffisante au point de vue historique et juridique, peu au fait de la vraie situation politique, ils avaient usé maladroitement de leurs moyens d'action, ne s'étaient pas rendu compte que certaines de leurs démarches étaient contradictoires et quand, après plusieurs allées et venues, ils avaient enfin fixé leur ligne de conduite, il s'était trouvé que cette voie n'était pas la bonne; leur intransigeance avait fait le reste. Quant à Napoléon III, il est impossible de ne pas être frappé, pour ne rien dire autre, de la facilité avec

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1. « Die Sache für einstweilen beruhen zu lassen. » Cette décision fut prise à la majorité des membres du Conseil fédéral contre le préavis du Département politique.

laquelle il revint sur des engagements formels, et l'on peut se demander s'il eût déployé en face d'une grande puissance européenne le sans-gêne dont il usa impunément à l'égard de la petite Suisse.

Mais l'Angleterre, comment faut-il apprécier son intervention dans l'affaire de Savoie? Il est intéressant de connaître sur ce point l'opinion de quelques-uns des négociateurs de 1860.

De la Rive paraît n'avoir jamais changé d'avis. Dans son rapport sur sa mission à Londres daté du 20 octobre 1860, il parle encore des services constants, mais malheureusement impuissants, rendus par l'Angleterre, considère comme un grand succès qu'elle n'ait pas reconnu l'annexion de la Savoie par la France et conseille à la Suisse de conserver son attitude d'expectative qui lie ses intérêts à ceux de toute l'Europe indépendante et lui assure la considération générale. Quelques mois après, le 21 janvier 1861, il répond au Département politique qui, dans le but sans doute de préparer son rapport de gestion sur l'année écoulée, lui a demandé des éclaircissements : « Ce serait, à mon avis, commettre une grave erreur que d'attribuer au gouvernement anglais le peu de réussite de nos efforts. » D'après lui, l'Angleterre a été trompée par l'attitude du gouvernement sarde, qui avait toujours déclaré ne vouloir rien céder. Si elle avait connu plus tôt les désirs de la Suisse, il est possible qu'au lieu de s'opposer si longtemps à toute annexion elle aurait consenti à une transaction. Quand elle fut mieux informée, c'est-à-dire depuis la fin du mois de mars, elle chercha constamment à faire triompher les vœux du Conseil fédéral; mais le moment était passé.

Cette opinion est insoutenable aujourd'hui; nous savons que, dès le commencement de février, le ministère anglais ne conservait aucune illusion sur la résistance du gouvernement sarde aux désirs de Napoléon. De la Rive était d'ailleurs seul de son avis; à Paris, Kern resta toujours assez sceptique quant à l'efficacité de l'action anglaise; parfois même il a l'air de la croire dangereuse. Dans une lettre du 8 mai 1860, il rend compte d'une conversation avec Thouvenel; le ministre lui aurait dit : « L'affaire de Savoie aurait pris sans doute un autre tour si la Grande-Bretagne, après que l'empereur eut informé le gouvernement fédéral et le ministère anglais de son intention de céder le Chablais et le Faucigny à la Suisse, n'avait persévéré dans son opposition contre

toute espèce d'annexion. Le gouvernement français a dû se persuader alors que, malgré l'abandon de ces deux provinces à la Suisse, l'Angleterre continuerait à s'opposer à l'annexion de la Savoie par la France, et cela a eu de l'influence sur ses plans. » Sans doute, l'empereur et ses ministres avaient eu d'autres raisons que celle-là pour ne pas céder la Savoie du Nord; Thouvenel le savait mieux que personne. Cette opinion n'en est pas moins intéressante à connaître. Du reste, l'idée que l'Angleterre jouait sa protégée plus qu'elle ne la servait était fort répandue dans le monde diplomatique en 1860. Le 20 mai, Dapples écrivait de Pétersbourg, en réservant, il est vrai, son impression personnelle :

... En second lieu, on est généralement convaincu ici que la Suisse a été dans cette affaire excitée par l'Angleterre dans un but qui n'était point celui de l'intérêt helvétique. Le ministère anglais, dont la popularité était en danger par suite de sa condescendance à propos de l'annexion de la Savoie, aurait voulu la rétablir en étalant une grande sympathie pour la Suisse, mais tout cela n'était qu'une comédie plus propre à compromettre qu'à servir la cause de notre pays.

Quant à Tourte, il répond le 3 avril 1861 à une demande de renseignements du Conseil fédéral et réfute le point de vue de de la Rive, dont probablement on lui avait donné connaissance :

Je ne crois pas que le ministère anglais ignorât l'intérêt immense qu'avait la Suisse à acquérir le Chablais et le Faucigny. Dès mon arrivée à Turin, au commencement de février, Sir James Hudson écrivit à ce sujet à son gouvernement la dépêche la plus claire, la plus positive, la plus pressante. Le ministère était donc bien renseigné...

Seulement, dit Tourte, Russel, qui ne voulait pas mécontenter l'empereur Napoléon III et craignait de nuire à la négociation du traité de commerce, a joué un double jeu; au début, il s'est renfermé dans de vagues protestations, n'admettant la possibilité d'aucune cession, ce qui ne pouvait avoir aucune portée pratique et ne gênait en rien la France; une fois le traité de cession signé, << il a fait beaucoup de bruit en notre faveur, bien certain qu'il était alors de crier dans le désert ». Cavour a défendu les droits

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